Porto Rico. La crise de la dette s’installe

puerto-ricos-debt-crisis-is-reaching-its-zero-hour-1460046228Par Barry Sheppard

L’année dernière, le gouverneur de Porto Rico a annoncé qu’il n’avait simplement plus assez d’argent pour rembourser la dette de 72 milliards de dollars en obligations que ce territoire devait aux principaux créanciers états-uniens. Le 2 mai 2016, Porto Rico n’a pas pu s’acquitter des 400 millions de dollars qu’il devait verser. D’autres deux milliards arrivent à échéance le 1er juillet.

Au cours de l’année dernière, le gouvernement de Porto Rico a cherché à renégocier sa dette avec ses créanciers, mais ils sont restés fermes dans leur exigence que la dette soit payée dans sa totalité. A l’époque, ni le gouvernement des Etats-Unis ni le Congrès n’ont réagi. Maintenant la Maison Blanche s’est finalement penchée sur le problème et conseille le Congrès de prendre des mesures.

Cette crise de la dette s’aggravait depuis les dix dernières années [voir à ce sujet l’article publié sur ce site en date du 29 juillet 2015]. La réaction du gouvernement néolibéral portoricain a consisté non seulement à emprunter de plus en plus, mais également à imposer l’austérité à ses 3.5 millions d’habitants. En 2009, le gouverneur Luis Fortuno a licencié 30’000 employés du gouvernement, malgré une grève générale massive. En 2013 il a privatisé l’aéroport Luis Muñoz Marin et le pont Teodoro Moscoso et a fait installer des péages sur les autoroutes. Il a aussi démoli le système des retraites. Ses successeurs ont maintenu cette politique d’austérité.

L’île de Porto Rico a été en dépression depuis dix ans, avec un PIB qui a diminué de 13%. Ce territoire a le taux de chômage le plus élevé des 50 Etats. La dette contractée par le gouvernement pour les services de base a augmenté. Tout en étant plus pauvre qu’une grande partie des autres Etats, Porto Rico paie actuellement des taxes d’électricité et une TVA beaucoup plus élevées. Toutes les recettes doivent être versées aux détenteurs d’obligations.

Toutes les obligations qui ont été vendues aux financiers aux Etats-Unis pour couvrir les services de base – électricité, éducation, santé. Etc. – doivent être payées avant de pouvoir dépenser quoi que ce soit pour soulager la situation terrible qu’affrontent les gens.

Les coupes effectuées dans le budget de la santé ont été tellement sévères qu’elles ont déclenché une crise dans ce secteur. Pire, en juin passé, l’agence fédérale chargée de Medicare [«assurance» de soins pour les personnes âgées] et de Medicaid [«assurance» de soins pour les personnes frappées par la pauvreté] a annoncé qu’elle allait diminuer la part de Porto Rico de 11%, tout en augmentant les remboursements aux 50 Etats de 3%. Ces coupes vont entraîner une perte de 300 millions de dollars pour le système de santé de l’île, un système qui souffre déjà d’un plafonnement à 70% de tout ce qu’alloue le gouvernement fédéral, per capita, aux Etats, plafonnement qui a été imposé depuis des décennies.

Puisque Porto Rico est plus pauvre que les plus pauvres des 50 Etats, beaucoup de ses citoyens dépendent du Medicaid, un programme parcimonieux destiné aux pauvres.

Même la Maison Blanche a averti que les récentes épidémies du virus Zika qui ont affecté une bonne partie d’Amérique du sud et qui atteignent également l’île, ne peuvent pas y être traitées à cause de l’effondrement du système de santé.

Le chômage très élevé qui sévit à Porto Rico au cours des dernières 20 à 30 années et qui a encore augmenté sous le coup de la dépression de ces 10 dernières années, fait que seuls 45% de la force de travail disposent un emploi.

