Par Nicole Colson et Alan Maas
Newt Gingrich et son breuvage toxique mêlant bigoterie et réaction sont de retour sous les projecteurs à la suite d’une victoire retentissante lors des primaires républicaines qui se sont tenues le 21 janvier dans l’Etat de Caroline du Sud.
Alors qu’il traînait dans les sondages moins d’une semaine plus tôt, avec des intentions le distançant de deux chiffres de son rival, Gingrich a battu haut la main Mitt Romney, le favori, en remportant 40,4% des voix contre 27,8% pour Romney. Alors que Romney espérait remporter l’élection par une victoire en Caroline du Sud, il va devoir poursuivre sa route en Floride à la fin du mois et peut-être même se présenter à l’occasion d’autres élections primaires.
Comment se fait-il qu’un homme qui a été si universellement méprisé à la fin des années 1990 qu’il a été contraint de démissionner de son poste de président de la Chambre des représentants – et dont déjà une fois la campagne pour la candidature présidentielle du Parti républicain a été portée sur l’avant-scène pour aussitôt s’effondrer – puisse se hisser à nouveau au sommet de l’échelle ?
Une partie de la réponse réside dans la faiblesse des autres candidats à l’investiture du Grand Vieux Parti [the Grand Old Party, GOP, ainsi qu’est baptisé le Parti républicain]. La gamme des prétendants recommandés à la confiance de la droite républicaine était des plus larges, mais l’un après l’autre – Michele Bachmann (Tea Party), Rick Perry, Herman Cain et maintenant Rick Santorum – se sont bousculés sous la lumière des projecteurs pour disparaître après seulement quelques semaines. Ron Paul a des partisans fanatiques parmi les libertariens, mais rien de plus. Il reste ainsi Romney, qui est généralement méprisé par un grand nombre de conservateurs qui le considèrent comme étant «trop libéral» [«de gauche»] – et cela quand bien même il n’est rien de cela, ainsi qu’il cherche désespérément à le prouver.
Tel est l’état du parti préféré du capitalisme américain – et les démocrates ne pouvaient pas être plus heureux. Mais si Gingrich et la droite républicaine ont fixé les termes du débat sur la politique intérieure des Etats-Unis, les démocrates ont en ceci une responsabilité égale, après des décennies de concessions et de reculs.
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Dans son discours de victoire, après son succès de Caroline du Sud, Gingrich a déclaré: «J’ai clairement affirmé les sentiments les plus profonds du peuple américain.» Mais les véritables «sentiments» de Newt relèvent d’une bien mince – mais pas si fine – rhétorique masquant son racisme, sa haine de la classe ouvrière et des pauvres, rhétorique enveloppée dans un populisme trompeur et une nostalgie pour une Amérique «reagannienne» qui n’a jamais réellement existé.
Gingrich a poursuivi ainsi son discours: «En Amérique, vous pouvez vous frayer votre place, quoi qu’en pensent les élites de New York et de Washington». Il a répété le trait désormais commun selon lequel Barack Obama est «le président des bons alimentaires» [bons assurant un minimum de survie aux 50 millions d’Américains qui souffrent d’une pénurie de nourriture] le plus efficace de toute l’histoire des Etats-Unis – alors que Gingrich serait, lui, le «président des fiches de salaire».
Gingrich sait exactement ce qu’il fait lorsqu’il râle au sujet des «élites new-yorkaises» ou lorsqu’il nomme Obama «le président des bons alimentaires». Il s’agit du même racisme à peine voilé dont il a eu recours lorsqu’il déclara, dans un discours de campagne, «les enfants vraiment pauvres dans les quartiers vraiment pauvres – lire: «quartiers noirs» – n’ont aucune habitude du travail et personne autour d’eux qui travaille. Ils n’ont ainsi littéralement pas l’habitude de se présenter le lundi. Ils n’ont aucune habitude de rester [au travail] toute la journée. Ils n’ont aucune habitude de “je fais ça et tu me paies”, à moins que cela ne soit illégal.»
Gingrich suit simplement les pas des politiciens qui l’ont précédé, depuis Richard Nixon et sa «stratégie sudiste» faisant appel au racisme – pas directement, mais avec des références codées – pour détacher les électeurs sudistes blancs de leurs loyautés envers le Parti démocrate.
Ainsi que Keenga-Yamhtta Taylor l’a écrit pour le site SocialistWorker.org [1], Ronald Reagan, le héros de Gingrich, était particulièrement habile dans le recours à de tels appels:
«Une succession de politiciens américains – des deux grands partis – ont régulièrement invoqué les stéréotypes racistes qui amalgament les problèmes sociaux que l’on trouve dans tous les centres-villes avec l’existence des Noirs. Ces stéréotypes sont devenus, à leur tour, la pierre de touche de tout ce qui était et demeure mauvais, selon les politiciens, dans la société américaine: la drogue, le crime, la protection sociale, les grossesses des adolescentes, le vagabondage et la pauvreté.
