Un ouvrage posthume d’Abdelmalek Sayad [1], réalisé à partir de ses archives personnelles, rassemble un ensemble de textes inédits consacrés aux relations entre l’école et les enfants de l’immigration. Il y livre sa vision de l’école et des rapports de domination à l’égard de ce public scolaire.
Abdelmalek Sayad, né en Algérie en 1933 et mort en France en 1998, est un sociologue spécialiste des questions d’immigration. Avant d’exercer le métier de sociologue, il était instituteur en Algérie. À son arrivée en France il fut l’un des collaborateurs de Pierre Bourdieu. Il a été directeur de recherche au CNRS ainsi qu’à l’école des Hautes Études en Sciences Sociales.
Abdelmalek Sayad est considéré comme l’un des spécialistes les plus reconnus des questions d’immigration et de l’altérité. Ses travaux de recherche portent principalement sur la problématique de l’émigration, de l’immigration algérienne notamment dans le contexte post-colonial. Ses principaux ouvrages sont, avec Pierre Bourdieu, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964 ; L’immigration, ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck, 1992 ; La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, « Liber », 1999.
C’est un travail considérable qu’ont réalisé Benoit Falaize et Smaïn Laacher de sélection et de mise en forme de cet ensemble de textes inédits d’Abdelmalek Sayad concernant l’école et les enfants de l’immigration. Si l’on pouvait déjà percevoir des éléments de la pensée de Sayad sur l’éducation, dans des textes comme Les enfants illégitimes (Actes de la recherche en sciences sociales n° 25, 1979), la question scolaire est ici au centre du propos. À l’heure où les thématiques des ségrégations et des discriminations scolaires sont particulièrement vives, cette contribution est sans nul doute très importante. L’ouvrage est composé de dix textes rédigés entre 1977 et 1997. Dans la préface Benoit Falaize et Smaïn Laacher rappellent leur contexte de production, depuis le moment où l’école française était tenue d’accueillir de nouveaux élèves issus du regroupement familial au début des années 1970 jusqu’à la construction progressive du problème de « l’échec scolaire » durant les décennies suivantes. Les textes d’Abdelmalek Sayad retracent la façon dont l’école a « accueilli » ces élèves de façon très problématique entre vision culturaliste, de retour au pays, et de relégation dans des dispositifs spécifiques (CLIN, Classe d’initiation pour élèves non-francophones, CLAD ; Classe d’adaptation, ELCO, Enseignements langues et cultures d’origine).
« Cultures d’origine » et mauvaise conscience coloniale et postcoloniale
C’est la logique de cette « politique éducative » qui est discutée par Sayad à l’occasion de ses différentes interventions auprès de professionnels ou dans le champ politique. Le centre de sa critique concerne le maintien de dispositifs visant la valorisation des « cultures d’origine », notamment les ELCO (Enseignements langues et cultures d’origine). Les ELCO consistent à proposer aux enfants de travailleurs migrants des enseignements visant à conforter la langue (supposée) maternelle, celle du pays d’origine, dans la perspective de maintien d’un lien symbolique avec la « culture d’origine » et d’anticipation d’éventuels retours au pays. Les ELCO sont dispensés par des intervenants ressortissants des pays étrangers dans le cadre d’accords diplomatiques [2]. Réalisés durant le temps de classe, ils consistent à en extraire les enfants concernés pour les diriger vers ces dispositifs. Pour Sayad, cette politique différentialiste n’est que la face immergée d’un rapport d’altérité qui traverse l’école tout entière comme en témoigne le vocabulaire officiel : « enfants étrangers » : « enfants de migrants », « pédagogie interculturelle », « respect des différences », etc. Autant de témoignages de cet « engouement culturaliste » qui a envahi l’école et dont on comprend les risques de dérives essentialisantes et folklorisantes.
Cet « engouement culturaliste », qui trouve sa source dans une vision pseudo-généreuse du respect de la « diversité culturelle », est empreint de rapports post-coloniaux et contribue à la reproduction des rapports de domination en maintenant l’élève immigré dans une situation d’infériorité sociale. Le point d’orgue de cette ethnicisation de la question scolaire est la publication en 1985 du rapport de Jacques Berque, L’immigration à l’école de la République, à la demande du Ministre de l’Éducation nationale d’alors, Jean-Pierre Chevènement. Sayad, membre de la commission Berque, en a finalement démissionné en raison de fortes divergences, le rapport Berque symbolisant selon lui la pensée dominante sur l’école et l’immigration, qui considère les enfants de l’immigration dans un statut d’infériorité et d’altérité.
