Suisse: un salaire minimum à tout prix?

Par Lucio Finzi

Depuis quelque temps déjà, dans le canton du Tessin, un débat public est ouvert sur la question des salaires. Cela après que la Commission tripartite (syndicats, patronat et autorités) a proposé au Conseil d’Etat (exécutif) d’introduire, dans certains secteurs économiques, un salaire minimum, sur la base des possibilités accordées par les «mesures d’accompagnement» (censées protéger les salarié·e·s contre le dumping salarial) liées aux accords bilatéraux (entre autres de libre circulation de la main-d’œuvre) entre la Suisse et l’Union européenne.

Les syndicats et les représentants du canton se sont prononcés en faveur de cette proposition. Ce n’est en revanche pas le cas du patronat qui s’oppose – dans le cadre du processus de consultation actuellement en cours comme ce fut le cas lors des «échanges» dans la Commission tripartite – à l’introduction d’un salaire minimum. Le patronat menace de poursuivre sa bataille avec un ou plusieurs recours juridiques si le gouvernement cantonal décidait de promulguer cette mesure.

Une proposition concrète à 3100 francs

La proposition concerne en réalité un nombre indéterminé de travailleurs et de travailleuses. En effet, à l’heure actuelle, il est difficile d’en déterminer le nombre. Les contrats proposés prévoient l’introduction d’un salaire minimum à la fois dans certains secteurs industriels (pharmaceutique, fabrication de produits informatiques et électroniques, production d’appareils optiques et électriques) et dans la vente (pour les magasins de moins de 10 salarié·e·s). Dans ces secteurs industriels est proposée la fixation des salaires pour le personnel non qualifié.

La proposition actuelle consiste à fixer le minimum horaire à 17.40 francs pour le personnel non qualifié engagé à plein-temps (40 heures par semaine). Ce qui signifie, en tenant compte des indemnités pour les vacances et les jours fériés, un salaire mensuel de 3400 francs pendant 12 mois. Etant donné que le 13e salaire est une réalité dans tous les secteurs, toute comparaison doit être effectuée sur la base d’un salaire annuel divisé par 13 au lieu de 12: la proposition concrète implique en conséquence un salaire minimum d’environ 3100 francs brut par mois! Le débat devrait prendre en compte cette réalité.

Un premier pas vers une augmentation des bas salaires?

Dans les secteurs mentionnés, il n’y a pas, bien évidemment, de conventions collectives de travail (CCT) pouvant, en quelque sorte, établir un seuil de conditions salariales minimales (entre autres) et constituer ainsi un certain rempart face dumping salarial. D’où la nécessité de fixer des salaires minimums obligatoires. Tel est le raisonnement qui, nous pensons, a amené les représentants syndicaux à proposer des salaires minimums.

Il va de soi que le seuil proposé est extrêmement bas: un peu plus de 3100 francs brut signifie un salaire net d’environ 2700 francs par mois. Il est difficile d’imaginer qu’une personne puisse vivre, au Tessin, avec un revenu si bas, même si, dans ce canton, le «coût de la vie» est relativement moins élevé que dans d’autres cantons de la Suisse. Supposons le raisonnement à l’origine de cette proposition. Ce serait tout de même une «amélioration» par rapport aux salaires existants, ces derniers étant très souvent inférieurs à ce montant, comme l’attestent les nombreuses dénonciations médiatiques de la part des organisations syndicales. En effet, il n’est pas rare qu’il soit fait état de salaires situés autour de 2000 francs brut par mois (en 2011, le salaire médian brut, en Suisse, se situe à 5979 francs).

Ceux qui nous proposent d’effectuer un «premier pas» avec des salaires minimums de 3100 francs brut par mois nous assurent que «l’action syndicale» permettra, au fil du temps, de relever ce seuil pour l’amener à un niveau acceptable.

… ou vers la légalisation d’un statut de salarié·e·s pauvres?

