Par Marlene Martin
Voulons-nous que les flics qui tuent aillent en prison?
Cette question peut sembler évidente pour le mouvement Black Lives Matter. Les plus grandes manifestations et actions de ce dernier se sont déroulées à la fin de l’année dernière lorsque les grands jurys à Ferguson, dans l’Etat du Missouri, et de la ville de New York ont refusé d’inculper les agents de police qui ont assassiné Mike Brown et Eric Garner. Aujourd’hui à Chicago, là où je vis, les militant·e·s antiracistes manifestent en colère contre l’acquittement de Dante Servin, qui était jugé pour avoir tué Rekia Boyd, en 2012, lorsque ce dernier ouvra le feu en direction d’un groupe de jeunes gens dans un parc de Southwest Side.
Il ne serait pas surprenant que vous pensiez que tous ceux qui participent à ce mouvement voudraient que de tels flics soient inculpés, poursuivis, condamnés et placés derrière les barreaux. Mais cette question est devenue un sujet de débat parmi certains groupes d’activistes.
Par exemple, certains manifestant·e·s, lors d’une mobilisation à Chicago l’année dernière, s’opposèrent au slogan «Envoyez les flics tueurs en prison!». De même, lors d’un forum public, une dirigeante respectée du mouvement affirma qu’elle considérait positif que Jon Burge [1] – l’ancien commandant de police de Chicago qui «supervisa» la torture de plus de 100 suspects noirs et latinos – se trouvait désormais hors de prison.
L’objection est la suivante: juger des agents de police meurtriers et les enfermer offre une légitimité à un système qui est raciste et violent en son cœur même. Cela encourage, en outre, les gens à avoir une confiance mal placée en celui-ci.
Je suis d’accord avec l’idée que le système est raciste et violent en son cœur même, mais je pense aussi que les activistes peuvent exiger la poursuite et l’emprisonnement des flics meurtriers tout en restant fidèles à leurs principes, y compris celui d’une vision en un monde à venir sans ces prisons ou sans ces policiers. En réalité, la lutte visant à ce que la police rende des comptes pour la violence raciste qu’elle déploie peut amplifier le mouvement, le rendre politiquement plus fort et plus confiant en ses capacités, de telle façon qu’il poursuive son œuvre d’organisation en direction de ces objectifs plus larges.
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Les personnes qui, au sein du mouvement, soulèvent des objections au sujet de l’emprisonnement des agents de police militent en faveur de l’abolition des prisons. Leur logique est la suivante: si nous voulons le démantèlement des prisons, nous ne devrions y envoyer personne maintenant; nous devrions être en faveur de la libération des prisonniers maintenant, même s’il s’agit de personnes comme Jon Burge, qui est resté très peu de temps derrière les barreaux pour son rôle à la tête d’un gang policier de torture.
Je suis aussi pour une société sans prisons. Nous voulons œuvrer en direction du jour où personne ne sera emprisonné et où les prisons seront condamnées ou transformées en bâtiments utiles (si cela est possible). Une société qui se débarrasserait de ses prisons n’aurait pas une force de police telle que celle qui existe maintenant, et elle parviendrait sans aucun doute à développer des moyens bien plus sophistiqués pour faire face à des individus qui tenteraient de faire du mal à d’autres.
Mais songer même à un tel avenir faire ressortir un point évident: nous en sommes très éloignés. La question est donc la suivante: qu’est-ce qui contribue concrètement à l’édification d’un mouvement qui peut agir en direction de cet objectif dans le futur, mais qui peut aussi faire face aux abus et à la violence infligés quotidiennement par la police, de manière disproportionnée contre les personnes de couleur?
Afin de traiter ces questions, nous devons prendre du recul.
Ainsi que le disait souvent le dirigeant socialiste Eugene Debs [2], le système pénal d’injustice aux Etats-Unis est semblable à un filet conçu pour attraper les petits poissons et laisser passer les requins. Ajoutez à cela la nature raciste du système, le résultat inévitable est que les prisons sont remplies de gens pauvres qui sont, de façon disproportionnée, de couleur [3].
Des gens fortunés commettent les mêmes crimes tous les jours, mais ils peuvent employer de bons avocats et éviter la condamnation ou, pour le moins, bénéficier de sentences légères. En outre, il y a d’autres crimes que les riches réalisent quotidiennement mais pour lesquels aucun d’entre eux n’est même puni dans la mesure où leurs crimes sont légaux dans une société capitaliste.