Ces indicateurs et beaucoup d’autres font qu’une «crise humanitaire» majeure vient doubler crise économique. Cette situation a entraîné une émigration massive de la population vers le continent états-unien. Il faut dire que contrairement aux autres latino-américains (à l’exception des Cubains), qui sont soumis à des restrictions et des déportations, les Portoricains sont des citoyens états-uniens et peuvent entrer aux Etats-Unis sans difficultés. Un millier de personnes par semaine fuient ainsi l’île.

Le Congrès et les tribunaux états-uniens ont le dernier mot sur tout ce qui concerne les lois portoricaines. Suite à une loi passée par le Congrès en 1980, Porto Rico ne peut même pas se déclarer en faillite, une option dont disposent les Etats et les villes. Et même s’il le pouvait, ce sont les tribunaux états-uniens qui décideraient ce que devraient recevoir les créanciers, de combien aurait le droit de disposer le gouvernement de Porto Rico pour restaurer quelques services essentiels et l’ordre dans lequel s’effectueraient ces versements.

La Maison Blanche a exclu tout sauvetage financier pour Porto Rico. Il propose une vague sorte de faillite supervisée par le gouvernement fédéral pour renégocier avec les créanciers des échéances et des sommes qui seraient versées. Le gouvernement portoricain pour sa part devrait accepter de nouvelles coupes et de nouvelles mesures d’austérité. En fait c’est ce que le gouvernement néolibéral a proposé à ses créanciers, et que ceux-ci ont rejeté.

Le Congrès, contrôlé par les républicains, estime que même cette proposition revient à un renflouement et soutient donc les créanciers.

imagesAucune de ces propositions ne résoudrait d’ailleurs la crise budgétaire actuelle ni sa cause sous-jacente, à savoir le statut colonial de Porto Rico. Porto Rico a été une colonie espagnole pendant quelques siècles avant d’être arraché par les Etats-Unis au cours de la guerre hispano-américaine tout au début du XXe siècle. Depuis lors, le pays est carrément devenu une colonie des Etats-Unis, même si ces derniers tentent de dissimuler cette réalité sous l’appellation de «territoire». Mais une série de décisions prises par la Cour suprême états-unienne peu après la conquête de l’île mettent clairement en évidence son statut de colonie.

Par exemple, une décision précisait que c’est seulement le Congrès qui peut choisir quels articles de la Constitution états-unienne seront applicables à Porto Rico. Elle déclarait également que Porto Rico appartenait aux Etats-Unis, mais n’en faisait pas partie. Toutes les décisions majeures concernant l’île dépendent des actes du Congrès telles qu’interprétées par les tribunaux états-uniens.

Cette année passée, par exemple, lorsque Porto Rico a passé sa propre loi sur les faillites, cette décision a été cassée par un tribunal états-unien. Lorsque le gouvernement portoricain a essayé de lever des taxes sur les magasins de la chaîne Walmart dans l’île pour contribuer à alléger la crise, le tribunal de New York a cassé cette tentative.

Les capitalistes des Etats-Unis ont exploité Porto Rico depuis que le pays est devenu une colonie en y puisant des centaines de milliards de dollars. Au début cela passait surtout fait par les plantations de sucre. Avec le temps, les formes d’exploitation ont changé et il est utile de rappeler les développements qui ont eu lieu depuis la deuxième Guerre mondiale.

Face à la montée de la révolution coloniale à niveau mondial et à celle du nationalisme anti-colonialiste à Porto Rico, quelques concessions ont été faites. Une forme limitée d’autonomie gouvernementale a été appliquée: il était permis d’utiliser l’espagnol dans les écoles publiques; les Portoricains pouvaient élire leurs propres gouverneurs, mais toujours sous le contrôle du Congrès, et ainsi de suite. On a encouragé une nouvelle phase de l’exploitation capitaliste: l’industrialisation.

On a alors incité les firmes états-uniennes à investir en transformant l’île en un immense paradis fiscal. La migration de masse de travailleurs non qualifiés vers le continent a été encouragée pour alléger un peu la pauvreté tout en conservant un réservoir de main-d’œuvre bon marché sur place.