Dans les années 1980, Ronald Reagan a ramassé le manteau laissé par Nixon au cours de sa campagne dans le sud – il lança sa campagne de 1980 à Philadelphia, dans le Mississippi, où trois militants des droits civiques furent assassinés en 1964. En fonction, Reagan a régulièrement invoqué des personnages fictifs comme les “welfare queens” [ce terme péjoratif, à connotation raciste et méprisante envers les femmes, présent dès les années 1960, désigne les mères supposées recourir d’une façon abusive à l’assistance sociale] pour légitimer son programme réduisant les dispositifs de protection sociale.»
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La plupart des gens sont désormais familiers des histoires concernant la vie privée de Gingrich – sa demande de divorce alors que sa première épouse était à l’hôpital, atteinte de cancer, en convalescence d’une intervention chirurgicale; sa demande adressée à sa seconde épouse pour qu’elle accepte un «mariage ouvert» (ou, pour le dire plus précisément, la permission qu’il puisse continuer une «affaire» commencée plus tôt avec une membre de son équipe) des mois après qu’on eut diagnostiqué qu’elle était atteinte de sclérose en plaques.
D’une façon incroyable, Newt semblait prétendre l’année dernière que son amour pour l’Amérique l’avait perdu. «Il ne fait aucun doute qu’à certains moments de ma vie, en partie conduit par cette passion à laquelle j’ai succombé pour mon pays, et parce que j’ai travaillé beaucoup trop durement, il est arrivé des choses dans ma vie qui n’étaient pas appropriées», a-t-il déclaré au Christian Broadcasting Network [réseau chrétien de radiodiffusion].
Voilà pour ce qui a trait à la «responsabilité individuelle» dont il aime chapitrer son prochain.
Toutefois, bien entendu, la politique de Gingrich est aussi vile que sa vie privée. Il s’est fait un nom en tant que dirigeant de la «révolution républicaine» lors de la présidence de Bill Clinton [1993-2001]. Le Grand Vieux Parti a su profiter de la déception occasionnée par la non-réalisation des promesses tenues par Clinton pour balayer les démocrates lors des élections de 1994 au Congrès, prenant le contrôle des deux chambres du Congrès [le Sénat et la Chambre des représentants] pour la première fois en 40 ans.
Gingrich et ses compagnons dirigeants républicains déclarèrent que la victoire constituait un mandat pour faire passer au parlement tous les thèmes de droite qu’ils pourraient présenter.
L’un de ses thèmes personnels favoris était une proposition visant à refuser les prestations sociales aux enfants nés hors mariage et d’utiliser plutôt les fonds dans la construction d’orphelinats. Par la suite, Newt a utilisé – tout à fait sérieusement, nous ne sommes pas en train de blaguer – le film de 1938 de Mickey Rooney, Boys Town, en défense de son projet d’orphelinats [2].
La pièce maîtresse de la Révolution républicaine était son Contrat avec l’Amérique – un programme en 10 points reprenant largement des idées imaginées au sein du think tank de droite dure Heritage Foundation ou recyclées de l’administration Reagan. Il contenait l’exigence d’un budget équilibré, une diminution d’impôts pour les riches, une «réforme» des aides sociales (justifiée comme étant une question de «responsabilité individuelle») et des coupes dans la Sécurité sociale. Gingrich promit que chacune des propositions formulées dans le Contrat avec l’Amérique serait adoptée dans les 100 jours qui suivraient l’ouverture de la session du nouveau Congrès.
Les choses ne se sont pas passées ainsi. En fait, pas un seul des 10 points fixés à l’agenda du Grand Vieux Parti n’a été transformé en loi. Alors que les républicains commençaient à faire passer leur programme – provoquant ainsi un blocage du gouvernement fédéral dans une tentative de contraindre Bill Clinton à l’accepter – la «révolution» s’est défaite.
Un facteur crucial dans ce changement profond a été la mobilisation de milliers de personnes ordinaires contre l’assaut républicain.