Parce que le système judiciaire fait partie d’un appareil d’Etat dont l’objectif est de maintenir le statu quo, les hommes et les femmes qui dirigent ce système se trouvent également au-dessus de la loi. Les procureurs réalisent des fautes quotidiennement. Ils dissimulent des preuves, poursuivent les mauvaises personnes – même lorsqu’ils savent pertinemment que cela est une erreur –, ils menacent et flattent les suspects et s’ils sont attrapés sur le fait, ils sont rarement réprimandés.
La même chose est vraie en ce qui concerne la police. Même lorsque des agents sont surpris et filmés réalisant des actes clairement déplacés et illégaux, tels que le rouage de coups de Rodney King en 1991 ou l’assassinat par strangulation (chokehold, «prise» destinée à maîtriser un adversaire) d’Eric Garner l’été dernier, ils ne voient jamais l’intérieur d’une cellule de prison même s’ils sont poursuivis.
Sur les dizaines de flics et d’inspecteurs qui, sous la direction de Jon Burge, torturaient des suspects afro-américains et latinos à Chicago entre 1972 et 1991, seul Burge est allé en prison – et sur la base d’un délit fédéral de parjure, il n’a jamais été condamné en tant que policier par les procureurs du comté de Cook avec lesquels il avait travaillé. Les autres tortionnaires ont continué de travailler au sein du département de police de Chicago – certains jusqu’à aujourd’hui.
Il en va de même pour ce qui est des abus et du harcèlement policier quotidien. A Chicago, des journalistes et des militant·e·s firent pression pour que soit publiée une liste des agents de police qui firent l’objet de plus de dix plaintes durant cinq ans entre 2001 et 2006. La liste compte 662 policiers – certains ayant fait l’objet de plus de 50 plaintes pour abus, ce qui veut dire environ une plainte par mois. Presque chaque plainte pour abus figurant sur la liste est suivie du nombre 600, ce qui signifie qu’aucune action n’a été entreprise contre l’agent en question.
Un rapport réalisé par un professeur de droit de l’Université de Chicago a mis en lumière que l’on dénombre, entre 2002 et 2004, 10’140 plaintes pour abus policier et que seules 19 de ces plaintes ont abouti à des suspensions d’une semaine ou plus.
Le message est clair: les flics peuvent faire ce qu’ils veulent et n’en ont jamais à supporter les conséquences. Ainsi, dans les occasions rares où ils sont punis, des pressions massives sont nécessaires pour y arriver. Le flic de North Charleston, en Caroline du Sud, qui a tiré dans le dos de Walter Scott aurait pu rester en liberté, même si son crime a été filmé. Mais comme il a réalisé son assassinat alors que le mouvement Black Lives Matter a jeté un éclairage sur la violence policière, il s’agit de l’un des très rares exemples où un policier a été jugé pour meurtre alors qu’il se trouvait en service.
Lorsque, de notre côté, contre vents et marées, on parvient à ce qu’un flic assassin soit poursuivi et même condamné, cela ne donne pas une plus grande légitimité au système. Autant la lutte elle-même, qu’elle gagne ou non, que le succès que nous obtenons lorsque nous gagnons contribuent à mettre en évidence le racisme et la violence de la police ainsi que les inégalités raciales et sociales d’un système qui affirme reposer sur la justice mais met en œuvre tout l’opposé.
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Il y a une autre raison pour laquelle il faut revendiquer qu’un flic assassin aille en prison: tenter d’arrêter d’autres tueurs potentiels en leur faisant comprendre qu’ils auront à rendre des comptes.
C’est ce que chacun entendra de la plupart des membres des familles de victimes de la violence policière: ils se battent pour la justice afin que personne d’autre ne vive ce qu’ils ont vécu.
Ramarley Graham, le fils de 18 ans de Constance Malcolm, a été tué par balles en 2012 alors qu’il se tenait dans la salle de bains de son appartement de New York. La ville est parvenue à accord avec la famille s’élevant à 3,9 millions de dollars, mais Malcolm a insisté pour qu’une véritable justice soit rendue, que Richard Haste, le flic qui avait tué son enfant, soit, ainsi qu’elle l’a déclaré en février lors d’une interview accordée à Colorlines, «licencié et poursuivi dans toute la mesure de la loi».
Lorsque le journaliste demande à Constance si «la poursuite de ce combat était la dernière démonstration de foi envers le système», elle répondit: «Je dirai que si vous vous asseyez et laissez la police nous tuer sans qu’elle rende de compte, cela continuera à se passer.»
