Entretien mené par Cédric Clérin
avec Sylvain Crépon et extrait de l’ouvrage
En octobre 2015 est publié l’ouvrage coordonné par Alexandre Dézé, Sylvain Crépon et Nonna Mayer, Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique (Presses de Sciences Po, 608 pages). Au-delà de changements – analysés sous divers angles – cet ouvrage informé montre que les grands traits de son électorat et de son implantation géographique n’ont pas changé, pour l’heure. Le travail d’analyse porte aussi bien sur les réseaux militants, les programmes, la composition des instances que la rhétorique du clan familial. Nous publions ci-dessous un entretien avec l’un des auteurs et un extrait du livre qui répond à deux questions qui font florès dans certains médias: «Le FN premier parti de France» et «Le FN aux portes du pouvoir». (Rédaction A l’Encontre)
*****
Vos travaux amènent à une certaine démystification de la dédiabolisation revendiquée par le Front national…
Syilvain Crépon. Notre ouvrage n’a pas pour vocation de s’attaquer à la stratégie du Front National (FN), nous n’avons pas d’intention politicienne, mais il s’agit de prendre au sérieux le FN et ses évolutions. Si on regarde du point de vue historique, cette stratégie de dédiabolisation existe dès la création du mouvement. En 1972, Ordre nouveau [organisation néofasciste active entre 1969 et 1973] crée déjà le FN pour élargir son audience, participer aux élections et se notabiliser. Puis Bruno Mégret, dans les années 1990, voulait lui aussi dédiaboliser le FN, en faire un parti efficace dans la compétition électorale.
Ce n’est pas un hasard si, lorsqu’elle entame sa conquête du pouvoir, Marine Le Pen fait appel à d’anciens mégrétistes. Mise en perspective, cette logique n’est donc pas nouvelle, mais tout indique que la principale ressource politique du FN reste la radicalité pour se distinguer et exister dans l’arène électorale. Il est aujourd’hui sur une ligne de crête: s’il se radicalise, il se marginalise; s’il se normalise trop, il se banalise. Il mène donc aujourd’hui une double stratégie de normalité et de radicalité. Toutes nos enquêtes montrent qu’en réalité le FN ne peut pas se passer de sa diabolisation.
Selon vos travaux, le FN a-t-il néanmoins changé, comme il l’affirme?
S.C. Oui et non. Oui sur certains aspects idéologiques. Sur la Shoah, quand Marine Le Pen dit «c’est le summum de la barbarie», on ne peut pas dire qu’il ne s’est rien passé. Elle s’oppose à son père sur cette question-là, même si elle a mis beaucoup de temps. De même, elle s’approprie les thématiques républicaines, elle est «gay friendly». Mais est-ce que le programme a changé? Nos travaux montrent que non. Il y a des éléments de nuances entre le père et la fille. Dans l’entourage de Marine Le Pen, certains n’ont idéologiquement rien à envier à son père et ça ne la dérange absolument pas.
La pierre angulaire du programme reste l’identité, y compris sur le plan économique et sur le plan social avec la «priorité nationale». Avec la fermeture des frontières ou la sortie de l’Union Européenne, le FN est toujours dans une logique nationaliste. Il propose également le droit du sang avec une perspective ethnique de la nationalité. Il n’a pas rompu avec sa logique de parti d’extrême-droite. Marine Le Pen utilise un registre davantage social, mais il faut le mettre en perspective avec son implantation électorale dans le Nord-Pas-de-Calais et la volonté de s’adresser à un électorat ouvrier socialement défavorisé. Le discours de Marion Maréchal-Le Pen, dans le Sud-Est, est dans un registre beaucoup plus libéral. Il n’y a pas véritablement de cohérence au niveau du parti.
Vous étudiez également les causes extérieures de la progression du FN: tout le monde n’y concourt-il pas finalement?
S.C. Le FN est un parti qui rend fou. Tout le monde fait un peu n’importe quoi, quitte à servir ses desseins. Tout le monde le sert et tout le monde s’en sert: il est rentable pour les médias et se nourrit également des stratégies des autres partis politiques basées sur la montée du FN. C’est vrai chez Les Républicains [les LR de Sarkozy ou de Bruno Le Maire], du point de vue idéologique, qui s’inspirent de ses thématiques. Alors que toutes les recherches menées en Europe montrent que, quand la droite court après l’extrême droite, c’est cette dernière qui en profite.
