Par Claude Gabriel
A l’heure actuelle plus d’une dizaine de pays connaissent une guerre interne impliquant des forces islamiques radicales. Ou plus exactement des forces mystiques, fanatiques, radicalement rétrogrades de l’Afghanistan au Mali, du Pakistan au Nigeria, en Syrie, en Irak, en Somalie, en Lybie, etc. Les causes historiques sont évidentes: héritage d’une pauvreté entretenue par les mécanismes impérialistes, écroulement de l’Etat (généralement autoritaire) pour des raisons récentes ou plus anciennes et dilution des idéologies nationalo-socialistes qui marquèrent dans ces régions les années 1960 jusqu’au début des années 1980.
Le profil de ces forces n’est pas rigoureusement le même entre Al-Qaïda, EI, Boko Haram et d’autres. Les contextes politiques et les sociétés impriment leurs contingences. Mais deux choses les réunissent. La négation totale de toute ouverture culturelle y compris nationale au profit d’une reconstruction globale de la vie collective fondée sur une somme d’interdits religieux pseudo-fondamentalistes. Tout cela nous rappelle «Quand j’entends le mot “culture”, je sors mon revolver». Concomitamment, une guerre absolue contre les femmes. Le moindre espace non codifié étant perçu comme une brèche laissée à l’impureté des femmes. Autant donc les séquestrer. Ainsi se rejoignent la destruction de sites archéologiques, les autodafés, les codes vestimentaires rigoureux, des menaces de sévices sexuels, les attaques contre les écoles de jeunes filles, l’interdiction des campagnes de vaccination (Nigeria), les exécutions sommaires, la destruction de toute vie publique, etc.
La barbarie est donc là, sous une forme nouvelle, née de l’imbroglio du monde postcolonial, des dictatures militaires faussement progressistes, des formations sociales très segmentées au plan religieux, de l’arrogance américaine et sioniste (Etat d’Israël), de la très grande faiblesse du mouvement social, ouvrier et anti-impérialiste dans les pays occidentaux, etc.
Mais on a presque envie de dire: peu importe, trop tard. Le monstre est présent et à l’offensive. Il a ses causes, ses origines, ses déterminations comme il y eut d’autres monstres spécifiques en d’autres temps. Nous pouvons accuser le passé, vilipender les causes objectives, s’auto-reprocher de n’avoir rien pu faire (ou peu) dans nos propres pays face à la responsabilité de nos Etats. Mais que pèsent ces rêveries pour les dizaines de millions de gens terrorisés, persécutés, assassinés; pour ces pays où ces bandes cherchent à détruire tout passé, toute histoire? Et ces dizaines de millions de femmes et fillettes vouées à une vie de prison absolue?
Ne nous y trompons pas, la guerre est là et programmée. Mais les avancées militaires islamistes en Syrie, en Irak, au Nigéria, en Lybie, la décomposition politique de l’Afghanistan, le chaos irréductible de la Somalie, le débordement du Nigeria vers le Cameroun montrent l’extension du phénomène et sa continuité géopolitique. Les effets dominos sont d’autant plus forts que face à ces offensives les Etats et leurs armées sont le plus souvent dans l’incapacité de mener seuls des contre-offensives
Pensez que cela ne conduit pas à une guerre élargie impliquant les armées des grandes puissances (sous des formes diverses) serait quelque peu naïf. L’opération française Barkhane prenant le relais régional après l’opération Serval strictement malienne en est un élément annonciateur. Cette aggravation des conflits dans un enchaînement géographique ne peut laisser indifférentes les grandes puissances capitalistes. Tout cela ne fera évidemment pas de leur intrusion massive une intervention progressiste. Le pétrole, le gaz, l’uranium, le cobalt ou autre chose y jouent leur rôle. Mais il y a un moment où les enjeux géostratégiques l’emportent sur tout autre intérêt. La dislocation de régions entières n’a jamais été une situation longtemps acceptable, ni par le passé ni aujourd’hui à l’heure de la mondialisation. Car la barbarie arrivée à un certain degré est l’antinomie du marché. Le capital lui préfère des dictatures avec des Etats stables et forts, capables de tenir les peuples et d’établir une sorte de compromis avec le business.
Ne pas en rester à la seule protestation
Nous serons face à la guerre. Il faut nous y préparer, politiquement et pratiquement. La libération des populations, la destruction de la barbarie, le sauvetage des femmes sera l’explication première, celle du «monde libre» comme d’habitude. Mais qui dans ces pays se souciera que leur sort actuel est le résultat de plus d’un siècle de domination, de sordides découpages coloniaux, d’exaspération des divisions religieuses ou ethniques quand il s’agira d’entrevoir une éventuelle sortie de l’enfer. Bien sûr dans ces régions à l’histoire distordue par la domination, ce ne sont pas des interventions militaires extérieures qui peuvent rétablir le «vivre ensemble» et la démocratie. Mais qui s’en préoccupera là-bas quand il s’agira de simplement revivre, alors même qu’aucune autre solution politique et militaire endogène n’a été possible.
Nous ne pourrons pas nous satisfaire d’une explication portant uniquement sur la cupidité occidentale. Il faudra trouver notre place dans ce conflit qui ne soit pas une posture simplement dénonciatrice mais active, militante, indépendante. Pas simplement sous forme de protestations formelles ici, mais aux côtés directs des populations concernées, matériellement et politiquement. Les expériences réalisées au moment du conflit yougoslave pourraient-elles servir positivement? Le contact direct avec des courants combattants, laïques et progressistes, serait-il envisageable? Nous ne serons pas dans le camp des armées occidentales, mais la barbarie mystique (sans doute générée par deux siècles d’histoire) n’a rien à voir avec un quelconque anti-impérialisme. Notre détestation de ces «fous de Dieu» doit être totale et sans ambiguïté. Nous sommes donc dans l’obligation d’élaborer une «praxis» internationaliste et internationale, dont on ne peut douter aujourd’hui qu’elle est immensément difficile à définir et à mettre en pratique. Mais il le faudrait.
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