Suisse. Travail et santé: constater une dégradation et la déconnecter de ses causes systémiques

Nous publions ci-dessous une contribution parue dans Services publics, le journal du Syndicat des services publics (SSP), présentant quelques résultats pour la Suisse de la dernière enquête européenne sur les conditions de travail (ECWS), réalisée en 2015, en Suisse sous la direction du Seco (Secrétariat d’Etat à l’économie, du Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche, dont le conseiller fédéral est l’entrepreneur Johann Schneider-Ammann).

Le tableau qui ressort ne peut pas surprendre: augmentation des risques physiques, recul de l’autonomie et de la maîtrise sur les horaires, temps de travail longs, niveau de stress élevé, risque de burnout important,…: ces résultats convergent avec ceux d’autres enquêtes réalisées ces dernières années en Suisse.

«Bien, et alors?», a-t-on envie de dire. Car, si l’on confronte ces constats avec les politiques suivies, qu’observe-t-on?

  • Le rapport du Seco pointe la montée des risques dans le secteur de la santé, où la croissance de l’emploi est la plus forte. Le travail y combine souvent de fortes sollicitations physiques, des horaires de travail pénibles (irréguliers, de nuit, longues journées), une intensité élevée et un recul de l’autonomie, de fortes sollicitations émotionnelles, des situations d’agression (mobbing, harcèlement sexuel…) et d’épuisement émotionnel plus fréquentes. Et alors? Alors, la machine du nouveau financement hospitalier par DRG («diagnosis related group», «groupe homogène de diagnostic») fonctionne à plein régime, contraignant les hôpitaux à s’industrialiser, à intensifier encore plus le travail de soins tout en minant sa dimension relationnelle fondamentale. Ce qui alimente la montée des risques au travail mis en évidence dans l’EWCS.
  • L’EWCS confirme que se combinent dans la construction un cumul très élevé de risques physiques (charges lourdes, positions pénibles, vibrations, bruit, intempéries, exposition ä des produits toxiques…) et une intensité du travail élevée. Et alors? Alors, la réorganisation de la branche, sous la houlette des grands groupes d’entreprise générale (Implenia, etc.), avec une cascade infinie de sous-traitances, un recours qui explose au travail temporaire et au travail détaché, s’accentue, puisqu’elle est l’instrument permettant aux Implenia et autres de capter un maximum de valeur, tout en reportant sur les salariés précarisés tout en bas de la chaîne le maximum de contraintes, en particulier des conditions de travail déplorables pour la santé.
  • Le rapport du Seco rappelle l’importance de la maîtrise des salariés sur leurs horaires de travail, les dangers du travail de nuit ou encore de la colonisation du temps libre par le travail. Et alors? Alors, sous prétexte du franc fort, la «flexibilixation» des horaires (et des salaires) a fait ces deux dernières années un nouveau bond dans l’industrie, les employeurs recourant sans ménagement aux mécanismes introduits, il y a 20 ans, dans la convention collective de travail (CCT) de l’industrie des machines: les fameux «articles de crise» «négociés» par la FTMH de Christiane Brunner avec un certain Johann Schneider-Ammann. Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin: l’offensive est lancée par la droite pour liquider dans la loi sur le travail les normes limitant un tout petit peu la durée du travail et interdisant le travail de nuit…
  • 25% des salariés de 55 ans et plus ne pensent pas qu’ils seront capables de faire le même travail à 60 ans, selon les résultats de l’EWCS. L’usure, résultat des conditions de travail pénibles, n’est pas une fable, mais une réalité inscrite dans les corps et les esprits de beaucoup trop de salariés, pouvant rendre les dernières années de la vie professionnelle particulièrement épuisantes.

Et alors? Alors, la grande majorité des appareils syndicaux a rallié le Parti socialiste et son conseiller fédéral Alain Berset pour défendre avec exaltation PV2020, dont la pierre de touche est l’augmentation de l’âge de la retraite pour les femmes de 64 à 65 ans. (A propos: quels sont, parmi tous ces (ex-)secrétaires syndicaux et autres politiciens professionnels «de gauche» cautionnant le retraite à 65 ans pour les femmes, celles et ceux qui ne sont pas partis à la retraite anticipée à 62 ans ou avant, ou qui ne prévoient pas de le faire?)