A gauche, le FN sert à tenter de remobiliser un électorat déçu. On tente de susciter une mobilisation en agitant une peur de l’extrême droite pour reconquérir un électorat perdu ou passé au FN. Sur ce dernier point, nos travaux montrent que les ouvriers qui votent FN de façon très significative, mais viennent très majoritairement de la droite. La plupart du temps les ouvriers de gauche s’abstiennent.
Pourquoi estimez-vous que le FN n’est pas (encore) aux portes du pouvoir?
S.C. Certains cadres très proches de la direction conviennent qu’ils sont dans une sorte d’impasse: comment conquérir le pouvoir quand on est anti-système? Le FN est obligé à des alliances, or, aujourd’hui, toute alliance est impossible. Si LR court après eux sur les thématiques d’insécurité et d’immigration, l’électorat ne se ralliera pas au FN tant qu’il prônera la sortie de l’euro. Et la direction du parti ne semble pas prête à des alliances avec LR, bien que ce soit pourtant le seul moyen réaliste pour exercer des responsabilités à l’échelle nationale.
De même, le FN est très loin d’être le premier parti de France comme il le revendique. S’il est arrivé en tête aux élections européennes, en termes d’élus ou de militants il est encore très loin d’autres partis. Ni les conditions d’une victoire à la présidentielle, ni celles d’une majorité à l’Assemblée nationale ne sont aujourd’hui réunies, puisqu’une majorité de Français restent hostiles aux idées du Front national.
*****
Extrait de l’ouvrage d’Alexandre Dézé, Sylvain Crépon et Nonna Mayer (dir.) Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique
«Le FN n’est (toujours) pas le premier parti de France»
Le FN a sans conteste obtenu des scores inédits à l’occasion des derniers scrutins. Aux élections municipales, les listes frontistes ont souvent dépassé les 30% des suffrages, permettant au parti d’obtenir un nombre record de mairies et de conseillers municipaux. Aux élections européennes [mai 2014], le FN a réussi pour la première fois à devancer l’UMP et le PS dans un scrutin national, terminant en tête dans 5 des 8 circonscriptions hexagonales, 16 des 22 régions métropolitaines et 71 des 101 départements. En définitive, ce sont 23 eurodéputés FN qui siègent actuellement au Parlement de Strasbourg. Aux élections départementales [22 et 29 mars 2015], les binômes frontistes étaient présents dans 93% des cantons, soit la plus forte couverture territoriale parmi les formations en lice. Et ils sont arrivés en tête (totalisant 25,2% des suffrages exprimés) des binômes présentés par les différents partis, loin devant les candidats regroupés sous les labels «Union de la droite» (20,9%), «Parti socialiste» (13,3%), «Union de la gauche» (8,2%) ou encore «Union pour un mouvement populaire» (6,7%). Ce n’est qu’au prix d’un regroupement des voix par blocs politiques (gauche, droite, FN) que le FN «rate la pole position» [1]. Il n’en demeure pas moins que les candidats frontistes ont fini premiers dans 43 départements, qu’ils ont réalisé ailleurs des scores souvent élevés et qu’ils se sont maintenus dans 1107 cantons.
Ces scores sont indiscutablement élevés, et d’autant plus remarquables qu’ils s’inscrivent dans un contexte de forte démobilisation électorale. Mais ils ne sauraient suffire à faire de l’organisation frontiste la première force politique française, un statut qu’il convient d’apprécier à l’aune de bien d’autres critères.
Ainsi, la représentation du parti reste non seulement marginale à l’échelle municipale, mais également très relative à l’échelle départementale (62 conseillers sur 4108 dans 14 départements, aucun département remporté), régionale (118 conseillers sur 1880, aucune présidence de conseil régional) et parlementaire (2 députés sur 577, dont un député Rassemblement Bleu Marine, et 2 sénateurs sur 348). De même, contrairement aux chiffres avancés en octobre 2014, le FN se situe encore loin derrière l’UMP et le PS en ce qui concerne le nombre de ses adhérents. Plus généralement, il paraît abusif de parler de «vague mariniste» [2], voire, au plan européen, de «vague populiste» [3]. Non seulement le FN a connu plusieurs phases de flux et de reflux électoral au cours de son histoire, mais encore il est tout sauf un phénomène nouveau dans la vie politique française.
