Chine. Une écocité proche de Tianjin. Des écocités éléphants blancs?

L’écocité de Tianjin: prévue pour 100’000 habitants… «occupée» par 30'0
L’écocité de Tianjin: prévue pour 100’000 habitants…
«occupée» par 30’000

Par Harold Thibault

En 2020, la Chine comptera 800 millions d’urbains. Un véritable défi humain et climatique car les villes chinoises émettent déjà près de 60% des émissions de gaz à effet de serre du pays. Mais les projets de villes vertes planifiés par les autorités peinent à attirer habitants et entreprises.

A quelques encablures du très pollué golfe de Bohai, l’écocité de Tianjin apparaît comme un mirage, un quartier rêvé dans les bureaux d’officiels chinois au beau milieu d’une zone de développement industriel. Ses immeubles entourés d’arbres offrent un cadre verdoyant rare et aéré dans la jungle urbaine, à en oublier le gris de cette zone perdue une bonne partie de l’année dans le smog. L’éclairage public est rechargé par des panneaux solaires. En lisière du projet, des éoliennes doivent démontrer son caractère résolument durable.

Pour les responsables politiques de ce grand port industriel, l’écocité développée en partenariat avec le riche conglomérat de Singapour Keppel, acteur des chantiers navals et de l’immobilier, est une fierté, présentée comme le plus grand quartier «vert» de la planète. Pourtant, si cette immense zone au développement rapide s’est récemment fait connaître, c’est moins pour ses mérites écologiques, que pour la série d’explosions qui s’est produite le 12 août (Tianjin), à une dizaine de kilomètres de là, coûtant la vie à 173 personnes, dont 104 pompiers.

Les terrains ont été récupérés sur des zones polluées par les chimistes de la région, la climatisation repose sur la géothermie, le design des principaux bâtiments doit permettre de réduire la consommation d’électricité le jour. S’ils trient leurs déchets, les habitants peuvent en échange cumuler des points et acheter de nouveaux produits au supermarché.

«Du planning à l’opérationnel, nous avons un système de gestion de la ville durable», n’hésite pas à avancer le directeur de la recherche de l’écocité, Peng Zhengyang. Vingt pour cent de l’énergie consommée par le quartier provient de sources renouvelables – c’est-à-dire l’objectif fixé à l’échelle nationale à l’horizon 2030.

Lorsque le projet fut présenté, en novembre 2007, par le premier ministre d’alors, Wen Jiabao, l’ambition annoncée était d’accueillir dans ce seul quartier 200’000 résidents, presque la population de Rennes en France. Le hic, c’est que l’écocité n’a pour l’heure attiré qu’autour de 30’000 habitants. Ses gérants assurent toutefois que les nouveaux venus se font plus nombreux ces jours-ci.

Coûts titanesques

Une nouvelle chance se présente avec le projet colossal appuyé par le secrétaire du Parti communiste chinois (PCC), Xi Jinping, en personne: un plan lancé en 2014 et visant à façonner une mégalopole baptisée Jing-Jin-Ji, car il connecterait la capitale («jing» en chinois) à Tianjin et intégrerait également la province environnante du Hebei, représentée traditionnellement par le caractère «ji». En théorie, cet espace rassemblerait ainsi une centaine de millions d’habitants. Or, le président Xi a confié à Zhang Gaoli, le vice-premier ministre qui compte également parmi les sept membres du tout puissant Comité permanent du parti unique, la responsabilité de coordonner ce nouveau projet de planification urbaine. M. Zhang fut secrétaire du PCC de la ville de Tianjin, de l’automne 2007 jusqu’à son ascension à ces nouvelles fonctions. Comme le relève un cadre de l’écocité, «c’est notre atout».

Mme Zhang avec sa fille et son neveu dans sa résidence HLM. Son époux travaille à une heure de voiture de la ville
Mme Zhang avec sa fille et son neveu dans sa résidence HLM.
Son époux travaille à une heure de voiture de la ville

Dans cette cité modèle, le parc d’activité économique où l’on promettait de faire venir des studios d’animation reste pour l’instant vide. Quant aux coûts, ils se révèlent titanesques, entre 80 et 100 milliards de yuans déjà dépensés (11 à 14 milliards d’euros), pour une facture finale qui devrait grimper à 230 milliards de yuans (32 milliards d’euros), selon les gérants.