Dans les années 1960, face à la victoire de la révolution cubaine et la montée des mouvements révolutionnaires en Amérique latine, ces mesures politiques ont été intensifiées afin de faire de l’île une «vitrine» des avantages de l’impérialisme états-unien. Ces mesures se sont accompagnées d’une sévère répression de toutes les activités pro-indépendance et de la construction d’un cordon de bases militaires états-uniennes.

Pendant quelque temps, ces dispositions ont effectivement amélioré les conditions à Porto Rico. Les taux de croissance annuels sont montés en flèche à 6% dans les années 1950, mais sont ensuite graduellement tombés pour atteindre 4% dans les années 1970. Dans les années 1980, le taux de croissance était stagnant. A cette époque Porto Rico était devenu le pays le plus profitable au monde pour les corporations états-uniennes. Mais le modèle du travail bon marché n’a pas tardé à trouver des lieux encore plus favorables: en Chine, au Bangladesh, au Mexique, au Vietnam, etc.

En 1990, le Congrès a commencé à mettre un terme aux exonérations d’impôts; en 2006 celles-ci avaient complètement disparu. Les grandes corporations états-uniennes sont parties. Et à mesure que l’économie s’effondrait, la phase du capitalisme financier «vautour» a fait son apparition, avec des prêts pour maintenir le pays à flot. Des emprunts ont ensuite été nécessaires pour rembourser les emprunts précédents, dans un cercle vicieux qui a conduit à la crise actuelle, avec des dizaines de milliards qui quittent l’île, tombant dans les mains des gens les plus riches des Etats-Unis.

En réalité, avec la fin de la «guerre froide», les Etats-Unis n’avaient plus besoin de Porto Rico en tant que «vitrine»: ils disposent désormais d’autres sources de main-d’œuvre bon marché. La Maison Blanche et le Congrès n’ont pas de solutions à long terme, même si le fait que Porto Rico soit en train de devenir la Grèce états-unienne est politiquement gênant.

Que devraient préconiser les socialistes aux Etats-Unis, de pair avec nos co-citoyens sur l’île? Nous pouvons faire appel aux progressistes, voire à tous ceux qui conservent un reste élémentaire de justice et d’humanité, pour revendiquer l’annulation totale de la dette, qui est clairement impayable.

On devrait pousser le gouvernement états-unien, qui a versé des milliards de dollars pour renflouer les banques lors de la grande récession, à reconstruire l’économie de l’île, ce qui constituerait une réparation partielle pour l’exploitation qu’il a fait subir à Porto Rico depuis plus d’un siècle.

Cela prendra du temps pour qu’un nouveau mouvement de masse puisse sortir l’île de son statut de colonie, mais nous devons encourager toute avancée qui contribue à renforcer la souveraineté de l’île, tout en gardant l’objectif d’indépendance.

Nous devrions amplifier l’éducation sur la véritable histoire d’oppression coloniale de Porto Rico.

Enfin, nous devrions œuvrer pour construire un mouvement socialiste aussi bien aux Etats-Unis que sur l’île. Cela contribuerait à la lutte pour les revendications immédiates et autres et indiquer la voie vers la suppression de l’exploitation impérialiste en la coupant à sa racine qu’est le capitalisme, et son remplacement par une communauté socialiste. Porto Rico pourrait être la première à réaliser cet objectif. (Mai 2016, traduction A l’Encontre)

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C’est officiel: Porto Rico est bien une colonie

Par Barry Sheppard

Deux décisions récentes de la Cour suprême et une loi passée à la Chambre des représentants confirment le fait que Porto Rico n’a aucune souveraineté et est, de fait, une colonie des Etats-Unis. La loi votée dans la Chambre est soutenue par les deux partis au Sénat et Obama a promis de la signer. Les sénateurs Robert Menendez, Richard Durbin et Bernie Sanders ont voté contre la loi, mais il y a peu de chance pour qu’ils utilisent l’obstruction parlementaire pour la bloquer.

