Par Josef Lang
Dans son livre sur les «Mouvements de résistance» [Widerstandsvorbereitungen für den Besetzungsfall, NZZ Libro, juillet 2018], Titus J. Meier reproche à juste raison à la Commission parlementaire d’enquête sur le DMF d’avoir séparé trop fortement l’armée secrète P26 et le «Service spécial à la Bachmann». Ce faisant, l’historien militaire juge l’importance du colonel Albert Bachmann plus grande que ne l’a fait la Commission. Felix Nöthiger, lui aussi, le principal instigateur de la campagne pour la réhabilitation de la P26, estime que c’est Bachmann qui en a posé les «fondements essentiels» [1]. A ces «fondements» appartient le Livre de la défense civile, dont Bachmann fut l’instigateur et le rédacteur, qui fut adressé à la fin de l’année 1969 à tous les ménages helvétiques, sur mandat du Conseil fédéral, et qui devait déclencher le premier de tous les «scandales Bachmann».
Cet ouvrage édité, et financé, à 2,6 millions d’exemplaires par le Département fédéral de justice et police, devait être condamné comme une «construction typiquement fasciste» par le journal de l’évêque du Tessin, le Giornale del Popolo. Voilà qui était austique, puisque le conseiller fédéral responsable, Ludwig von Moos, appartenait au Parti catholique conservateur. L’organe du PS, Berner Tagwacht, parla d’un «concentré de fascisme à la suisse». C’était d’autant plus explosif que dans la page de présentation du livre de 234 pages, étaient énumérés également des sociaux-démocrates et des syndicalistes comme «soutiens». En comparaison avec le Giornale et la Tagwacht, le jugement du leader autonomiste jurassien Roland Béguelin [qui dès 1950 dirige le Jura libre, membre du PS, il consacrera son engagement au séparatisme jurassien qui, en dehors de ses traits nationalo-francophones, suscitait des appréhensions de la part non seulement du canton de Berne mais des autorités fédérales qui faisaient des allusions à la nécessité de maintenir l’ordre dans le Jura, entre autres face à l’organisation de jeunesse ayant pour nom Le bélier – Réd.] apparaît carrément modéré : «Infantilisme militariste suisse alémanique».
De la partie critique de la population jaillit une véritable grêle de résolutions de protestation, il eut des actions de renvoi des exemplaires à l’expéditeur et des revendications de démission du conseiller fédéral von Moos. Particulièrement spectaculaire fut la démission de Max Frisch [1911-1981], Friedrich Dürrenmatt [1921-1990], et autres célébrités littéraires suisses, de la Société suisse des écrivains (SSE/SSV) parce que son président, Maurice Zermatten [colonel et enseignant de profession au Collège-Lycée de Sion, outre ses qualités d’écrivain propres au «classicisme alpestre» – Réd.], avait collaboré activement au Livre de la défense civile. La scission donna naissance au «Groupe d’Olten», qui s’est réunifié en 2002 avec la Société pour constituer la nouvelle société «autrices et auteurs suisses».
«Traîtres à la patrie» de gauche
Quel crime intellectuel avait commis Bachmann pour susciter de pareilles réactions ? Le Livre de la défense civile présente la Suisse comme un pays fortement menacé, menacé à «n’importe quel moment» d’être «occupé». Les réponses à cette menace que le Livre offrait, c’étaient: des bunkers contre les bombes atomiques, la militarisation de la vie quotidienne, la préparation de la «lutte de résistance», «l’unanimité» de la «communauté», et des mères de famille qui «ne dépensent pas leurs forces dans une activité publique».
Mais ce qui suscita la plus forte sensation, c’était le chapitre détaillé «La deuxième forme de la guerre» qui visait la gauche suisse. Etaient particulièrement pris dans le collimateur intellectuels, écrivains, pasteurs et pacifistes. Sous le titre «L’ennemi veut affaiblir notre force de défense», cinq affiches fictives présentaient les traîtres à la patrie : «Contre la mort nucléaire», «Paysans, ne vous laissez pas prendre votre terre. Non à la place d’armes», «Initiative pour la limitation des dépenses militaires, en faveur de la construction de logements sociaux», «Conférence des Frères pour la paix – Tu ne tueras pas», «Association pour la paix. Congrès de fondation». Aux prétendues actions télécommandées, étaient assimilés également des rassemblements syndicaux, des grèves et des occupations d’usines par des «forces de travail étrangères» [quelques grèves avaient éclaté en 1968-69 avec participation de syndicalistes italiens dont certains étaient liés au Parti communiste italien et aux Colonies libres, et espagnols, entre autres en 1966 à Giubiasco, en 1968 à Mendrisio; puis en 1970 et 1971 à Genève, Zoug, Bellinzone, etc. – Réd.].
De stalinien à anticommuniste
Le «parti de l’agresseur» s’appelait dans le Livre «Parti progressiste pour la paix», ses deux dirigeants s’appelaient Adolf Wühler et Erich Quiblinger. Le premier prénom devait évoquer Hitler, le deuxième nom de famille, le président du gouvernement collaborateur norvégien sous l’occupation allemande, Vidkun Quisling. Les militants de gauche des années 1960 étaient ainsi considérés à l’égal des partisans de l’adaptation au nazisme durant la Deuxième Guerre mondiale.