La grande difficulté consiste à y attirer habitants et entreprises. Un dispensaire de qualité et des écoles se vantant de leurs bons résultats ont ouvert et doivent contribuer à convaincre les visiteurs. Zhang Meijie a ainsi fait avec son mari et leurs deux enfants le choix de s’y installer. «Les crèches semblaient de qualité et le cadre plus boisé»,explique cette mère au foyer.

Mais un autre argument a emporté leur décision. Le logement était subventionné, de sorte qu’ils ont pu se l’offrir à un tarif bien moins onéreux que le cours du marché. Tant pis donc pour l’époux de Mme Zhang, qui doit conduire chaque matin une heure jusqu’au centre de Tianjin, car le quartier exemplaire est situé à proximité d’usine et du port. La baisse des prix, en deçà du coût de revient, estle principal facteur d’attractivité: après être resté vide pendant les premières années qui suivirent son inauguration, le quartier se remplit peu à peu.

A moins de 80 kilomètres de là, la zone de développement économique de Caofeidian a connu moins de succès. Directement situé sur le golfe de Bohai, gagné sur la mer, le chantier promettait tout à la fois croissance industrielle dans la métallurgie et écocité capable d’accueillir un million d’habitants. Le projet, lancé en 2003 et qui reçut en 2006 une visite synonyme de bénédiction du président d’alors, Hu Jintao, est aujourd’hui à l’abandon, les résidents n’ayant jamais été attirés vers cette zone éloignée des commerces et des écoles, tandis que les dettes des promoteurs s’accumulaient.

Pour Li Xiangning, vice-doyen de la faculté d’architecture et de planification urbaine de l’université de Tongji, à Shanghai, l’exemple de Caofeidian est l’illustration d’une urbanisation «orientée avant tout sur les chiffres du PIB»«Des voix avaient bien critiqué ce projet, mais comme le gouvernement avait donné son aval, elles ne furent pas entendues», se souvient ce professeur.

Enième éléphant blanc

Très réputés à travers le pays, les studios d’urbanisme de l’université de Tongji comptent parmi les plus souvent sollicités par des localités désireuses de se lancer dans la construction d’un nouveau quartier. Li Xiangning constate que de nombreux responsables politiques locaux font souvent appel à ses services parce qu’ils cherchent avant tout une caution en associant leur projet à un grand nom de la planification urbaine. Lorsque le professeur Li ou ses collègues concluent à l’issue d’une étude de faisabilité que les plans qui lui sont soumis sont irréalistes, le maire ira souvent chercher l’aval d’autres instituts. «Ils pensent que pour être promu, il faut montrer ce qui a été créé et le rythme de croissance que cela a généré», estime le professeur Li. Cet urbaniste relève toutefois que la campagne de lutte contre la corruption menée par le président Xi Jinping depuis plus de deux ans incite les agents de l’Etat à être bien plus prudents avec les deniers publics.

Sans ces nouveaux habitants qui se décident lentement du fait de la baisse des prix subventionnés, l’écocité de Tianjin menacerait elle aussi de devenir un énième éléphant blanc dans la course à l’urbanisation chinoise. Selon Peng Zhengyang, le directeur de la recherche de l’écocité, près de 600 quartiers en Chine se sont autoproclamés «éco», même si la plupart ne se tiennent pas à des critères rigoureux. Pour l’urbaniste Jérémie Descamps, installé à Pékin, la Chine a généré un débat quasi-global dans les années 2000 lorsque la possibilité d’écocités semblait pouvoir se matérialiser chez elle alors qu’ailleurs, elle restait cantonnée à des approches théoriques.

Mais ses tentatives se sont révélées peu viables en raison de «la démesure des projets, des coûts économiques pharamineux, de l’estampillage de labels environnementaux pour la forme et sans résultats probants et de l’absence d’une quelconque approche sociale». M. Descamps relève que, simultanément, beaucoup de projets n’ayant pas la prétention d’être «éco» s’avèrent plus durables, car tenant compte du contexte local, du climat, de la géographie ou de l’histoire. Il cite, par exemple, les travaux dans la ville de Hangzhou de l’architecte Wang Shu, titulaire du prix Pritzker [prix attribué depuis 1979; créé par Jay Pritzker, architecte et créateur de la chaîne internationale d’hôtels du nom d’Hyatt].