Quelques semaines à peine après que le nouveau Congrès eut prêté serment, plus de 100 chômeurs bénéficiant de l’aide sociale chahutèrent une audience du House Ways and Means Committee [Commission des voies et des moyens de la Chambre des représentants: cette commission est compétente pour tout ce qui a trait aux impôts, tarifs et différentes mesures d’accroissement des recettes ainsi que certains programmes tels que la sécurité sociale, les allocations chômage, Medicare – assurance maladie –, dispositifs d’aide alimentaire, l’assistance, etc.] consacrée à la «réforme» de la protection sociale. Tenant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire: «Mettez Newt dans un orphelinat», les manifestant·e·s contraignirent les membres républicains de la commission à déguerpir.
En mars 1995, le bureau de Gingrich à Marietta dans l’Etat de Géorgie a été envahi par une manifestation de 400 participant·e·s de plus d’une douzaine de syndicats organisés par l’Atlanta Labor Council. On trouvait parmi les manifestant·e·s des infirmières, des électriciens, des travailleurs du secteur des communications, des chauffeurs routiers et des fonctionnaires. «Nous ne pouvons pas attendre encore deux ans pour de nouvelles élections», déclara Stewart Acuff, président de l’Atlanta Labor Council, selon des journalistes. «Si vous êtes déterminés à nous arracher les tripes, vous allez être confrontés à des luttes.»
Lors d’une conférence de presse tenue à l’occasion d’une autre manifestation contre Gingrich, le mois suivant, Tom McGuire, président de la section 613 de l’International Brotherhood of Electrical Workers, a déclaré aux journalistes présents: «Tout ce pour quoi Monsieur Gingrich est favorable est synonyme de soustraire quelque chose au travailleur américain. Nous ne pouvons pas tenir et accepter cela plus longtemps… plus et encore plus – chaque jour – alors que l’armée s’agrandit. Monsieur Gingrich va devoir changer d’avis ou quitter la ville.»
Ces manifestations ne se limitèrent pas à la circonscription de Gingrich, ainsi que le rapportait le journal Socialist Worker: «Quelque 25’000 membres de syndicats ont manifesté à Indianapolis contre le plan adopté par le législatif de l’Etat [Indiana] visant à abroger une loi fixant le “prevailing wage” [ou «salaire usuel», c’est-à-dire définissant des salaires horaires et énumérant des limitations concernant les heures supplémentaires fixées; ces dispositions varient d’un Etat à un autre, pour ceux qui en ont édicté sur leur territoire]. Plus de 10’000 étudiant·e·s ont battu le pavé pour protester contre les coupes budgétaires planifiées dans le secteur de l’éducation à New York. Une vague de protestations s’est élevée lors des audiences publiques au moment où le gouverneur républicain de l’Etat de Virginie, George Allen, a tenté de faire adopter un budget comprenant des réductions d’impôt s’élevant à hauteur de 2,1 milliards de dollars, parallèlement à la réduction les aides et allocations destinées à l’éducation et aux pauvres. De nombreuses protestations et une manifestation de plusieurs milliers de personnes dans la capitale de l’Etat a contraint les députés à refuser le budget du gouverneur Allen.»
Après plusieurs mois, le mastodonte républicain, dont il semblait qu’il fut impossible de l’arrêter, a été refoulé. Le peu de crédibilité politique qui lui restait s’est envolé lors de sa prestation – quelles qu’aient été ses propres «affaires extraconjugales» – au cours du show qu’a constitué la procédure d’impeachment engagée contre Bill Clinton en 1998 [au cours de ladite «affaire Monica Lewinsky»]. Confronté à une rébellion au sein de son parti, Gingrich annonça, après que les républicains furent balayés aux élections de 1998, qu’il souhaitait non seulement démissionner de son poste de président de la Chambre des représentants [Speaker of the House, porte-parole du parti majoritaire à la Chambre, il figure en seconde position en cas de vacance de pouvoir, après le vice-président] mais également quitter le parlement.
L’ultime ironie de la «révolution républicaine» réside dans le fait que des pans entiers de l’agenda du Grand Vieux Parti sont, en fait, devenus des lois. Et ceci grâce à Bill Clinton et aux démocrates.
Après s’être remis du coup que furent les élections de 1994 et après avoir laissé Gingrich et les républicains s’autodétruire, Clinton adopta la majeure partie de leur politique, enrobée d’une rhétorique «plus humaine»: la Loi sur le crime de 1994, l’Anti-Terrorism and Effective Death Penalty Act de 1996, le Defense of Marriage Act de la même année ainsi qu’un budget pour 1997 opérant des coupes massives de plusieurs milliards dans Medicaid et Medicare [les deux dispositifs d’assurance médicale aux Etats-Unis, pour les pauvres et les personnes âgées].