L’obsession des catégorisations scolaires
Pour Sayad, la contradiction originelle de l’école française est son obsession des catégorisations qui nient toute complexité. Si les enfants de l’immigration sont renvoyés à une altérité mythifiée, c’est en rapport aux élèves français, dont la définition est tout aussi floue : « un Français moyen, c’est-à-dire abstrait ». Non seulement l’école est incapable de penser en dehors du schème de l’intégration, mais s’obstine à interpréter l’échec scolaire en fonction de catégories naturalisantes en dehors de toute considération sociologique : capitaux économiques, conditions d’habitat, précarité, rapport des familles à la culture scolaire légitime, etc. La question de fond soulevée par Sayad concerne la reconnaissance de la légitimité de présence [3] des enfants de l’immigration dans l’école française. Les enfants d’immigrés payent le prix fort d’une école et d’une société française qui considèrent que le « surgissement » des enfants d’immigrés dans l’espace national constitue « un accident », une « aberration sociologique ».
L’école française est ainsi prise en défaut « d’impréparation » à l’accueil de ces nouveaux élèves et d’incompréhension de la situation vécue par leurs parents. Si les difficultés au sein de la famille sont réelles, ce n’est pas en raison de la prégnance de modèles culturels du pays d’origine, mais précisément parce que ceux-ci sont profondément déstabilisés par la situation d’immigration. Que fait l’école par exemple de la « supériorité linguistique » des enfants par rapport à leurs parents ? De fait les enfants de l’immigration, de surcroît ceux nés en France, sont plongés dans un bain linguistique francophone et dans des styles de vie qui les éloignent de leur « culture d’origine ». Pourquoi l’école feint-elle de nier cette évidence en les renvoyant systématiquement à « leurs » origines ? Pourquoi l’État français et l’école ne se soucient-ils pas de considérations autres que culturalistes ? Sayad évoque notamment l’insécurité économique, la « dépendance totale », le sentiment de honte, et la peur qui constituent la condition d’immigré et qui pèsent sur la scolarité des enfants.
La relégation dans des classes « infamantes »
Ce sentiment d’infériorité et d’illégitimité est renforcé par la relégation des enfants dans des classes « infamantes ». Quant aux enseignements de « langues et cultures d’origine », ils symbolisent la hiérarchie des langues dans l’école française. L’enseignement de certaines langues à l’école ne renvoie en effet à aucune présence de ressortissants des pays concernés : anglais, allemand, russe, chinois, etc. D’autres au contraire sont liés à la présence d’immigrés et à leur intention exclusive. Le principe même de considérer ces langues comme des « langues d’immigrés » témoigne de leur statut de langues dominées. La participation d’Abdelmalek Sayad à la commission Berque est peu connue, cette expérience s’est pourtant avérée importante. Du point de vue privilégié qui fut le sien au sein de la commission, Sayad n’a pas hésité à prendre des contre-pieds. Il constate en effet que la commission considère l’immigration comme une extériorité. Le vocabulaire de la commission consacre les oppositions entre le « eux » (les immigrés) et le « nous » (la Nation). Sayad s’inquiète des propos de façade qui proposent la suppression des enseignements spécialisés pour les élèves issus de l’immigration. Il craint que cette proposition « généreuse » ne dissimule la possibilité de reconstitution d’autres formes d’« enseignement-ghetto ». Il s’inquiète notamment de l’existence de ségrégations spatiales particulièrement préoccupantes : « cités pour immigrés », « écoles pour immigrés ». Pour Sayad, « La hiérarchie des espaces commande la hiérarchie des écoles, la hiérarchie des personnels et la hiérarchie des enseignements ».
Quelle école construire ?
Sayad ne se limite pas à une analyse critique des contradictions de la politique scolaire à l’endroit des enfants de l’immigration, il formule un ensemble de propositions résumées par la formule suivante : « Plutôt que de confirmer les contradictions propres à la condition d’immigré, plutôt que de les redoubler ou de les renforcer en leur apportant la consécration culturelle qui est en son pouvoir, l’école se doit de dissiper pour elle-même et pour ses élèves l’illusion ou les illusions qui habitent l’immigration ». Pour Sayad l’école doit dépasser plusieurs contradictions lourdes à commencer par le rapport au temps. L’action scolaire de fait s’inscrit dans le temps long. Or les ELCO, avec leurs impensés de retour au pays, entretiennent les élèves dans une situation provisoire et précaire. L’école doit admettre et reconnaître que le retour au pays est une chimère, qu’il ne sera plus pour la grande majorité des élèves. L’école doit donc les traiter comme les autres dans un souci d’égalité. L’école doit également lutter contre le sentiment de méfiance et de défiance qu’elle suscite auprès des parents en leur accordant le temps nécessaire au dialogue.
