«Sans une mobilisation internationale adéquate, le nombre de personnes infectées en Afrique de l’Ouest pourrait dépasser le million en janvier», selon le Centre américain du contrôle des maladies. Le Journal du Québec, le 1er novembre 2014, donne la parole au Dr Guy Boivin, microbiologiste et infectiologue au centre de recherche du CHU de Québec: «C’est de loin la plus grosse épidémie d’Ebola depuis que le virus a été identifié, en 1976. Alors qu’on rapportait de 700 à 800 cas lors d’épidémies précédentes, on recense actuellement près de 10’000 cas et environ 5000 décès. Le taux de mortalité tourne autour de 50% à 60%.» Ces chiffres sont considérés comme ne traduisant qu’une partie de la réalité dans cette région. Ce d’autant plus que MSF a déclaré, le 10 novembre, la présence nouvelle de micro-foyers en Afrique de l’Ouest.
Selon un rapport, en date du 2 novembre, de l’African Governance Initiative (AGI), – une structure dans laquelle Tony Blair joue un rôle de relief – la diffusion d’Ebola est neuf fois plus rapide en début novembre qu’il y a deux mois. Dans les zones rurales autour de Freetown, fin octobre 2014, le nombre de cas déclarés est de 12 par jour, contre 1,3 début septembre, sans que le suivi de l’épidémie puisse expliquer cette croissance. Y compris dans Freetown, le nombre de cas détecté est de six fois plus important qu’il y a deux mois, d’après le Ministère de la santé, selon une moyenne glissante sur trois jours. Le constat est clair: dans cette ancienne colonie de la Grande-Bretagne, qui a acheté ces terres en 1787 et «accordera l’indépendance» en avril 1961, la situation peut être qualifiée d’explosive. C’est face à cette réalité, qui s’accentue en décembre, qu’il faut appréhender le travail remarquable de Médecins sans frontières, MSF, le premier lanceur d’alerte à l’échelle internationale. La préparation du personnel soignant rejoignant les rangs de MSF mérite donc une attention particulière. (Rédaction A l’Encontre)
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«Je suis morte là ou je suis vivante?» Allongée sur un lit de camp, Amélie joue le rôle de la patiente atteinte d’Ebola. Vivante et même en pleine forme, mais censément mal en point pour les besoins de l’exercice. Autour d’elle, des soignant·e·s en encombrante combinaison jaune s’activent, manquant de se prendre les pieds dans les seaux d’eau chlorée. Mathias, le formateur, les guide: «C’est bien, mais ne quitte pas une seconde l’aiguille des yeux pendant la prise de sang»,«jamais de chlore sur le patient, de l’eau et du savon, c’est tout», «pas de mouvement brusque, ne vous agitez pas», sans oublier LA règle de base: «Si vous ne savez pas quoi faire, ne vous posez pas de questions: lavez-vous les mains.»
On est au centre de formation de Médecins sans frontières (MSF) à Bruxelles. C’est par-là, sous quelques tentes blanches et préfabriquées montées au fond d’un terrain vague, que transitent la majeure partie des humanitaires en partance pour une mission dans l’un des pays d’Afrique de l’Ouest touchés par le virus.
Tous ont déjà l’expérience d’au moins une mission de terrain, mais c’est leur «première fois sur Ebola». Les formateurs, eux, reviennent d’un des centres MSF en Guinée, Liberia ou Sierra Leone. La session, théorique et pratique, se tient sur deux jours. Le centre assure deux formations par semaine depuis le mois d’août. Un autre centre ouvre cette semaine à Amsterdam et un troisième devrait suivre à Genève pour répondre aux besoins croissants. Depuis le début de l’épidémie, MSF a admis plus de 5 600 patients en Afrique de l’Ouest. «On arrive à maintenir une capacité opérationnelle, mais on est très loin de ce qui serait nécessaire», soupire Brett Adamson. Cet Australien qui doit dépasser 1,95 mètre coordonne le centre. «On manque surtout de médecins, de gens très formés. Certains sont partants mais freinés par leurs proches, surtout depuis que du personnel expat a été contaminé.»
Ce vendredi, ils sont une trentaine, de toutes nationalités. L’atmosphère oscille entre enthousiasme et appréhension. Médecins, infirmiers, logisticiens, chacun est ici parce qu’il a fait le choix de partir. Tous en ont discuté avec leurs proches, tous ont pesé les risques. «On fait la balance entre le risque d’être contaminé et notre engagement professionnel, explique un logisticien espagnol, qui a déjà l’expérience de l’Afrique et de la Syrie. On ne peut pas dire que c’est plus ou moins dangereux qu’un terrain de guerre. C’est différent. L’ennemi est invisible. Il faut tout réévaluer, changer nos pratiques.» Mathias, le formateur: «Il y a une peur, mais c’est une peur saine. Ça ne sert à rien de partir sur Ebola en cow-boy.»