La revue mensuelle Neutralität [publication suisse alémanique «non conformiste» créée en 1963 à Bâle et qui prit fin en 1974; ont participé entre autres Arnold Künzli, Max Frisch, Kurt Marti et le stalinien zurichois Konrad Farner qui fut socialement marginalisé après l’intervention soviétique contre la révolution hongroise; Farner a publié un ouvrage sur «la guerre des paysans en Suisse», ouvrage qui n’a jamais été traduit; il servait de caution intellectuelle aux staliniens du PDA-PdT – Réd.] exigea alors la démission du conseiller fédéral Ludwig von Moos [1910-1990, conseiller fédéral de janvier 1960 à décembre 1971, originaire du canton d’Obwald – Réd] car celui-ci, durant les années 1930, quand il était collaborateur et rédacteur du journal Obwaldner Volksfreund, avait publié de nombreux articles antisémites et favorables aux Frontistes. Trois mois après la prise du pouvoir par Hitler, von Moos avait soutenu un appel à «toutes les classes du peuple pour construire une Suisse nouvelle» [certains historiens, historiens peu certains, négligent le rôle de la montée au pouvoir d’Hitler dans la réaction concurrentielle de la classe dominante capitaliste helvétique qui cherchait à instaurer à la fois un accord avec les salariés pour réduire les coûts unitaires salariaux, obtenir la stabilité sociale et l’unité nationale, tout en se proposant comme plateforme productive industrielle pour l’Allemagne nazie ; la «paix du travail» de 1937 s’inscrit dans cette phase historique réactionnaire et intégratrice – Réd.] qui exigeait «qu’on déclare la guerre la plus rigoureuse à la juiverie des grands magasins et à la franc-maçonnerie mondiale». Deux années plus tard, Obwald, comme seul canton de Suisse centrale, approuvait en votation populaire l’initiative commune des Frontistes et des Catholiques-Conservateurs pour une révision totale de la Constitution fédérale.
Mais on parla alors beaucoup moins du passé également intéressant de l’auteur Albert Bachmann. Celui-ci, avant qu’il ne devienne dans les années 1950 un anticommuniste enflammé, avait été un «stalinien fervent», comme le rappelle Thomas Buomberger dans Die Schweiz im Kalten Krieg (Editions Hier und Jetzt, 2017 – La Suisse dans la guerre froide). Parmi ses tâches principales, il y avait eu la formation des «Jeunesses libres de Suisse» [qui connurent un certain développement après la Seconde Guerre mondiale à Genève et dans le canton de Vaud, ainsi qu’à Neuchâtel avant d’entrer en crise profonde après 1956 – Réd] contrôlées par le Parti suisse du Travail. Justement parce qu’à cette époque les jeunes staliniens zurichois avaient recouru à la violence contre la gauche critique de Moscou, Bachmann savait parfaitement que les non-conformistes de gauche et libéraux de gauche ne constituaient pas une cinquième colonne. Mais cette assimilation de l’ennemi intérieur à l’ennemi extérieur ne relie-t-elle pas justement le Livre de la défense civile rédigé par Bachmann à l’armée secrète P26 qu’il préparait. (Article publié sur le blog de Jo Lang sur le site du quotidien Der Bund, en date du 28 juillet 2018; traduction A l’Encontre)
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[1] Le documentaire de l’émission de la RTS Temps présent, P26. “Il était une fois l’armée secrète suisse”, diffusé en date du 21 décembre 2017 – émission dont le producteur est Jean-Philippe Ceppi (dont le père était membre de la P26, comme l’indique dans un courrier l’historien Jo Lang) – a été élaboré par Pietro Boschetti et Xavier Nicol. Pietro Boschetti, qui a fait son apprentissage de journaliste au bimensuel La Brèche, avant de rejoindre les médias conformes «naturalise» la P26. Le journal Le Courrier, Jo Lang et Nils de Dardel, ancien conseiller national du Parti socialiste, ont contesté «l’objectivité historique» de ce documentaire. L’ex-conseiller national du PS tessinois Walter Carobbio apportera son témoignage, si son état de santé le permet. D’autres documents et analyses ainsi que divers points de vue structureront le dossier que prépare A l’Encontre à ce sujet. L’article de Jo Lang que nous avons traduit, envoyé par l’auteur, participe de la pratique d’une critique historique dont les deux auteurs du documentaire sont fort éloignés. Pietro Boschetti a certes le mérite, outre son travail de licence portant sur la formule magique initiée en 1959 par l’entrée de Willy Spühler et Hans Peter Tschudi au Conseil fédéral, d’avoir reproduit de manière synthétique – pour ne pas dire simplifiée – les travaux de la Commission Bergier qui, bien que s’intégrant à des dimensions officielles de l’histoire suisse avec moins de vigueur que la Commission Bonjour, sont l’objet aujourd’hui d’une attaque venant de la droite historique traditionnelle. Le documentaire sur la P26 semble s’adapter à cette contre-attaque normalisatrice de la droite. (Réd. A l’Encontre, Charles-André Udry)
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