Posée au sommet d’une des nombreuses collines d’Istanbul, Taksim surplombe les eaux éclatantes du Bosphore et la rive asiatique au loin, ouvrant à l’opposé sur les larges avenues des premiers âges de la République. Au Sud, vers Beyoglu et Péra, elles conduisent à la vieille ville européenne où s’alignent les façades altières du XIXe siècle et les anciennes ambassades près de la Sublime Porte, se liant au-delà du vaste boulevard de Talabasi aux destins des quartiers minoritaires, tant chrétiens syriaques que musulmans alévis. Connue de toute la ville, des confins du pays et du monde entier, la place rayonne en dépit de l’intense trafic de voitures, de véhicules improbables et de piétons en tous sens qui paraissent la submerger.
Au milieu, débouche le métro, qui déverse son flot de voyageurs débarquant tout juste des ferries de Kabatas. En bordure, s’élèvent des immeubles, des terrasses, la tour de l’hôtel Marmara et la grande façade du centre culturel Atatürk, promis à la destruction. Au débouché de la mythique Grande-Rue de Péra, devenue la rue de l’Indépendance, se dresse le monument de la République dédié aux héros célèbres (Mustafa Kemal) et anonymes de la fondation de la Turquie moderne.
Au loin, on aperçoit les murs de l’ancienne citerne, dont la présence rappelle le nom arabe originel de Taksim, «division» des eaux douces entre les versants de la colline qui commence sur la Corne d’or pour aller mourir au pied du palais de Dolmabahçe. Et puis, sur le long côté de la place qui regarde vers l’Ouest et le couchant, se déploie, tel un rivage, une esplanade ombragée d’arbres, à laquelle on accède par une volée de marches blanches. C’est le jardin Gezi, là où les gens d’Istanbul aiment se retrouver, se promener, comme son nom l’indique, boire un thé entre amis dans le soir lumineux qui tombe sur la colline, rencontrer la personne promise sur un banc, dormir sur l’herbe une fin d’après-midi d’été, marcher dans la neige l’hiver, rejoindre une humanité mélancolique qui songe à tous les jardins disparus, et comprendre qu’un lieu précieux préserve toutes les vies de la ville. Le jardin de Gezi donne à Taksim sa part vivante, une échappée belle à tous les sens du terme. Il ramène à la surface du temps ces moments fugaces dont on découvre bien plus tard qu’ils ont dessiné la vérité des existences.
Contrôler Taksim et construire une caserne dans le parc Gezi
Ce sentiment de vivre à travers une place et son jardin évoque un esprit de liberté plus dangereux encore, aux yeux du pouvoir, que les défilés des mouvements de gauche. Eux aussi avaient fait de Taksim un lieu de rassemblement, avant d’en être refoulés. La place est restée un lieu du souvenir, en mémoire des dizaines d’Istanbullu abattus par des militants d’extrême droite qui s’étaient infiltrés dans la police et avaient tiré sur la foule depuis l’hôtel Marmara, le 1er mai 1977.
Cette revendication de la ville par ceux qui y vivent ne cesse d’inquiéter l’omniprésent Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan (élu depuis le 10 août 2014 président de la République), ancien maire d’Istanbul au cœur d’une logique d’éradication du passé et du présent qui contestent son ambition, ceux de la diversité sociale, de la tradition laïque et des résistances culturelles. Son équipe à la municipalité s’est déjà attaquée à Beyoglu. Des cinémas ont été détruits, des librairies, fermées, et les opérations immobilières se sont multipliées pour normaliser un quartier de tout temps dissident, ne serait-ce que par sa composition multiethnique et les actes de résistance des habitants au quotidien.
La transformation de Taksim était un tout autre enjeu. Il était dit que la place allait être rendue aux piétons alors qu’ils n’en avaient jamais été exclus. Mais, en évacuant la circulation dans des tunnels, le contrôle de Taksim devenait bien plus efficace, particulièrement en cas de manifestations interdites. Quant au jardin de Gezi, il serait rayé de la carte afin de permettre la reconstitution d’une ancienne caserne de l’époque ottomane et une succession de galeries marchandes du plus bel effet. Privatisation de l’espace public, marchandisation des lieux et surexposition policière vont ensemble dans la Turquie d’Erdogan.
Dans les derniers jours de mai 2013, des militants associatifs, des habitants des quartiers environnants et quelques élus de gauche surveillent les chantiers de Taksim. Quand les pelles mécaniques entrent en action contre les arbres du jardin, ils barrent la route aux engins et appellent leurs amis sur les réseaux sociaux. Ceux-ci accourent et transforment le Gezi en une ébauche de commune libre. Le 29 mai, le site Occupy Gezi est créé sur la Toile. Dans le jardin, une fête populaire en continu succède à la promenade. Elle attire aussi bien les milieux dissidents d’Istanbul que les habitants du quartier et, bientôt, tous ceux qui imaginent d’autres futurs que la promesse de l’AKP [Parti pour la justice et le développement, au pouvoir depuis 2002] le parti du Premier ministre: un modèle islamo-conservateur pour ses électeurs et l’arbitraire policier pour les autres.