Ron Kuby, un avocat de gauche de New York, est d’accord avec cette idée. Interrogé pour un article pour The Nation, il souligna que l’argent utilisé pour les accords avec les victimes des violences policières ou leurs familles ne provient pas du budget de la police, mais des municipalités, de telle façon que les effets financiers ne sont pas ressentis par les commissariats de police. Kuby affirme que seule une poursuite pénale a une chance de faire aboutir un changement du comportement policier.
S’organiser afin que les policiers soient poursuivis et envoyés en prison n’est pas chose aisée. Et, même lorsque cela est fructueux, la punition est presque toujours très éloignée de ce qu’elle devrait être. Le meurtre d’Oscar Grant III en 2009 dans une gare de transit d’Oakland a suscité une vague de colère. Après plusieurs mois de mobilisation, l’assassin de Grant, Johannes Mehserle, a été condamné pour meurtre, faisant de lui le premier flic de Californie à avoir été jugé pour meurtre en service.
Mais le jury vota finalement pour que Mehserle soit condamné pour l’accusation d’homicide involontaire, qui implique la peine la plus légère. Il a été condamné à deux ans de prison et ne passa qu’une année derrière les barreaux. Ainsi que l’a déclaré John Burris, un avocat de la famille Grant: «Ce que l’on conclut de tout cela est que la vie d’Oscar Grant ne vaut pas grand-chose.»
A Chicago, les activistes sont abasourdis après qu’un juge prononça l’acquittement de Dante Servin qui assassina Rekia Boyd, âgée de 22 ans, en 2012. Boyd et des amis se trouvaient dans un parc lorsque Servin, qui était hors service à ce moment, se fâcha parce qu’ils commençaient à faire du bruit. Dans sa voiture, il tira cinq coups avec son Glock non enregistré par-dessus son épaule. Un tir toucha Rekia à la tête, la tuant. Le juge innocenta pourtant Servin des accusations de conduite irréfléchie et d’utilisation inconsidérée d’une arme à feu.
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L’objectif de quiconque s’oppose à la violence policière et au système pénal d’injustice est de s’assurer que la vie des Noirs compte plus que cela. Cela n’aboutira que dans un monde où le racisme sera éradiqué et que le système injuste actuel soit totalement renversé. Mais afin d’atteindre un tel monde, nous devons bâtir une lutte organisée autour de revendications concrètes pour ici et maintenant.
Pour prendre un exemple différent, la lutte pour obtenir un salaire minimum de 15 dollars par heure est une revendication ambitieuse et concrète qui a favorisé l’émergence d’un mouvement solide – mais atteindre cet objectif ne nous débarrassera pas de l’exploitation des travailleurs à bas salaires. Tant que nous sommes en présence du salariat, nous sommes en faveur des travailleurs qui luttent pour obtenir une meilleure part de ce qui leur est dû (bien que dans une société capitaliste ils ne seront jamais payés tout ce qui leur est dû).
Obtenir de meilleurs salaires renforce le mouvement en faisant la démonstration que la lutte permet des gains réels aux travailleurs, améliorant leurs conditions. Cela signifie-t-il que nous semons la foi dans le système capitaliste parce qu’une revendication juste a abouti? Non, parce qu’alors que nous luttons, nous élevons aussi la possibilité d’aboutir à un combat pour une société égalitaire, sans exploitation.
Il en va de même en ce qui concerne la lutte actuelle contre le racisme et les violences policières. Au sein de cette lutte, nous devons soutenir des mesures qui peuvent réduire les abus et la violence de la police. Parmi celles-ci: la démilitarisation des départements de police qui reçoivent du Pentagone les équipements militaires en surplus; obliger à ce que chaque policier porte une caméra sur lui; exiger que tous les interrogatoires soient filmés; transférer les financements étatiques des départements de police en direction de programmes sociaux utiles; créer des comités de surveillance qui soient réellement responsables vis-à-vis des communautés où les policiers sont en activité.
Faire aboutir certaines ou toutes ces revendications ne mettra pas un terme une fois pour toutes aux violences policières racistes. Nous savons que, par exemple, la police trouvera des moyens d’éteindre les caméras corporelles (et même s’ils n’y arrivent pas, le fait d’être filmé en train de tuer n’assure en aucune mesure que le policier soit puni, ainsi que le cas d’Eric Garner et de beaucoup d’autres le montre).