En lieu et place d’un enseignement de « langues et cultures d’origine » Sayad proposait un enseignement prenant en charge l’histoire de la composition historique de la population française par l’apport des différentes migrations et adressé à tous les élèves. À ce titre, Abdelmalek Sayad considérait que les enseignants devraient bénéficier non seulement d’une formation scolaire et pédagogique mais également politique. Par le biais de programmes scolaires universels adressés à tous les élèves sans aucune distinction, l’école devrait contribuer à enraciner les élèves, à leur donner une légitimité. La proposition centrale de Sayad consistait à abolir la confusion scandaleuse entre enseignement pour enfants d’immigrés et enseignement spécial, par crainte que les classes spéciales constituent le refuge de toutes les déficiences et de toutes les inadaptations scolaires (ce qui est aujourd’hui partiellement le cas).
École et situation postcoloniale : une perspective à poursuivre
Nous manquons aujourd’hui singulièrement d’ouvrages et de recherches concernant les relations entre l’école et la situation postcoloniale en France [4]. L’ouvrage posthume d’Abdelmalek Sayad couvre partiellement ce manque. Certes la problématique des enfants étrangers, immigrés, n’est pas totalement absente des travaux de recherche. Peu en revanche, comme ceux de Sayad, se sont à ce point attachés à analyser les catégories de pensée, à déconstruire les fausses évidences et à lutter contre certains points de vue réducteurs et stigmatisants. Sa perspective qui pourrait troubler plus d’un politique ne s’oriente pas vers la reconnaissance d’un quelconque particularisme culturel mais prioritairement vers la lutte contre toute forme d’enfermement et d’assignation identitaire.
Certes les analyses de Sayad soulèvent des questions. Comment ne pas voir que son propos se situe sur une ligne de crête entre «l’indifférence aux différences», dénoncée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, et la prise en compte différentialiste d’une «culture d’origine» ? En réfutant toute forme d’essentialisation Sayad ne prône pas pour autant une approche totalement indifférenciée et assimilationniste de l’ordre scolaire. Ce qu’il appelle de ses vœux c’est une reconnaissance de la légitimité des enfants de l’immigration et l’obligation de leur octroyer le droit à disposer eux-mêmes de leur avenir dans une visée émancipatrice, grâce aux outils fournis par l’école. Si l’école ne doit pas être indifférente aux différences, c’est bien à propos des conditions de vie objectives, des désavantages économiques sociaux et spatiaux qui pèsent sur leur rapport à l’école.
Pour le reste l’école doit admettre que les enfants dont elle a la charge, sont devenus « illégitimes » aux yeux de leurs parents, en raison de leur acculturation, parce qu’ils sont « les enfants de la France », comme le soulignait déjà Sayad dans Les enfants illégitimes. Ce constat, d’autant plus juste aujourd’hui avec de nouvelles générations « d’enfants de l’immigration » nés en France, ne devrait-il pas convaincre les institutions à renoncer définitivement au vocable récurrent et pesant de la « diversité » : « politique de diversité », « candidats de la diversité », « chartes de la diversité » ?
Article publié dans La Vie des idées, 27 octobre 2014. ISSN : 2105-3030.
____
[1] Abdelmalek Sayad, L’école et les enfants de l’immigration. Essais critiques, Le Seuil, 2014 (textes rassemblés par Benoît Falaize et Smaïn Laacher). 249 p.
[2] Ces enseignements perdurent encore aujourd’hui.
[3] Cette expression est issue des travaux d’Abdeljalil Akkari, Akkari A., (2001), « Les jeunes d’origine maghrébine en France. Les limites de l’intégration par l’école », Esprit critique, vol. 03/8.
[4] On se référera notamment à la note de synthèse de Jean Paul Payet et Agnès van Zanten publiée dans le n°117 de la Revue française de pédagogie de 1996 : L’école, les enfants de l’immigration et des minorités ethniques. Dans cette note les deux auteurs constatent la quasi-inexistence de travaux consacrés aux relations entre école et minorités ethniques.
Soyez le premier à commenter