Entretien avec Sergio Grez Toso
Que ce passe-t-il aujourd’hui avec le mouvement étudiant?
Le mouvement étudiant passe par une phase de discussion interne marquée par une certaine désorientation par rapport aux appels et aux propositions du Ministère de l’Education qui créent des débats au sein du mouvement.
La Nueva Mayoria [coalition gouvernementale de centre-gauche au pouvoir depuis mars 2014], héritière de la Concertation [coalition gouvernementale entre 1990 et 2010, prédécesseur de la Nueva Mayoria], est très habile et dispose de beaucoup de ressources et de capacités de cooptation. C’est un fait bien connu que certains dirigeants se laissent séduire par des propositions de postes publics dans le pays et à l’étranger. S’y ajoute le fait que le gouvernement a repris quelques revendications du mouvement étudiant. Tout cela a provoqué de la confusion et de l’illusion dans certains secteurs – comme le PC – qui font parti du mouvement étudiant et dans d’autres qui ont été sensibles aux appels de dialogue et de proposition de la part du gouvernement. Ceci a été un facteur de tension et de contradiction par rapport à la grande partie des étudiants qui gardent des positions plus radicales. Le panorama est donc à la fois tendu et confus et nous ne savons pas à quoi cela aboutira.
Vous avez parlé d’un nouveau réveil des mouvements sociaux en 2011. Est-ce que vous continuez à le croire?
Par rapport à l’ancienne politique de la Concertation, la Nueva Mayoria d’aujourd’hui, poursuit une politique de séduction et de petites concessions; elle propose des procédures de consultation et des postes bien rémunérés. Il s’agit d’une politique bien connue mais pas pour autant moins effective, puisqu’elle joue avec l’ambition des personnes qui veulent obtenir des sinécures et des rémunérations hors du commun ainsi qu’une place sur la scène publique comme «figue publique». Ceci tend à affaiblir certaines convictions, mais je ne pense pas que cela soit capable de décomposer complètement les mouvements sociaux, car ces derniers sont une réponse de la société, surtout des secteurs populaires, aux vices et aux défauts structurels du système et non à des problèmes conjoncturels et fortuits.
A côté des revendications du mouvement étudiant, y a-t-il d’autres qui ne se sont pas exprimées avec la force nécessaire? A votre avis, y a-t-il une grande désillusion par rapport à la direction prise par l’actuel gouvernement?
En dépit des évidences – et je me réfère à l’expérience concrète des 20 dernières années [référence à la période post-dictature] de la Concertation et du premier gouvernement de Bachelet [2006-2010] – des attentes quelque peu disproportionnées se sont formées dans certains secteurs de la population par rapport à la possibilité de réaliser des améliorations avec des programmes de réforme timides. Néanmoins, avec le passage des mois, se dévoile le caractère de ces réformes qui tendent à fignoler quelques petits défauts du modèle [référence au modèle social imposé par la dictature militaire entre 1973 et 1990 et maintenu lors de la « transition à la démocratie » à partir de 1990], sans vouloir le changer. De plus, on a commencé à négocier ces réformes limitées, de façon à ce que ce programme a été réduit encore d’avantage, comme cela a été le cas avec la réforme fiscale. En même temps la réforme du système d’éducation s’est engluée.
Sans parler de la santé, du système de pension [un système proche du IIe pilier en Suisse, mais encore plus défaillant] et du code de travail. La caisse de pension étatique ne sera pas un système de répartition solidaire, elle fonctionnera sous la même logique d’accumulation individuelle et sera donc une caisse de pension de plus qui n’augmentera pas les montant de retraites [1]. Il semble que dans quelque temps la frustration de grands secteurs sera très importante.
Quel type de scénario pressentez-vous?
Il est toujours difficile de prévoir le futur. Le plus probable est une combinaison d’éléments. Il y a la possibilité que s’accentue cette sorte d’anomie politique, de dépolitisation et de méfiance sans que tout cela se traduise dans l’émergence de mouvements en mesure de proposer des solutions politiques globales. Si une telle dynamique continue, cela débouchera sur la dégradation de la confiance publique et la transformation des citoyens en simples consommateurs dans un contexte social et culturel exécrable. Mais il est aussi possible que se développe une certaine radicalisation des mouvements contestataires et politiques qui prennent plus de force.
Il se peut que la frustration provoque la dissolution et l’accentuation des divisions au sein des mouvements, car cela arrange certains dirigeants qui ont d’abondantes ressources matérielles (financières), humaines et politiques. Souvenons-nous par exemple que la CUT (Centrale unitaire des travailleurs) avait signé un ajustement misérable du salaire minimum qui était très en deçà de ce que sa présidente – une militante du PC – avait exigé comme minimum acceptable il y a à peine un an. Cela peut provoquer des tensions et des divisions dans les organisations avec des conséquences imprévisibles.
Dans quelle mesure la bombe qui a explosé dans la station du métro «Escuela Militar» [attentat du 8 septembre 2014 qui a laissé 14 blessés] peut démobiliser d’avantage la population?
Cet acte favorise les secteurs les plus réactionnaires de notre pays. Je pense à ceux qui ont appuyé Pinochet et aux secteurs les plus conservateurs de la Nueva Mayoria qui voient dans tout cela la possibilité de limiter encore d’avantage le programme de réformes de Bachelet et de réduire les libertés publiques avec le renforcement du contrôle étatique et des services de renseignement. Tout cela dans le but d’intimider les citoyens et de réduire leurs revendications, en retournant à une situation de paix sociale, semblable à celle qui a existé dans les années 1990.
Le grand danger c’est que les personnes sont disposées à transiger sur leurs droits et leurs libertés. C’est une réaction classique qui est certainement la motivation des auteurs intellectuels de ces attentats. (Article publié sur le site de la Confédération Nationale des Fonctionnaires de la Santé, Confusam le 24 octobre 2014 ; traduction A l’Encontre)
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Sergio Grez Toso est professeur d’histoire à l’Université du Chili à Santiago. Il a rédigé plusieurs ouvrages sur l’histoire du mouvement ouvrier au Chili et il est animateur du forum pour une assemblée constituante (http://www.convergenciaconstituyente.cl).
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[1] Depuis les années 1980 le Chili connaît un système de retraite basé exclusivement sur la capitalisation individuelle. Seul les salarié·e·s doivent cotiser 10%, sans compter les frais d’administration qui tournent autour de 2%. Selon l’OCDE, la taux de remplacement des retraites en 2013 s’est élevé à 45% pour les hommes et à 36% pour les femmes (http://www.oecd-ilibrary.org/docserver/download/8113221e.pdf?expires=1414496785&id=id&accname=guest&checksum=2CC811C5635BBE0BB9195BCCE09D7AD2). Cela correspond à une retraite moyenne d’environ 290 CHF. 17% des capitaux de ces caisses de pensions sont investis dans les grandes banques du pays (http://www.fundacionsol.cl/wp-content/uploads/2013/08/C_DERECHO-PREV-03-pantalla.pdf). Le gouvernement prévoit l’introduction d’une caisse de pension étatique qui – pour empêcher qu’elle ne «fausse la concurrence» – va devoir fonctionner sous les mêmes conditions que les caisses privées ! (Réd. A l’Encontre)
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