On oublie en effet, sans doute en raison de son érosion électorale dans les années 2000 et de sa discrétion relative sur la scène politique française pendant cette décennie, que ce parti existe depuis plus de quarante ans. Son émergence politique date du début des années 1980 et son niveau électoral, avant l’arrivée de Marine Le Pen à sa tête, se situait déjà entre 10 et 20% des suffrages exprimés à l’échelle nationale.
Le FN n’est pas (encore) aux portes du pouvoir
Si le FN n’est pas le premier parti de France, est-il pour autant aux «portes du pouvoir» ou «sur la route de l’Élysée» [4]? Là encore, une telle lecture relève de la fiction politique. Pour l’heure, le FN ne bénéficie ni de l’implantation, ni du réseau d’élus ni même du nombre de cadres suffisants pour prétendre à l’exercice du pouvoir. Au cours de ces derniers mois, l’organisation frontiste (à travers le FN ou le Rassemblement Bleu Marine) a certes réussi à recruter des individus pourvus d’un capital académique et/ou politique notable. Mais ces ralliements restent numériquement limités, et la cohabitation interne avec ces nouvelles recrues est par ailleurs loin d’aller de soi [5].
Toujours pour pallier son déficit structurel de cadres, le FN a bien lancé en septembre 2013 un Comité de gestion et de suivi des administrations (CGSA) chargé de «constituer et de coordonner un réseau de cadres territoriaux (DGS, DGA, directeurs financiers…) amené demain à compléter les équipes d’encadrement et d’administration déjà existantes» [6], mais on ignore tout, à ce jour, du résultat de ce travail. De même, il est impossible d’évaluer avec précision le bilan des actions de mobilisation menées par les différents collectifs thématiques frontistes (Racine, Marianne, Audace, Cardinal, Nouvelle Ecologie, Clic, Comef), ni même l’importance de leurs effectifs. On comprend dès lors un peu mieux qu’au sein même du FN certains responsables, pourtant proches de la direction, déclarent redouter la perspective d’accéder aux responsabilités nationales. Marine Le Pen peut toujours se dire «prête à gouverner», y compris dans le cadre improbable d’une cohabitation avec François Hollande [7]; d’aucuns en interne estiment à l’inverse qu’une telle issue serait dramatique. En septembre 2014, un cadre FN affirmait: «Vous imaginez demain “Marine” à l’Élysée? Il n’y a pas assez de ministres! Qui est son directeur de cabinet? Qui est ambassadeur à Washington? S’il n’y a qu’une dissolution, et qu’on peut avoir 150 députés, on met qui» [8]?
Marine Le Pen et, plus largement, l’équipe dirigeante du FN compte certes encore sur la gestion des mairies frontistes pour apporter la preuve que le parti a toute légitimité pour prétendre à la conduite du pays. Mais certaines des municipalités dirigées par le FN ont connu des débuts chaotiques, entre la politique menée à base de coups d’éclat à Béziers par Robert Ménard [9]; la condamnation à un an d’inéligibilité de Fabien Engelmann (Hayange) à la suite du rejet de ses comptes de campagne, finalement annulée par le Conseil d’État; l’annulation de l’élection du maire du Pontet (Joris Hébrard, depuis lors réélu); la condamnation à 3000 euros d’amende de Julien Sanchez, le maire de Beaucaire [10]; les départs en série du personnel municipal à la mairie de Mantes-la-Ville; la défection de près de 10% des conseillers municipaux frontistes un an après les élections municipales [11]; et les différentes mesures qui tendent à contrarier la stratégie nationale de présentation du parti [12].
Penser que le FN est aux portes du pouvoir, c’est oublier encore que le parti frontiste reste isolé sur la scène politique française – ce que les «marches républicaines» [suite aux attentats contre Charlie Hebdo et le supermarché casher] du 11 janvier 2015 et les débats qui les ont précédées ont rappelé [13]. C’est aussi oublier que cet isolement constitue un obstacle important pour accéder au pouvoir dans un système politique dominé par le scrutin majoritaire à deux tours – comme l’ont encore illustré les résultats du FN aux élections départementales. De ce point de vue, il paraît clair que l’organisation frontiste «n’est pas encore une machine de second tour», comme le souligne à juste titre Gaël Brustier [14]. La question des alliances politiques reste donc cruciale pour le FN, qui s’est mis en quête de soutiens extérieurs.
