Par Benjamin Barthe
Dans le ciel de la Syrie, deux guerres cohabitent. Celle de l’armée américaine contre l’Etat islamique (EI) et celle du régime Assad contre la rébellion syrienne. Mais ces deux conflits ne sont pas menés avec la même intensité. Durant les deux premiers jours de la semaine, les positions des djihadistes ont été frappées à sept reprises, selon le Commandement central américain, alors que les zones rebelles ont été bombardées plus de deux cents fois, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme.
Les opposants au président Bachar Al-Assad hurlent au marché de dupes. Ils constatent que l’offensive internationale contre l’EI, actuellement concentrée sur la ville kurde de Kobané, assiégée par les djihadistes, laisse les mains libres à Damas, lui permettant d’accroître la répression de l’insurrection, en toute impunité. «Kobané a détourné l’attention de tous les médias et de toute la communauté internationale, s’insurge Baraa Abdulrahmane, un journaliste citoyen basé à Douma, en banlieue de Damas. Le régime en profite pour faire ce qu’il veut. Ma ville est bombardée quinze à vingt fois par jour, avec des armes aussi dévastatrices que des bombes à fragmentation. Le mois dernier, j’ai pris en photo 350 martyrs, rien qu’à Douma.»
Affaiblir l’opposition
Outre Douma, porte d’entrée de la Ghouta, la banlieue agricole de Damas, toutes les autres places fortes de la rébellion ont été pilonnées ces derniers jours : la province d’Idlib (nord), où l’EI est absente, celle de Hama (centre), celle de Quneitra (sud) sur le plateau du Golan, où les brigades rebelles ont beaucoup progressé ces dernières semaines et celle de Deraa, contiguë de la Jordanie. Mardi, les villages frontière de Nasib et Yadouda ont subi une dizaine de bombardements, faisant 25 morts dont 7 enfants, en représailles à une attaque contre le barrage d’Umm Al-Mayadeen, une localité plus au nord.
Désormais dispensée de combattre l’EI – une confrontation à laquelle elle s’était résignée durant l’été après avoir longtemps fermé les yeux sur la poussée des djihadistes –, l’armée gouvernementale peut consacrer toute sa puissance de feu aérienne à la répression de l’opposition. « Le régime Assad a significativement intensifié ses bombardements contre les quartiers libérés de Damas et d’Alep depuis l’entrée en action de la coalition anti-EI », accuse Oubai Shahbandar, un conseiller de la Coalition nationale syrienne, le principal rassemblement anti-Assad.
Ses frappes visent à affaiblir au maximum l’opposition et à dissuader les Etats-Unis de conclure, avec les rebelles jugés «modérés», un partenariat similaire à celui que Washington a de facto noué avec les Unités de défense populaire (YPG) de Kobané. Non seulement l’aviation américaine a parachuté des vivres et des armes à la milice kurde, considérée jusque-là comme « terroriste », mais elle coordonne ses frappes avec les défenseurs de la ville, ce qui a permis d’endiguer l’assaut des djihadistes.
Tentatives d’assassinat
Signe éloquent, plusieurs hauts responsables de l’insurrection anti-Assad ont fait l’objet de mystérieuses tentatives d’assassinat ces derniers temps, comme Jamal Maarouf, le chef du Front des révolutionnaires syriens, qui y a échappé de peu, et plus récemment Ahmed Taha, le chef de l’Armée de l’Oumma, à Douma, qui a lui aussi survécu.
Les efforts du régime se portent principalement sur Alep, la métropole du nord, dont les rebelles contrôlent la partie est et nord depuis juillet 2012. Vidée de sa population par les bombardements, notamment le largage de barils explosif, qui ont détruit des quartiers entiers, la ville est en passe d’être encerclée par les forces gouvernementales, qui détiennent la partie ouest et progressent depuis plusieurs mois par le sud et par l’est. Le sort du dernier couloir d’approvisionnement des insurgés, relié à la frontière turque, dépend des combats en cours à Handarat, un village à quelques kilomètres au nord d’Alep.
«A moins que des munitions ne parviennent aux rebelles, l’encerclement complet d’Alep n’est plus qu’une question de jours », constate dépité Sinan Hatahet, un opposant basé à Istanbul. « Si la coalition veut que la population sunnite locale soutienne son combat contre Daech, elle doit aider ces communautés à repousser l’attaque du régime sur Alep, martèle Oubai Shabandar. La coalition ne parviendra pas à défaire les djihadistes aussi longtemps qu’elle ne s’attaquera pas la raison première de leur essor, à savoir Assad.»
Pour contrer ce discours, le régime joue au bon élève de la coalition. Non seulement, il continue de laisser l’aviation américaine user à sa guise de son espace aérien. Mais il prétend aussi venir en aide aux Kurdes. Mercredi, Damas a même affirmé que l’aviation syrienne avait détruit deux avions de chasse, saisis par l’EI, près d’Alep. Une attaque qui a peu à voir avec le martyr de Kobané. Le régime voulait avant tout priver les Occidentaux de tout argument justifiant la mise en place d’une zone d’interdiction aérienne, laquelle aurait également cloué au sol les bombardiers syriens. Le supplice d’Alep peut continuer. Publié dans Le Monde, daté du 24 octobre 2014, p.3)
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Pour avoir une «vision» des attaques de Bachar contre les forces rebelles, à Alep, le lecteur peut se rapporter au portefolio du photographe George Ourfalian (http://www.independent.ie/incoming/syria-the-ravages-of-war-disturbing-images-30195930.html). Manifestement, les journalistes et photographes professionnels, sur la base d’informations sérieuses et d’une présence sur les lieux, n’ont pas exactement la même opinion que certains membres de la gauche radicale syro-française qui concluent leur article par: «Les masses syriennes poursuivent la lutte pour leur émancipation. La manifestation de ce vendredi 17 octobre, en particulier à Alep, a arboré le slogan?: «?Notre révolution est une révolution populaire?». À la base, les coordinations révolutionnaires avancent dans leurs discussions autour d’un programme démocratique et non confessionnel, vers une unification et une centralisation de leurs activités dans toute la Syrie. Une nouvelle recomposition des forces politiques et sociales est en cours dans le processus révolutionnaire.» (publié sur le site du npa2009, par un militant franco-syrien qui ne doit pas être présent à Alep mais semble être très informé. Il est vai que Roland Barthes, dans La Chambre claire. Notes sur la photographie (1980), abordait le problème complexe de la nature de la photographie. Mais il ne résolvait pas l’écart entre les photos d’Alep et le discours «révolutionnaire». Sous-jacent, se pose une double interrogation: quelle solidarité avec le peuple insurgé syrien? quelle appréhension des crimes «barbares» contre ce peuple afin qu’une solidarité durable ne débouche pas sur une désillusion et une amertume éloignant de toute action solidaire réelle? (C.-A. Udry)
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