Le 31 mai 2013, la police investit le jardin pour mettre fin à son occupation, à grands coups de grenades lacrymogènes. La violence de l’intervention, révélée par des images postées immédiatement sur Occupy Gezi, est telle qu’un large mouvement de solidarité profite aux manifestants. Ils sont rejoints par des groupes actifs d’urbanistes, d’architectes, de médecins, de riverains, d’étudiants, de professeurs, de minorités sexuelles, de supporteurs de football. Avec les militants plus aguerris, qu’ils appartiennent à des organisations kémalistes, kurdes, libérales, de gauche, d’extrême gauche, ils inventent des formes de résistance inédites en Turquie.
Alors que la violence révolutionnaire répondait généralement à la répression du pouvoir, au Gezi, la dérision vis-à-vis de «Tayyip le chimique» et la protestation autant civique que pacifique ripostent aux charges de la police. Cette dernière est désarçonnée dans ses pratiques habituelles d’extrême violence, d’autant que les médias internationaux couvrent très rapidement l’événement, au grand dam des autorités qui menacent les journalistes.
Les réseaux d’information nationaux occultent l’événement en diffusant tout au long de la soirée des documentaires animaliers. Alors, le lendemain, les occupants du Gezi s’habillent en pingouins. Une mascotte est née. Son dessin va bientôt orner les murs de la ville.
Taksim reflet partiel d’une ville socialement bouleversée
Devant un mouvement de plus en plus populaire, où les marques de solidarité ne cessent d’affluer, où le Gezi s’organise en «commune libre», avec sa cuisine jamais à court de ravitaillement, sa bibliothèque, ses forums, ses équipes sur le Net ou dans le jardin pour lui redonner vie après l’intervention policière du 31 mai, le pouvoir paraît hésiter. Les manifestants en profitent pour occuper tout Taksim. Pour quelques jours, la place de tous les pouvoirs et de toutes les mémoires est offerte à une vie civile jusque-là réprimée dans ses moindres aspects, où la pression sociale étouffe les initiatives individuelles. «Solidarité Taksim», la plateforme de convergence des manifestants, prend corps. L’art submerge la place. La danse, la musique, la peinture dessinent un autre Istanbul. Sur la façade du centre culturel flottent les bannières de la contestation. Les mères de famille viennent soutenir leurs enfants, qu’Erdogan traite de «voyous», dénonçant un complot venu de l’«étranger» (juif de préférence), promettant des mesures radicales dans le cas où l’occupation se poursuivrait.
Alors que la peur domine les sociétés gouvernées en Turquie, celle-ci a fait place, entre ville et jardin, à une grande fierté, celle d’assumer son destin sans l’autorité tutélaire d’un sultan, d’un fondateur, d’un Premier ministre.
Pour les occupants de Gezi-Taksim, un tel mouvement, dans sa modernité même, rejoint toute une part étouffée de la Turquie des écrivains, des poètes, des artistes, toute une tradition de la dissidence que l’Europe ignore souvent, se contentant des clichés habituels sur le pays. La vie continue dans la commune libre d’Istanbul. Dans les plis du Gezi se réparent les mémoires, s’entremêlent les identités multiples. D’Asie, des banlieues sans fin d’Istanbul viennent toujours plus nombreux ceux qui veulent découvrir une ville rêvée. On compte les manifestants par centaines de milliers, dans tout le pays. D’autres parcs ont suivi l’exemple de Gezi.
Le samedi 15 juin 2013 est une journée splendide. Les familles sont venues plus nombreuses que jamais au jardin. En fin de soirée, la police donne l’assaut. La violence sera extrême. L’atmosphère est saturée par les gaz, les manifestants sont battus sur place avant d’être arrêtés, leur traque se poursuit dans tous les quartiers alentour, des médecins sont arrêtés, des hôpitaux investis. La police s’acharne sur le jardin protestataire.
Le lendemain, il ne reste plus rien de visible d’un mouvement civique sans précédent en Turquie, et largement inédit en Europe de par cette faculté à défier les pouvoirs d’Etat les plus puissants par l’expérience sociale la plus familière. Recep Tayyip Erdogan se persuade de sa victoire et la célèbre avec ses partisans. Mais quelque chose d’invisible a changé en Turquie, la preuve d’une maturité politique a été faite. Cette conscience démocratique demeure encore minoritaire, comme beaucoup des valeurs et des richesses de la société turque. Mais elle est bien réelle dans les imaginaires. Pour la faire vivre, il suffit de commencer à l’écrire.
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Vincent Duclert, historien, est professeur à l’Ecoles des Hautes Etudes en Sciences sociales (Paris) et l’auteur de Occupy Gezi. Un récit de résistance à Istanbul, Editions Demopolis (avec une œuvre originale du peintre Orhan Taylan), mai 2014.
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