Le plus grand affront concernant la «réforme» de l’aide sociale, ainsi que le décrivait pour le Socialist Worker Elizabeth Schulte, tenait à ce que: « En fin de compte, ce n’est pas Gingrich mais Clinton qui a grugé les pauvres et la classe laborieuse des Etats-Unis en imposant sa version de la «réforme» de l’aide sociale. La loi, adoptée plusieurs mois avant la campagne de réélection de Clinton en 1996, a supprimé les standards fédéraux concernant les avantages sociaux, imposant une limitation à vie de cinq ans et une durée maximum de deux ans pour être bénéficiaire des aides sociales, en interdisant en outre les immigrant·e·s d’avoir accès à celles-ci. Enfin, la loi a opéré une coupe de 24 milliards de dollars dans le programme d’assistance alimentaire. Comme résultat de cette loi, des millions d’enfants furent jetés dans la pauvreté […]. Ainsi que l’a écrit en 1997 Peter Edelman, qui a démissionné du Health and Human Services [Département fédéral en charge de la protection de la santé et des services sociaux] en protestation contre cette réforme: “La totalité de l’histoire n’a jamais été dite. Cela en raison du fait que ceux qui auraient crié leur opposition sur les toits si ces mesures avaient été prises par un président républicain ont été coincés par leur désir que Clinton soit réélu et, dans certains cas, par leurs propres votes favorables à cette loi.”»
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La rhétorique consistant à «blâmer les pauvres», «promouvoir les droits des Etats» [fédéralisme exacerbé] et «couper les dépenses étatiques» entendue lors de la «révolution républicaine» a été recyclée aujourd’hui dans le conservatisme porté par le Tea Party. Ce fait permet d’expliquer pourquoi Gingrich a retrouvé un second souffle dans cette campagne, cela malgré la conviction parmi l’establishment républicain que Romney est un candidat «plus éligible».
Après s’être grillé à Washington au sein du monde politique officiel, Gingrich tente de se présenter comme «outsider». Toutefois, une fois que l’on a gratté la surface du «populisme» de Newt, c’est une tout autre chose que l’on découvre. L’ancien président de la Chambre des représentants a engrangé entre 1,6 et 1,8 million de dollars du géant des prêts hypothécaires Freddie Mac. Newt affirme que tout est parfaitement légitime, qu’il était un «consultant» offrant des «conseils stratégiques».
Ainsi que le signale un éditorial du Los Angeles Times [3] : «Pour ce qui a trait à la moitié des dénonciations moqueuses adressées à “New York” – une référence aux médias qu’il a rossés pendant des semaines – il est utile de rappeler que Gingrich est un écrivain prolifique qui a reçu une fois 4,5 millions de dollars d’avances, somme qu’il a été contraint de rendre en raison des questions éthiques soulevées.»
Newt vient juste de publier sa déclaration fiscale pour l’année 2010. Celle-ci indique un revenu de 3,1 millions de dollars. Il n’est donc pas surprenant qu’il souhaite introduire un code fiscal «parallèle» qui permettrait aux super-riches de payer un impôt forfaitaire de 15% – le même taux dont il accuse actuellement Mitt Romney de s’acquitter. Selon le Center for American Progress Action Fund’s Seth Hanlon, le plan fiscal proposé par Gingrich réduirait son taux d’impôt effectif de 31,6% à 14,6%, lui offrant une réduction annuelle d’impôts de 536’000 dollars.
C’est ainsi qu’il ose railler les «élites »?
Il est clair pour ceux qui lisent ce site internet [http ://socialistworker.org] aucun des pré-candidats républicains à la présidence des Etats-Unis, quel qu’il soit, ne sera du côté des travailleurs et travailleuses. La vérité, toutefois, est que Barack Obama et les démocrates ont accepté une grande partie de la logique de la «révolution républicaine» des années 1990: coupes dans les programmes d’aide alimentaire, d’aide sociale ainsi que dans la Sécurité sociale. Cela pour commencer.
Il appartient aux «gens ordinaires» de s’organiser pour stopper les attaques, quel que soit le parti qui les conduit. Nos meilleurs espoirs restent toujours le suivant: que les «gens ordinaires» s’opposent et résistent au travers d’une action politique et de modalités d’organisation qui soient indépendantes aussi bien des républicains que des démocrates. (Traduction A l’Encontre)
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Cet article a été publié le 23 janvier sur le site SocialistWorker.org. Le titre renvoie à jeu de mot utilisant le prénom de Gingrich: Newt signifie «triton».
[1] http://socialistworker.org/2008/09/17/deciphering-their-racism
[2] http://articles.philly.com/1994-12-06/entertainment/25854992_1_randy-blauvelt-father-flanagan-movie-lovers
[3] http://www.latimes.com/news/opinion/opinionla/la-ed-gingrich-20120123,0,3296409.story
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