Ces quatre exemples illustrent un des modes de fonctionnement actuels des appareils de légitimation de la domination du capital. Les éclairages de réalités susceptibles de fonder une critique de l’ordre social ne sont plus rejetés, mais au contraire absorbés et officialisés, pour mieux les neutraliser en les dissociant des politiques économiques et sociales qui produisent justement ces réalités. L’OCDE offre un autre exemple de ce modus operandi: elle déclare les inégalités sociales de santé être un enjeu majeur de la marchandisation de toutes les faces de la société (santé et école comprises), qui sont pourtant déterminantes pour consolider et creuser les inégalités sociales et les inégalités de santé. Quel est le message? Qu’il n’y a pas d’alternative au «tout au marché» triomphant, et à la «compétitivité» tout horizon, puisqu’ils englobent y compris l’illustration de leurs «limites»…

La crédibilité de cette prétention «totalitaire» peut être ébranlée. Cela suppose de ne pas déserter le terrain, des conditions de travail et de leur impact sur la santé dans ce cas. Et de s’emparer des résultats d’enquêtes comme l’EWCS pour armer une critique et une pratique sociales, avec les salarié·e·s directement concernés, visant à faire reculer au quotidien ces réalités tout en élucidant le pourquoi de leur existence. (Rédaction A l’Encontre)

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C’est l’employeur qui décide

Entretien avec Jean-François Marquis conduit par Guy Zurkinden

Questions à Jean-François Marquis, membre du SSP et auteur du livre Conditions de travail, chômage et santé. La situation en Suisse à la lumière de l’Enquête suisse sur la santé 2007 [1].

Un nombre important de salarié·e·s semblent perdre le contrôle sur leur travail…

Jean-François Marquis – L’enquête met effectivement en évidence deux tendances qui devraient interpeller les organisations syndicales. Premièrement, la part des salariés disposant d’une certaine autonomie dans leur travail et y trouvant une dimension stimulante est orientée à la baisse. C’est par exemple le cas pour la possibilité de modifier les méthodes de travail (recul de 80% à 72% entre 2005 et 2015) ou le fait d’apprendre des choses nouvelles (recul de 86% à 70%). Or l’autonomie est une dimension essentielle pour pouvoir faire face aux exigences du travail et éviter, ou réduire, leur impact négatif sur la santé. Deuxièmement, la maîtrise sur ses horaires recule. En 2005, 45% des salariés avaient des horaires fixés par l’entreprise, sans changement possible. En 2015, cette part est passée à 58%.

Simultanément, une part croissance des salarié·e·s sont confrontés à des exigences de flexibilité venant de leurs employeurs. Par exemple, en 2005, 25% des salariés devaient régulièrement changer leurs horaires quelques jours en avance, voire la veille ou le jour même. Cette part est passée à 38% en 2015. En 2015, toujours, 14% des salariés devaient plusieurs fois par mois, ou plus souvent, se rendre à leur travail dans un délai très bref.

Il existe un besoin de flexibilité chez les salariés: pensons par exemple aux problèmes pour un couple avec enfants, qui doit gérer les contraintes des horaires de travail de chacun, des transports de plus en plus longs jusqu’au travail, de la garde des enfants et de la gestion de leurs activités. Mais l’enquête du Seco tend à montrer qu’une part importante des salariés subissent une autre flexibilité: celle imposée par les employeurs pour répondre à leurs propres exigences.

Le travail devient aussi de plus en plus pénible …

Les résultats publiés par le Seco montrent une hausse de la part des salariés exposés à des risques physiques. Par exemple, 45% des salariés devaient en 2015 prendre des positions douloureuses ou fatigantes durant le quart de leur temps de travail au moins, contre 33% dix ans auparavant. L’enquête suisse sur la santé avait déjà mis en évidence la même tendance entre 2007 et 2012.

Le travail dans de nombreux secteurs des services en croissance comprend une importante dimension physique. Il suffit de penser aux aides-soignantes ou aux infirmières qui doivent déplacer des malades dans leur lit ou aider des personnes âgées. Ou à toutes celles et tous ceux qui travaillent dans des centres de logistique ou dans les transports. Or les risques physiques font partie des conditions de travail les plus fortement associées à un état de santé dégradé et à l’usure.

L’enquête montre qu’une proportion importante de salarié·e·s présentent des problèmes de santé. Est-ce un effet des conditions de travail de plus en plus dures?

L’étude du Seco ne cherche pas à mesurer directement l’association entre le fait d’être exposé à des risques dans son travail et l’état de santé. Je l’avais par contre fait en analysant les données de l’enquête suisse sur la santé. On constate effectivement que les salariés exposés à un cumul de risques physiques ou psychosociaux ont une probabilité plus grande d’être en moins bonne santé que ceux qui ne sont pas exposés à ces risques. Comme il s’agit d’enquêtes transversales – une photographie à un moment donné – ces résultats ne suffisent pas à établir un lien de causalité. Cependant, ils sont convergents avec la littérature scientifique qui, elle, a bien documenté ces liens de causalité.

13% des salariés pensent qu’ils pourraient perdre leur boulot dans les six mois, plus d’un tiers pense qu’il lui serait dans ce cas difficile de retrouver les mêmes conditions salariales. Cette insécurité a-t-elle un effet sur la santé?

Oui, l’insécurité de l’emploi est très clairement associée à un risque accru d’être en mauvaise santé. Selon les données publiées par l’Office fédéral de la statistique, il y a environ deux fois plus de personnes à déclarer que leur état de santé général n’est pas bon parmi celles craignant de perdre leur travail que parmi celles qui n’ont pas peur pour leur boulot. (Rédaction Services publics)

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[1] Editions Page 2, 2010.