Jusqu’à 45° dans la combinaison
L’exercice commence par apprendre à se vêtir de la fameuse combinaison. Là-dedans, les soignants ressemblent à des cosmonautes échappés d’un film catastrophe. Il faut bien dix minutes pour enfiler la tunique verte, la combinaison jaune qui va par-dessus, les bottes, le tablier, les deux paires de gants, la cagoule, les lunettes. Pas un millimètre de peau ne doit dépasser, le virus se transmettant par contact avec les fluides corporels des malades. Sans la combinaison, impossible d’entrer dans la «high risk zone», celle des cas confirmés. Elle est séparée de la «low risk zone» par un sas de transit. On ne reste pas plus d’une heure dans la zone à hauts risques, à raison de plusieurs allers-retours par jour. «C’est comme se préparer pour un match», trouve un grand baraqué en ajustant ses lunettes.
Les humanitaires s’habillent par deux et feront tout en binôme: l’un sert d’ange gardien à l’autre. Sous les cagoules, les visages s’échauffent déjà. «Imaginez ce que ça donne dans le climat africain. Ça peut monter jusqu’à 45°C dans la combi. On a de la buée sur les lunettes, on dégouline de sueur, on est obligé d’avaler celle qui s’accumule dans les masques et de vider nos bottes à la sortie», raconte Chloé. Cette infirmière de 29 ans en est déjà à sa quatrième mission Ebola et s’apprête à repartir. Les missions sont limitées, de quatre à six semaines pour les expatriés MSF, au nombre de 380 sur terrain, pour 3000 «locaux». «Au bout d’un mois, on a besoin de rentrer. Physiquement comme émotionnellement, c’est très éprouvant, poursuit la jeune femme. Rester trop longtemps nous expose à baisser notre vigilance. C’est capital de pouvoir prendre du recul.»
Romain, un jeune logisticien de 24 ans, ne perd pas une miette des explications. Il part le lendemain matin en Guinée. Là-bas, le virus a fait plus de 1000 morts, sur près de 5000 en tout dans la région selon le dernier bilan de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Sa précédente mission, c’était en Centrafrique. «Au départ, je ne voulais pas partir sur Ebola. Et puis j’ai compris que les procédures de MSF étaient hypercontrôlées. Je pars en confiance.» Il sait qu’il va devoir «réfléchir d’une autre manière»: penser chacun de ses gestes en amont, se mouvoir lentement. «Si par exemple je dois changer une ampoule dans la zone à hauts risques, je ne peux pas me permettre d’oublier un outil à l’extérieur.» Il devra aussi gérer le matériel, utilisé à grande échelle puisque tout ou presque est incinéré après usage. En sept mois, MSF a déjà fourni 100’000 masques, 3715 lunettes (désinfectées après usage) et 14 670 combinaisons de protection (incinérées après usage), à 89 euros pièce.
«Là ça devient concret»
Un retentissant «Fuck !» traverse la tente. Ça, c’est Priscilla, qui depuis dix minutes n’arrive pas à se dépêtrer de sa combinaison, coincée au niveau des bottes. Interdiction de s’aider de ses mains. La jeune infirmière à la coupe de cheveux de punkette est membre de Médecins du monde. Le centre MSF de Bruxelles fait bénéficier de son expertise une vingtaine d’autres ONG. Moins aguerrie au terrain, Priscilla prend la mesure de la tâche. «Tout ce protocole de précaution, c’est impressionnant. C’est rassurant de pouvoir le faire ici à blanc, mais c’est stressant aussi parce que là, ça devient concret.»
La formation sert à répéter les gestes, à démystifier le protocole, mais aussi de grande foire aux questions. De «manches courtes ou manches longues?» à «qu’est-ce qu’on fait si on se sent mal dans la zone de haute sécurité?» De fait, il est arrivé que certains s’évanouissent. Il faut alors faire entrer une nouvelle équipe pour pouvoir l’évacuer. «N’oubliez pas que sortir de la zone et se déshabiller prend du temps. Si vous commencez à détecter des signes de fatigue, n’attendez pas d’être à bout. Ne demandez pas, n’expliquez pas, dites juste, “je sors”. Même au bout de dix minutes, vous avez le droit», conseille Chloé. De même, «si un patient est agité, ne cherchez pas à en prendre soin à tout prix, trop dangereux. Réessayez plus tard».
«C’est une loterie, certains s’en sortent, d’autre pas»
Habitués à se concentrer sur les autres, les humanitaires doivent, avec Ebola, faire passer leur propre sécurité en premier. Un changement de culture complet. Et comble du paradoxe, c’est encore dans la zone de haute sécurité qu’ils se sentent le plus en sécurité. Le plus dur? «L’inhumanité de tout ça», répond Chloé après un instant de réflexion. Par exemple, devoir refuser des patients quand les centres sont pleins, comme c’était le cas surtout au début de l’épidémie au Liberia. «On ne pouvait prendre que les cas les plus avancés et renvoyer les autres chez eux, en sachant pertinemment qu’ils allaient contaminer leurs proches.» Les centres ont un peu désempli ces derniers temps, sans que l’on sache si cela traduit un palier dans l’épidémie ou bien une méfiance contre ces lieux perçus par la population comme des mouroirs. Autre angoisse pour les soignants, ne pas pouvoir s’occuper des malades à visage découvert. «On est là sans être vraiment là. On compense par le regard, la parole.»