____
[1] Voir par exemple: «Ces électeurs qui font du Front national le “premier parti de France», lefigaro.fr, 26 mai 2014; «Le Front national devient le premier parti de France: les cinq explications», sudouest.fr, 26 mai 2014; «Le Front national, premier parti de France», parismatch.com, 1er juin 2014.
[2] Selon les termes de Manuel Valls lors d’une conférence en Italie le 7 septembre 2014, repris ensuite par les médias (voir par exemple le thème de l’émission «Du grain à moudre» de France Culture du 15 septembre: «Le Front national est-il aux portes du pouvoir?»).
[3] «Le FN rate la pole position, la gauche résiste», liberation.fr, 22 mars 2015.
[4] Voir les chapitres XIII et XVII de cet ouvrage.
[5] Compte tenu de la diversité des forces regroupées sous cette étiquette. Voir sur ce point, Jean-Yves Camus, «50 nuances de droite. Typologie des radicalités politiques en Europe», note de l’Observatoire des radicalités politiques, 8, Fondation Jean-Jaurès, 2014.
[6] «Marine Le Pen: à l’Elysée peut-être dès 2017», laprovence.com, 8 juillet 2013 ; «Marine Le Pen: et maintenant objectif Élysée 2017», nouvelobs.com, 29 mai 2014 ; «Marine Le Pen, la marche vers l’Élysée», lepoint.fr, 30 octobre 2014.
[7] Voir, sur ces différents points, les chapitres 1 et 2 de cet ouvrage.
[8] Communiqué du secrétariat général du Front national, 12 septembre 2013. Source: http://www.frontnational.com/2013/09/communique-du-secretariat-general-du-front-national/ (consultation: avril 2015).
[9] «Marine Le Pen prête à cohabiter avec François Hollande», lexpress.fr, 29 août 2014.
[10] Cité dans «FN: des doutes sur la capacité à gouverner au sein même du parti», rtl.fr, 9 septembre 2014.
[11] Parmi les différentes mesures adoptées, rappelons: les arrêtés interdisant de cracher dans la rue, d’étendre le linge aux fenêtres ou d’installer des paraboles sur les balcons; l’instauration du couvre-feu après 20 heures pour les moins de 13 ans; le jumelage de la ville de Béziers avec Maaloula en Syrie; la diffusion d’affiches vantant les mérites de l’armement de la police municipale; la décision de débaptiser la rue du 19 mars 1962 (date de la signature des Accords d’Évian qui ont mis fin à la guerre d’Algérie) pour lui donner le nom d’un officier partisan de l’Algérie française, le commandant Elie Denoix de Saint-Marc.
[12] Julien Sanchez a été condamné pour provocation à la haine raciale ou à la violence pour des commentaires écrits par des tiers et considérés comme racistes sur sa page Facebook.
[13] Dominique Albertini, «Sur le terrain, le Front national perd des plumes», Libération, 22 juillet 2015.
[14] Telles que: l’augmentation du salaire de Joris Hébrard de 44% (finalement annulée par la préfecture du Vaucluse); la hausse du salaire du maire de Luc-en-Provence, Philippe de La Grange, et de ses adjoints à hauteur de 15 %; la revalorisation de 14,7% du salaire de Marc-Etienne Lansade, maire de Cogolin, en plus de la création d’une nouvelle indemnité de frais de représentation; la suppression de la gratuité de la cantine pour les enfants de familles démunies au Pontet; la suppression de l’accueil du matin à l’école primaire pour les enfants de personnes sans emploi à Béziers.
____
Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, coordonné par Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer, Presses de Sciences-Po, 608 pages.
Nonna Mayer est directrice de recherches émérite au CNRS et chercheure au Centre d’études européennes de Sciences Po; Sylvain Crépon est maître de conférences en science politique à l’université François Rabelais de Tours et chercheur au LERAP; Alexandre Dézé est maître de conférences des universités en science politique à l’Université Montpellier, chercheur Centre d’Europe politique de l’Europe latine.
Soyez le premier à commenter