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Le Seco face au travail: il repère les «risques pour la santé»

En 2015, l’enquête européenne sur les conditions de travail a interrogé 43’000 salarié·e·s sur leurs conditions de travail, dans 35 pays européens.

Le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) a rédigé un rapport sur le volet suisse de l’enquête (1006 personne interrogées). Quelques constats.

En Suisse, la durée moyenne de la semaine de travail est de 42 heures pour un plein-temps – trois heures de plus que la moyenne européenne. 10,5% des employés disent travailler 50 heures et plus par semaine; 39,3% des hommes et 20,3% des femmes font régulièrement des journées de plus de 10 heures; les temps de récupération entre deux journées de travail plus courts que le plancher légal (11 heures) sont fréquents (18,2%).

Les positions physiques douloureuses ou fatigantes ont pris l’ascenseur au cours des dix dernières années, tout comme les mouvements répétitifs de la main ou du bras (+ 20%). Un quart des salariés interrogés doivent souvent porter de lourdes charges. La quasi-totalité des facteurs de risques physiques au travail a augmenté ou est restée stable. Ces évolutions semblent indiquer «une direction défavorable pour la protection de la santé».

Un quart des salariés ressentent du stress au travail la plupart du temps ou toujours; un tiers se sentent épuisés à la fin de la journée, et 9% sont encore fatigués ou épuisés le lendemain.

Les problèmes de santé liés au travail les plus fréquents sont: les maux de dos – plus de 35% des personnes interrogées ont indiqué en avoir souffert au cours des 12 derniers mois; les maux de tête et des yeux (33,7%); les douleurs aux muscles et aux épaules, au cou ou dans les membres supérieurs (31,8%). 7,9% des travailleurs ont des problèmes de santé depuis plus de six mois – ils sont 17,4% chez les plus de 55 ans.

Les salariés actifs dans la santé et le social – les branches qui ont connu la croissance la plus marquée depuis 2005 – sont exposés à une pluralité de facteurs de risques et de pénibilité; le harcèlement sexuel et la discrimination en raison du genre y sont nettement plus fréquents que la moyenne. Ce cumul de risques physiques et psychosociaux représente un risque important pour la santé, note le Seco. (Rédaction Services publics)

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Graber et Keller-Sutter, les hérauts engagés par le team Swiss timing patronal

Karin Keller-Sutter et Konrad Graber

Secrétaire central à l’Union syndicale suisse, Luca Cirigliano est alarmé: les risques psychosociaux et physiques liés au travail ont augmenté au cours des dix dernières années. «C’est une conséquence de la dégradation des conditions de travail et du stress», note ce syndicaliste.

Pendant ce temps, une majorité d’entreprises se croisent les bras [précision: pas leurs salarié·e·s]. Selon une autre étude européenne, menée auprès des entreprises, seules 45,2% des sociétés évaluent régulièrement, en Suisse, les risques qui pèsent sur leurs salariés. Au Royaume-Uni ou au Danemark, elles sont plus de 90%; en Europe, la moyenne est de 74%. Les mesures de prévention sont rares, et seulement 12% des entreprises suisses déclarent faire appel à des médecins du travail, contre 62% sur le vieux continent!

«Le rapport du Seco rappelle aussi combien la législation suisse sur le travail est dérégularisée et favorable aux patrons», découvre Luca Cirigliano. Non seulement la durée contractuelle du travail y est plus élevée que la moyenne, mais elle est largement dépassée dans la pratique: une proportion significative de salariés ont des semaines de 50 heures ou bossent régulièrement dix heures par jour – en toute légalité. Une récente enquête australienne démontre pourtant que 39 heures de travail hebdomadaires représentent déjà un danger pour la santé.

L’USS est d’autant plus préoccupée que deux initiatives parlementaires (Konrad Graber, conseiller aux Etats PDC de Lucerne, et Karin Keller-Sutter, conseillère aux Etats PLR de Saint-Gall) visent à flexibiliser encore plus la Loi sur le travail. Elles demandent notamment d’abolir interdiction du travail de nuit et du dimanche et de supprimer la réglementation portant sur la durée du travail. Selon les estimations de l’USS, ces mesures toucheraient entre 20% et 30% de la force de travail en Suisse. «Elles ciblent les salariés qui ont déjà des horaires flexibles mais peu d’autonomie, dénonce Luca Cirigliano. Les conséquences pour leur santé seraient très graves!»

A la fin juin, la Commission d’économie et des redevances du Conseil des Etats se «penchera» sur les deux textes. «Ils vont essayer de les finaliser jusqu’à l’année prochaine. Si ces attaques se confirment, il faudra lancer le référendum», avertit le secrétaire de l’USS. (Rédaction Services publics)

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