Mais les preuves filmées sont importantes pour notre combat, même dans ces cas, parce qu’elles aident les activistes à s’opposer aux mensonges de la police. Il y a, en fait, des recherches qui montrent que les caméras corporelles réduisent les abus policiers: ainsi, même cette petite mesure d’éventuelle prévention est importante. Notre liste de revendications ne se termine pas avec celle des caméras corporelles.
Que l’on gagne ou non, la lutte en faveur de ces avancées permet de centrer une attention plus importante sur les injustices contre lesquelles s’oppose le mouvement, placer la police et le système d’injustice sur la défensive ainsi que renforcer la confiance des gens sur le fait qu’un changement est possible.
(Traduction A L’Encontre. Article publié le 22 avril sur le site socialistworker.org L’auteure remercie Lichi D’Amelio, Brian Bean et Alan Maass pour leurs contributions à l’article)
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[1] Ancien membre de la police militaire au Vietnam, à la tête d’une équipe de policiers, il a été reconnu coupable d’avoir torturé, entre 1972 et 1991, plus de 200 suspects dans le but de leur arracher des confessions; plusieurs personnes ont été rejugées depuis lors. (Réd. A l’Encontre)
[2] Eugene Victor Debs (1855-1926) est l’un des fondateurs de l’American Railroad Union (ARU). En 1894, l’ARU comptait 150’000 membres, plus que tous les autres syndicats du secteur des chemins de fer. Les Noirs n’avaient pas le droit de s’organiser (voir American Social History Project. Who Built America? Vol. 2, p. 140-143, Pantheon Books, 1992). Dès mai 1894, Debs organise la grève des travailleurs de l’entreprise de George Pullman, après que l’ARU eut gagné contre la Great Northern Rail Road au début de l’année. Pullman avait baissé les salaires de 25 à 40%. Debs développe une conception d’un syndicat centralisé au plan organisationnel avec des représentants de sections locales. Il est favorable aux grèves de solidarité avec d’autres secteurs. La puissante grève de Pullman en 1894 sera combattue au moyen des tribunaux dont les décisions ouvrent la porte à l’intervention de l’armée. La répression et son arrestation ne changent pas l’optique de Debs «qui vise à la formation de syndicats industriels au sein desquels les travailleurs pourraient former un solide front unique face aux entreprises ainsi qu’au développement d’une action politique à une échelle de masse» (Farrell Dobbs, Revolutionary Continuity, Monad Press, 1980). Le Parti socialiste (Socialist Party of America), créé en 1901, aura une forte base ouvrière. Il gagne de nombreuses élections municipales. En 1912, il compte 118’000 membres cotisants et Debs obtient 900’000 suffrages lors de l’élection présidentielle (un ratio qui indique l’emprise du Parti démocrate). Debs est convaincu qu’une appropriation collective de l’industrie assurera la démocratie. Il écrit: «Je suis pour le socialisme, car je suis pour l’humanité.» Debs était très critique face à l’AFL (American Federation of Labor). Il participe en 1905 à la création de l’Industrial Workers of the World (IWW), une organisation très égalitaire qui a inclus femmes et hommes, qualifié·e·s et non qualifié·e.s, Noirs et Mexicains. L’IWW adoptera une position claire lors de la première guerre mondiale en soulignant qu’elle est provoquée par les antagonismes interimpérialistes. Le Parti socialiste fera de même dans une déclaration du 12 août 1914. Toutefois, le courant réformiste (Morris Hillquit), national-chauvin, prit de l’influence dans le PS. Debs proposait une grève générale contre la guerre et une unité des forces révolutionnaires. Debs sera arrêté en 1918 et condamné à 10 ans de réclusion. Il sera libéré en 1921. Note tirée de la traduction, réalisée par A L’Encontre, d’une brochure d’Hal Draper intitulée Les deux âmes du socialisme. (Réd. A l’Encontre)
[3] Au début des années 1970, les prisons américaines comptaient environ 300’000 prisonniers. On discutait ouvertement de la fin prochaine de ces prisons. Aujourd’hui, il y a plus de 2 millions de prisonniers aux Etats-Unis, ce qui dépasse – en proportion et en nombre – largement des pays autoritaires. La «lutte contre la drogue» est un instrument utilisé à cet effet. Sur ce sujet on ne peut que renvoyer, en anglais, à l’ouvrage de Michelle Alexander, The New Jim Crow (2010). En français, Loïc Wacquant a publié un petit ouvrage traitant de ces questions: Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999. (Réd. A l’Encontre)
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