Dès le 1er janvier 2012, à l’échelle nationale, entraient en vigueur deux importantes modifications de la LAMal (loi sur l’assurance maladie) : le financement public (55% à la charge des cantons) des prestations hospitaliières fournies par les cliniques privées reconnues par les cantons dans le cadre de la LAMal ; le financement des prestations selon le principe du paiement à l’acte (chaque prestation est remboursée selon un forfait indépendamment du cas concret, de la situation du patient, de la durée du séjour en hôpital, etc.). Ce type de financement de la santé est connu sous l’acronyme de DRG (Diagnosis Related Group) [1].
Ces deux mesures étaient destinées à influencer la politique sanitaire à l’échelle cantonale. Elles ont non seulement comme objectif de contenir les dépenses hospitalières, mais poussent fortement en direction d’une logique toujours plus forte de rentabilité dans le secteur des soins et de secteurs hospitaliers. Les prestations de santé deviennent ainsi un objet soumis à la même logique que la production capitaliste. Une prestation de santé se réduit à une marchandise. En particulier, ces mécanismes alimentent constamment et fortement des processus de réorganisation, restructuration et «rationalisation» des pratiques et des structures de santé. Par exemple, le paiement à l’acte (DRG) pousse vers la spécialisation des hôpitaux vers un type d’interventions spécifiques, avec la logique d’utiliser les économies d’échelle, d’amortir plus rapidement les investissements, d’augmenter la productivité et, dès lors, de baisser les coûts de chaque intervention. Une réduction des coûts pour chaque type d’intervention implique une augmentation des marges de profit suite à la différence entre ces coûts et le forfait reconnu par les caisses maladie pour chaque type d’acte.
La planification hospitalière au Tessin
Avec une rhétorique sonnante (planification hospitalière) et, dans cette perspective, est spécifié au Tessin ce que dans d’autres cantons est défini comme la liste des établissements hospitaliers reconnus. Chaque canton doit indiquer, selon des critères établis et qui peuvent mettre à jour de manière permanente, quels hôpitaux et pour quelles spécialités sont autorisés et reconnus pour un certain type d’activités dans le cadre de la LAMal. Il en découle que dans ces seuls hôpitaux et spécifiquement pour ce type de traitements les patients verront reconnu leur traitement par les caisses maladie.
La législation fédérale fixe les critères permettant d’établir cette liste ; critères qui sont les mêmes qui inspirent toute l’architecture de la LAMal, autrement dit selon une offre «adéquate en termes de qualité et de quantité et économiquement supportable». Il est évident que ce dernier critère a, systématiquement, le dessus ; ce qui, en particulier, met en concurrence les cliniques privées (autorisées à exercer dans le cadre de la LAMal) et les établissements hospitaliers publics. Une dynamique qui, au cours des dernières décennies, a renforcé la médecine privée au Tessin (bien que durant cette période la santé a toujours été gérée par le Parti socialiste). En fait, contrairement au reste de la Suisse, les cliniques privées au Tessin soignent 40% des patients qui sont traités dans une structure hospitalière.
En établissant un lien entre les réformes entrées en vigueur, comme indiqué précédemment, et le fait que le Tessin devait procéder à cette planification, le MPS (Mouvement pour le socialisme), déjà dès la fin de 2012, avait choisi le thème de la santé publique comme une question fondamentale sur laquelle concentrer sa propre activité afin de mettre en lumière les processus de pénétration encore accentuée de la logique du capital dans la santé, par le biais de la LAMal et des réformes permanentes se développant. Le secteur la santé est devenu depuis quelques années un des champs d’intervention fondamental pour le capital privé. Un terrain sur lequel le capital trouve sans cesse plus d’occasions de se valoriser et de se rentabiliser.