En réalité, la fixation des salaires minimums soulève des enjeux d’une très grande importance. Au point que la fixation de salaires légalement reconnus et institutionnalisés par les autorités politiques, sur la base des critères mentionnés ci-dessus, est susceptible de renforcer le dumping salarial déjà existant. Cela signifie que les nouveaux salaires minimums auront tendance à pousser vers le bas l’ensemble des salaires, tous secteurs confondus, y compris lorsque les salaires sont réglementés par une convention collective ou peuvent se targuer d’être situés à des niveaux bien plus élevés. La fixation d’un salaire minimum à 3100 francs signifie, en d’autres termes, la fixation d’un nouveau seuil de référence pour le marché du travail de nombreux secteurs.

L’idée que l’action syndicale interviendra pour rétablir et corriger en quelque sorte ces bas niveaux n’est qu’un leurre. Prenons par exemple le cas de l’industrie pharmaceutique dans le canton du Tessin. Il s’agit d’un secteur de petite taille (il compte un peu plus de 2000 salarié·e·s), présent depuis de longues années et marqué par sa concentration autour de cinq à six entreprises de taille moyenne. Il s’agit de conditions idéales pour une présence syndicale sur le lieu de travail. Or, le faible taux de syndicalisation et l’absence de conventions collectives montrent plutôt l’absence de toute présence et activité syndicale. Il semble donc peu probable que l’action syndicale permette, à l’avenir, de rééquilibrer les rapports de force de sorte à corriger les salaires minimums à la hausse.

En outre, il ne faut pas oublier que ces salaires minimums ne s’appliquent qu’aux travailleurs et travailleuses non qualifié·e·s! Rien n’empêche qu’ils deviennent, pour le patronat, un élément de référence également pour ceux et celles qualifié·e·s, entraînant ainsi vers le bas aussi les rémunérations actuelles du personnel qualifié.

Un salaire minimum à tout prix?

La lutte pour un salaire minimum garantissant aux salarié·e·s un niveau de vie adéquat aux besoins sociaux reconnus ne peut pas être une lutte pour un salaire minimum à n’importe quel prix, c’est-à-dire à n’importe quel niveau, ou, comme dans certains cas, à un niveau qui équivaut à un seuil de pauvreté. Il s’agit d’un «faux pas» qui va même à l’encontre des revendications énoncées par certains syndicats au niveau national. C’est le cas, par exemple, de l’Union syndicale suisse (USS) qui vient de déposer une initiative populaire appelant à un salaire minimum de 4000 francs par mois. Ou pensons encore à la proposition, de la part du syndicat UNIA, d’introduire un salaire minimum d’au moins 4000 francs dans l’industrie.

Il importe peu que les patrons se battent avec véhémence, comme nous l’avons mentionné au début de cet article, contre la proposition de la Commission tripartite du canton du Tessin. Leur opposition tient à des raisons de principe, c’est-à-dire de classe. Le patronat défend ses positions en se basant sur ses intérêts propres, de classe, bien plus souvent que les appareils des organisations syndicales. Dans ce cas, il est évident que le rejet patronal de salaires minimums vise à empêcher que les rémunérations deviennent l’objet d’une régulation collective et publique, car la logique patronale n’est favorable qu’à une négociation individuelle des salaires. L’opposition patronale n’empêche pourtant pas que la fixation des salaires à des niveaux très bas puisse se révéler utile aux entreprises pour exercer une pression à la baisse des salaires.

Dans cette situation, les syndicats devraient assumer une position de principe fondée sur l’idée qu’un salaire minimum est censé garantir aux travailleurs et aux travailleuses un niveau de vie adéquat. Il s’agirait ainsi de s’engager sur une route différente, plus longue et ardue, qui nécessite le déploiement effectif de moyens et de forces pour atteindre ce résultat. Aujourd’hui, comme dans le passé, il n’y a pas d’autres raccourcis et d’«alliances» possibles. Le châtiment en serait un réveil brutal face une réalité très différente de celle qui avait été «rêvée» auparavant. (Traduction A l’Encontre)

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Article publié dans le bimensuel du MPS, Solidarietà, en date du 11 septembre 2012

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