Le taux de mortalité tourne autour de 60%. Des familles entières sont décimées, laissant derrière elles des orphelins. «C’est une loterie, certains s’en sortent, d’autres pas», soupire Nathalie Severy, psychologue chez MSF et chargée du module consacré à la «gestion du stress». «Dites-vous que vous ne pourrez pas sauver tout le monde. Ce qu’on peut faire, c’est améliorer le sort des patients et éviter de nouvelles contaminations. C’est déjà beaucoup.» Au fur et à mesure que l’épidémie s’est développée, les soignants MSF ont mis en place quelques petits trucs pour insuffler un peu d’humanité dans l’horreur: montrer des photos d’eux aux patients, leur faire écouter des messages audio de leurs proches, faire des murs d’empreintes des mains des patients guéris…
La charge émotionnelle est plus dure encore pour les humanitaires locaux. Tous ont perdu au moins un membre de leur famille. Ce sont eux, aussi, qui ont la difficile charge des corps. Les cadavres étant de vraies bombes virales, ils sont incinérés après avoir été montrés à la famille, ce qui est contraire aux pratiques locales, qui veulent que l’on expose le corps. Les soignants MSF se retrouvent exposés à l’incompréhension des familles. «Il peut y avoir de l’agressivité contre les médecins, il faut vous y préparer», avertit Nathalie devant les candidats au départ, qui commencent à accuser le coup. «Il faut trouver son équilibre, savoir se protéger émotionnellement sans non plus déshumaniser.» (10 novembre 2014)
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Fatmata Swarray, agent de soutien psychologique de MSF: «écouter et réconforter les patients»
Fatmata Swarray travaille depuis juillet en tant qu’agent de soutien psychologique au centre de traitement des cas d’Ebola MSF de Kailahun, en Sierra Leone.
Mon rôle de conseillère consiste à rester disponible pour les patients: les réconforter, leur parler, écouter leurs angoisses et leur expliquer à quoi va ressembler la vie à l’intérieur du centre.
Quand les patients arrivent, mon collègue et moi-même, nous les accueillons pour leur dire que nous sommes à leur disposition. Je leur demande avec qui ils ont été en contact et j’essaie de retrouver ces personnes pour les tester.
Chaque jour, je surveille les patients qui ne quittent pas leur lit, ni leur tente. Je guette les signes pour savoir si quelqu’un a abandonné la partie ou a commencé à croire que la fin est proche. Quand je m’en rends compte, je vais lui parler et je lui explique qu’il ne doit surtout pas abandonner, qu’il doit manger, boire, s’hydrater, essayer de s’asseoir, de sortir et de sentir le soleil sur son visage.
C’est plus difficile quand le patient est un enfant, car ils sont souvent trop faibles et il n’est pas toujours possible de trouver une personne à l’intérieur du centre désireuse de prendre soin d’eux. Il y a des enfants qui ont survécu au virus, ou qui ont été testés négatifs, mais qui ont perdu leur famille. Pendant que nous essayons de localiser un parent, nous les envoyons dans le centre de soin temporaire, une maison établie pour les orphelins de la maladie. C’est pour eux que je m’inquiète le plus. Quel sera leur avenir ?
Je discute également avec les gens qui sont en voie de guérison, et pour qui le pire est passé. Ils nourrissent des peurs différentes de ceux qui sont encore très malades. Je les écoute, je les rassure et je tente de leur redonner le moral. Je leur dis que, désormais, ils ont un avenir, des amis et des familles vers qui se tourner.
Tout le monde est très ému quand un patient est enfin renvoyé chez lui. Nous lui donnons un certificat, quelques articles essentiels et un lot de vêtements propres car il doit laisser derrière lui tout ce qu’il avait apporté. Après de nombreux sourires et poignées de main, notre équipe de promotion de la santé l’emmène rejoindre sa famille ou son village.
Parfois, les survivants ne sont pas les bienvenus dans leur communauté et leurs amis continuent d’avoir peur d’entrer en contact avec eux. Dans ce cas, les survivants m’appellent et je leur parle. Je leur dis d’être fiers et de ne pas avoir peur, de ne pas faire attention à ce qui se raconte car désormais ils sont guéris.
C’est très triste quand un patient meurt, de savoir que malgré les efforts des médecins et des infirmiers, c’est la maladie qui a gagné. J’ai pour mission de localiser la famille, de l’informer et de lui demander si elle souhaite assister aux funérailles. C’est la part la plus délicate de ma mission. (MSF)
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