Il était évident, à partir de l’analyse effectuée par le MPS, que la nouvelle version de la planification hospitalière qui serait proposée aurait immédiatement remis en question la situation des hôpitaux publics, leur structure et l’offre de ses divers établissements (en particulier ceux des vallées du haut Tessin). Cela représenterait une poussée supplémentaire vers le privé, déjà fortement présent au Tessin, comme indiqué précédemment. Sans oublier les modalités selon lesquelles ces réformes allaient remettre en question les conditions de travail des salarié·e·s des hôpitaux, en accroissant la pression sur les rythmes de travail et en péjorant, dans son ensemble, la qualité et les conditions de leur travail.
La longue campagne du MPS
Pour ces raisons, le MPS a décidé, dès le début de 2013 (alors que les travaux pour la planification hospitalière se trouvaient dans leur première phase préparatoire et que la discussion publique était absente), de lancer une initiative populaire sous le titre : «Bas les mains devant les hôpitaux». En substance, elle revendiquait deux éléments. D’un côté, dans les hôpitaux publics régionaux du canton (Bellinzone et les vallées, Lugano, Locarno et Mendrisio), les prestations et les départements de base (médecine interne, chirurgie, pédiatrie, gynécologie, obstétrique, ainsi que les urgences et les soins intensifs) soient maintenus. De l’autre, que dans tous les hôpitaux régionaux (ceux indiqués) et dans ceux qualifiés de zone (Acquarossa, dans le Val Blenio, et à Faido dans la vallée de la Léventine) soient créés des centres polyambulatoires de médecine générale auxquels chaque personne dispose du droit de s’adresser à tout moment.
L’initiative a été lancée à la fin avril. Et cela avec un effort de mobilisation très important. Il faut rappeler que le Tessin est un des cantons dans lequel le nombre de signatures nécessaires pour faire aboutir une initiative populaire en rapport avec le nombre des personnes disposant du droit de vote est parmi les plus élevés : il faut réunir 7000 signatures en 45 jours. En juin 2013, l’initiative était déposée. La campagne du MPS a commencé de suite et ne s’est plus arrêtée jusqu’au vote du 5 juin 2016.
Le projet de planification hospitalière
La présence politique du MPS, les contacts avec les salarié·e·s du secteur, avec divers médecins intéressés par notre proposition, tout cela a permis de mettre en lumière les orientations et les projets qui étaient élaborés dans le cadre de la nouvelle planification hospitalière. Projets qui, dans leurs grandes lignes, se développaient dans la direction décrite par le MPS et que ce dernier voulait combattre aussi bien en s’appuyant sur la présentation de l’initiative que sur la campagne de mobilisation.
Ainsi, dès l’automne 2013, le MPS pouvait, avec précision, dénoncer quels étaient les projets en discussion (même ceux qui n’étaient pas rendus publics) et qui seraient à la base de la nouvelle loi de planification. Les aspects principaux étaient au nombre de deux : 1° La fermeture, de fait, des hôpitaux des vallées (les deux hôpitaux de zone d’Aquarossa et de Faido), unités détachées de l’hôpital régional de Bellinzone ; la suppression de leurs départements de médecine et d’urgence et leur transformation en simple établissement médicalisé (orienté vers la réhabilitation). 2° La privatisation de divers départements des hôpitaux publics grâce à la création d’une société anonyme avec des groupes privés, parmi lesquels le groupe de Genolier. Cela dans la perspective, à moyen terme, de créer des hôpitaux gérés par une société anonyme (un projet allant dans ce sens, s’appuyant sur une étude ad hoc intégrait l’hôpital de Locarno). La création de ces hôpitaux s’inscrivait dans le cadre d’une concurrence sans cesse plus développée entre hôpitaux, entre départements des hôpitaux publics et entre les secteurs privé et public.
La dénonciation par le MPS a créé de suite une campagne publique sur le futur du secteur hospitalier, sur le futur des hôpitaux dans les vallées et sur la relation public-privé.