C’est qu’en Chine, le processus d’urbanisation est une course: il faut en faire toujours davantage et dans le sens dicté par les grandes lignes fixées par Pékin – dont le message s’oriente aujourd’hui vers la lutte contre la pollution. «Au niveau local, on est dans des logiques de développement mais aussi de vitrine. On construit, car on croit que cela va engager un avenir pour la localité», analyse le sinologue Thierry Sanjuan, géographe à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Cette concurrence aux projets toujours plus ambitieux trouve également sa source dans le mécanisme de promotion des officiels au sein de l’administration publique. «Une telle démonstration aidera pour la carrière», résume M. Sanjuan.

Ces folles ambitions sont portées par la promesse de l’urbanisation, les officiels locaux étant convaincus que de nouveaux citadins viendront bien un jour ou l’autre habiter les projets qu’ils ont portés. La part de la population chinoise vivant en zone urbaine – 54% en 2014 – doit grimper de 1 % par an pour atteindre 60 % en 2020, soit un peu plus de 800 millions d’habitants, selon les plans établis par le pouvoir central. L’enjeu écologique est de taille. Selon une étude du Laboratoire national américain Lawrence-Berkeley et de l’Institut sur l’environnement de Stockholm publiée en septembre 2015, les villes représentaient 58% des émissions de gaz à effet de serre chinoises en 2010, alors que la population rurale était à l’époque équivalente au nombre d’urbains.

La démesure et les expulsions

Les fonctionnaires locaux ont donc le sentiment d’avoir le vent dans le dos et ont tout intérêt à voir grand, car une part importante des revenus des collectivités qu’ils administrent provient de la cession de terrains aux promoteurs. La terre en Chine appartient à l’Etat depuis la collectivisation imposée par Mao Zedong au début des années 1950. Les municipalités et autres échelons locaux financent une bonne partie des spectaculaires infrastructures bâties par le pays ces trois dernières décennies en expulsant et relogeant à moindre coût les paysans qui occupent ces terrains, avant d’adjuger des baux de longue durée aux promoteurs immobiliers, permettant de financer le budget local sur la plus-value.

S’ensuit une logique de la démesure sans lien avec les besoins immédiats. En 2014, trois professeurs d’urbanisme et de gestion des ressources foncières constataient, dans la revue Nature, qu’en une décennie, la surface urbaine construite avait avancé de 78,5% en Chine, tandis que la population urbaine progressait «seulement» de 46% sur la même période.

Des chiffres vertigineux sont évoqués. Selon le site d’information The Paper, citant une conférence récemment organisée par le ministère du logement, chaque capitale provinciale dispose en moyenne de 4,6 «nouveaux districts», extensions artificielles de la ville où les barres d’immeubles poussent comme des champignons et qui s’étendent sur des dizaines de kilomètres carrés, voir des centaines dans les situations les plus ambitieuses. Un responsable de la commission de planification urbaine de la ville de Shenzhen (sud-est) a jugé à cette occasion la situation «hors de contrôle».

Le pont levant, vide de circulation, reliant deux quartiers, séparés par la rivière Hai, du district de Yujiapu
Le pont levant, vide de circulation, reliant deux quartiers, séparés
par la rivière Hai, du district de Yujiapu

A seulement vingt kilomètres au sud de l’écocité de Tianjin, les tours de Yujiapu sont l’incarnation à l’extrême de cette urbanisation pensée par le haut. Ce quartier d’affaires flambant neuf n’aurait d’équivalent en France que dans les immeubles de La Défense (Paris). Les immenses buildings se font face de part et d’autre de la rivière Hai, sur le bord de laquelle les concepteurs de la zone ont fait déposer une plage de sable pour humaniser un peu les lieux. Sur le pont qui relie les deux rives, l’une promise aux cadors de la finance, l’autre aux échanges commerciaux internationaux, un panneau lumineux affiche une longue liste de valeurs d’une Chine idéalisée: «Prospérité, démocratie, civilisation, harmonie, liberté, égalité, justice, état de droit, patriotisme, respect, amitié.»