Le MPS a lancé dans les vallées une pétition qui, en quelques semaines, a recueilli des milliers de signatures, a organisé des assemblées publiques très fréquentées et des moments de mobilisation devant les hôpitaux.
Pour répondre à ces initiatives, y compris les partis bourgeois se sont trouvés dans l’obligation, en particulier dans les vallées, de lancer leur propre pétition (qui reprenait pratiquement les revendications avancées par le MPS). Cette récolte de milliers de signatures confirmait l’attachement de la population aux hôpitaux des vallées.
Finalement, en mai 2014, arriva la proposition officielle du gouvernement qui confirmait en tout point ce que le MPS avait dénoncé. S’initiait alors un ample débat public marqué par un dur affrontement entre le MPS et le gouvernement ainsi que les forces bourgeoises. Un débat qui a trouvé un large écho public, avant tout grâce à la campagne systématique d’information et d’action conduite par le MPS. La preuve qu’y compris le front bourgeois s’est trouvé dans de grandes difficultés est offerte par un débat parlementaire [le MPS dispose d’un député au Grand Conseil, Matteo Pronzini] qui a duré longtemps, avec des propositions et des contre-propositions, des corrections et des démentis. Il a fallu une année et demie pour que le projet puisse être discuté en octobre 2015 devant parlement cantonal (et cela bien que l’entrée en vigueur de la nouvelle planification fût prévue pour 2015).
Le référendum
Dans aucun canton, les listes de planification sont l’objet de débats parlementaires. Ce sont les gouvernements cantonaux qui le décident. Les hôpitaux, bien qu’ils participent à l’assignation de spécialités, peuvent, en cas d’exclusion de la liste, faire recours au Tribunal fédéral.
Au Tessin, la planification, à l’opposé, a été discutée et approuvée au Grand Conseil. Il n’est pas possible de la combattre par le moyen d’un référendum. Les décisions du parlement en la matière, peuvent, au maximum, être l’objet de recours devant le Tribunal fédéral.
Néanmoins, quelques décisions de planification (en particulier l’assignation de mandats provisoires, que ce soit à des hôpitaux publics ou à des cliniques privées, accompagnée de l’obligation d’instituer des formes de collaboration dans un délai de trois ans – comme dans le cas de l’obstétrique) exigeaient aussi la modification de lois y afférant, en particulier les Legge sull’Ente Ospedaliero Cantonale (LEOC), c’est-à-dire la loi sur l’Ente Ospedaliero Cantonale, l’entité de droit public qui gère les hôpitaux publics.
C’est à ce moment, sous l’impulsion du MPS, qu’a été décidé de lancer le référendum contre la révision de la LEOC, particulièrement en tenant compte que la position même du gouvernement et du parlement affirmait : «Les modifications de la LEOC sont étroitement liées à l’adoption de la nouvelle planification et à son application.»
En quelques jours, sous l’initiative d’un comité qui réunissait, en plus du MPS, d’autres forces (le PS, les Verts, l’Union syndicale, diverses associations, entre autres l’association des sages-femmes), ont été recueillies quelque 13’000 signatures, le double du quota exigé. Dès lors commençait une longue campagne qui a conduit au vote du 5 juin 2016.
La campagne: deux flèches pour le même objectif
Le comité constitué lançait dès lors une campagne de soutien soit pour le non à la révision de la LEOC, soit pour le oui à l’initiative «Bas les mains devant les hôpitaux». Il s’agissait, à ce moment, de deux instruments qui avaient un seul objectif : celui de combattre la logique et les propositions mises en avant par la planification hospitalière. La victoire d’une des deux actions (c’est-à-dire le non à la révision de la LEOC ou le oui à l’initiative) pouvait permettre de remettre politiquement en question le projet de planification hospitalière et la logique de privatisation se développant selon le fil rouge capitalistique qui la conduit. Deux coups en direction de la même cible.
Ce fut dans ce contexte de campagne politique que nous avons pu développer un rôle important et décisif. Jamais au cours des dernières années, au Tessin, une campagne sur un thème de grande importance sociale, telle que celui de la santé, n’a réussi à intégrer autant de gens dans la pratique et sur le terrain. Les interventions au cours des débats ont été nombreuses. Les manifestations de même. Ainsi que la distribution de tracts. Un ensemble d’efforts que nous avons animé durant cette longue période. Par exemple, cela impliquait la constitution de petits comités de citoyens (exemplaire a été le travail développé dans les vallées) qui ont mobilisé toute la société, y compris dans des régions peu habituées à ce type de mobilisation et qui ne se profilent pas, d’un point de vue électoral, sur le versant dit progressiste.
Les thèmes que nous avons lancés dès le début furent les suivants : le non à la privatisation et à la logique du profit dans la santé, la nécessité de garantir des structures sanitaires de proximité, l’évaluation des structures hospitalières et des services en partant des besoins et de la qualité des prestations offertes, une offre de prestations sanitaires moins médicalisée dans certains cas (par exemple dans l’obstétrique). Tous ces thèmes ont nourri la longue campagne. Il faut aussi souligner l’intervention des professionnels du secteur, soit les médecins, les associations d’infirmières, de sages-femmes, etc., qui ont souligné la nécessité non seulement de s’opposer aux modifications prévues, mais de repenser, dans une perpective alternative à la logique de la médicalisation et du profit, l’offre sanitaire et les structures hospitalières.
Le résultat et les perspectives
Le résultat a été à coup sûr positif. Une des deux flèches a touché la cible (le non à la révision de la LEOC a obtenu 55% des votes ; l’autre l’a manquée de peu (l’initiative «Bas les mains devant les hôpitaux) a obtenu 49% de oui. Elles se sont toutefois imposées – en dehors des vallées où ont été obtenues des majorités bulgares – dans les principaux centres du canton : Bellinzone, Biasca, Locarno, Mendrisio, Chiasso, à l’exception de Lugano.
Il s’agit d’un résultat exceptionnel, car la situation de départ, que ce soit pour le référendum ou pour l’initiative, était tout sauf favorable. En fait, durant une longue période, le gouvernement (unanime pour soutenir la révision de la loi et pour s’opposer à l’initiative), la très largement majorité du parlement, la direction de l’EOC, la majorité des municipalités ont essayé de transformer la votation en une sorte de référendum pour ou contre le MPS. L’idée était celle de susciter une sorte de vote de confiance en faveur de «la classe politique» contre la logique dite extrémiste du MPS.
La tentative a échoué. En particulier grâce au travail de mobilisation sur le terrain qui, dans un certain sens, a fait «bouger les lignes», permettant de faire pénétrer nos motivations dans d’amples milieux politiques et sociaux.
En termes de perspectives, il serait idiot de ne pas se rendre compte combien le pouvoir peut, facilement, modifier le résultat d’une campagne référendaire perdue. Durant une certaine période, vraisemblablement, les projets d’ensemble de privatisations ou d’extension des collaborations avec le privé vont mis en sourdine. Mais cette ligne ne changera pas. Au même titre où ne changera pas la tentative de démanteler les prestations et les structures sanitaies de proximité, en particulier les urgences et les entités des vallées, cela dans le but de réaliser une logique de concentration et de rationalisation – outre celle de rationnement – de l’offre sanitaire.
Mais l’expérience de cette campagne, les contacts avec la population, ceux établis – et qui sont fondamentaux – avec les salarié·e·s du secteur hospitalier ont créé les conditions afin que la bataille puisse être continuée avec un rapport de force plus favorable face au front d’opposition et de résistance. Et c’est dans cette perspective que le MPS continuera sa bataille.
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[1] Voir aussi à propos de ce système DRG et les autres contre-réformes les articles de Benoît Blanc publiés sur ce site en date du 7 janvier 2016 et du 27 octobre 2014, sous l’onglet Suisse.
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