A une ou deux exceptions près, les gratte-ciel de Yujiapu restent totalement vides. Les bureaux sont inoccupés, et la plupart des chantiers à l’abandon. En 2007, lorsque furent lancés les appels à candidature aux architectes, Yujiapu était présenté comme la nouvelle Manhattan de l’Orient. C’est qu’à la tête de Tianjin de 2007 à 2012, le même Zhang Gaoli chargé aujourd’hui de la nouvelle mégapole Jing-Jin-Ji conçut pour la ville les ambitions les plus folles. Le PIB local progressa de 16,5 % par année en moyenne, plaçant régulièrement la ville-province au premier rang chinois. Cette folle énergie lui venait d’un cocktail survitaminé d’investissements en projets immobiliers ainsi que les infrastructures, routières et ferroviaires par exemple, qui allaient bondir de 34,9 % par an en moyenne sous son mandat.

Dans cette frénésie, personne, semble-t-il, n’eut le temps de faire remarquer qu’il aurait fallu, pour devenir Manhattan, être au moins un centre financier d’envergure. Or, si Tianjin est le port majeur du nord-est chinois, elle n’est pas la place boursière que sont Shanghai ou Hongkong. Qu’importe: en 2011, le China Daily consacrait à Yujiapu un article proclamant qu’il «devrait devenir l’une des dix plus importantes zones financières au monde au cours des dix prochaines années».

«Partager la lumière de la démolition et de la réforme»

Au pied des 219 mètres de la tour Zovie, l’agent immobilier Zhou Hua est à l’affût de clients qui ne viennent pas. A l’écouter, seules une grosse dizaine d’entreprises se sont installées dans ce gratte-ciel, et le groupe attend désormais de voir ce qu’il adviendra du quartier pour aménager au-delà du sixième étage. «Sur les 45 projets portés par 35 promoteurs, la plupart sont à l’arrêt», reconnaît Zhou Hua. De l’autre côté de la rue, la construction des «tours jumelles» n’a jamais été achevée.

Peut-être le quartier fantôme de Yujiapu aura-t-il une deuxième chance. Le 20 septembre, des trains ont commencé à relier le sud de Pékin à ce district en moins d’une heure. Une gare flambant neuve n’attend plus que les passagers. Un géant de l’Internet chinois, Tencent, semble prêt à faire le pari d’ouvrir un bureau dans une des tours.

Démolition du village de Hou Bei Ying dictée par le Jim Jin Ji
Démolition du village de Hou Bei Ying dictée par le Jim Jin Ji

L’heure est désormais au développement de la région Jing-Jin-Ji, comme l’a décrété le gouvernement central. Dans le village de Houbeiying, à une heure de route à l’est de Pékin, déjà la frénésie de ce nouveau projet de planification urbaine se fait sentir à coups de pelleteuses. Les maisons ont été rattrapées par les plans des fonctionnaires visant à désengorger la capitale. La mairie de Pékin doit rapidement quitter le centre de la ville aux 21 millions d’habitants pour s’installer ici.

Pas plus tard qu’au mois d’août, les habitants parlaient encore de ces changements au futur. Sur la rue principale du bourg de 192 familles, des banderoles de propagande visiblement conçues par des bureaucrates inspirés incitaient la population à accepter sans rechigner le relogement: «Partager ensemble la lumière de la démolition et de la réforme, construire ensemble une maison radieuse.» Un habitant, Du Huifeng, préférait penser aux retombées positives pour l’ensemble de Tongzhou, la cité satellite de la capitale à laquelle est rattaché le village: «Si le gouvernement a à manger, il y en aura pour nous aussi.»

Sur la rue, des membres du comité de quartier distribuaient des tracts, avertissant les couples ingénieux qui entendraient se voir attribuer deux logements en déclarant une séparation toute feinte. «Certains ont simulé des divorces dans le but d’obtenir davantage d’espace, ils s’exposent à des condamnations», prévenaient les imprimés.

A 59 ans, Pei Zhexian compte parmi les spectateurs de ce changement accéléré. Il se souvient que le plus haut immeuble du coin ne dépassait pas trois étages dans les années 1980. «Dans cinq ans, tout aura encore changé », prédit M. Pei, employé du bâtiment. «L’Etat veut procéder à l’intégration de la région et, en Chine, les plans sont conçus par le sommet pour la base», résume cet homme. A la mi-septembre, déjà, le village n’était plus qu’un champ de gravats. (Article publié dans le quotidien Le Monde, daté du 27-28 septembre 2015; titre rédaction A l’Encontre; photos pour Le Monde de Gilles Sabrie)

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