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Une des décisions de la Cour suprême, concernant une procédure criminelle, déclarait que Porto Rico n’était pas un pays souverain. L’autre vidait de sa substance une loi passée par le corps législatif portoricain pour permettre à l’île de se déclarer en faillite. Elle réaffirmait une loi passée par le Congrès de 1980 qui l’interdisait, alors que les 50 Etats et des municipalités états-uniennes disposent de ce droit.

La Juge suprême Sonia Sotomayor, qui est d’ascendance portoricaine, s’est opposée aux deux décisions. Porto Rico fait face à une crise économique massive. L’île a une dette de 73 milliards de dollars à l’égard d’institutions financières états-uniennes, dette qu’elle n’a pas les moyens de rembourser. Une grande partie de cette dette est due par des services et biens acquis. La juge a écrit que si Porto Rico n’a pas la possibilité de restructurer sa dette moyennant une mise en faillite, il ne «pourra pas payer des fournitures telles que du carburant pour générer de l’électricité, ce qui entraînera des pannes d’électricité tournantes.» D’autres services vitaux «seront mis en danger, y compris la capacité de fournir de l’eau potable sûre, d’entretenir les routes et de faire fonctionner les transports publics.»

Elle a ajouté que le gouvernement de Porto Rico a été «laissé impuissant et privé de dispositions légales pour venir en aide à ses 3.5 millions de citoyens.»

La loi, dénommée PROMESA, a été approuvée par la Chambre et se trouve maintenant devant le Sénat. Cette loi prévoit la création d’un comité de contrôle non-élu de sept personnes, qui aura des droits généralisés pour prendre le contrôle de l’économie portoricaine. Seule une personne sur les sept sera originaire de l’île, les autres seront toutes états-uniennes, toutes seront nommées par le Congrès.

Pendant le débat à la Chambre, Luis Gutierrez, délégué de l’Illinois d’ascendance portoricaine, s’est prononcé contre la loi : «Aujourd’hui, dans la plus grande démocratie du monde, nous sommes en train d’agir de manière totalement non démocratique. Nous débattons sur comment nous allons confisquer le pouvoir d’un peuple qui est virtuellement déjà impuissant… Réfléchissez-y. Nous sommes en train d’imposer une junte – car c’est ainsi qu’ils l’appellent. Au regard de la communauté internationale il n’y aura aucune différence entre cette junte et celle de Pinochet au Chili.»

Dans une interview sur le programme Democracy Now!, Carmen Yulin Cruz, la maire de San Juan, la capitale de Porto Rico, a déclaré: «Ce que le Congrès a fait, ce que le président des Etats-Unis a fait, ce que le corps législatif a fait, est de dévoiler à tout le monde, à la communauté internationale et à tous les habitants de Porto Rico, que nous sommes une colonie des Etats-Unis. PROMESA est une promesse violée au peuple de Porto Rico. Ils ont tourné le dos aux droits du peuple de Porto Rico et ils ne soutiennent aucune mesure qui puisse aider au développement de l’économie portoricaine.»

En se référant à l’argument mis en avant par les Etats-Unis en 1952 devant les Nations Unies selon lequel Porto Rico ne serait pas une colonie, Madame Cruz a expliqué que par ces actions les Etats-Unis ont admis «avoir perpétré une fraude à l’égard de la communauté internationale lorsqu’ils ont demandé [aux Nations Unies] que Porto Rico soit retiré de la liste des colonies. Nous sommes bel et bien une colonie.»

A cette époque, en 1952, en pleine montée de la révolution coloniale contre le contrôle impérialiste direct, et lorsque la «guerre froide» s’intensifiait avec l’invasion états-unienne de la Corée, Washington ne voulait pas admettre qu’ils avaient une colonie directe. Maintenant ils n’ont plus besoin de ces subtilités, même s’ils préfèrent encore trafiquer un peu la question en évitant le terme de colonie. Mais ils confirment bien que Porto Rico n’a pas de souveraineté et que le Congrès contrôle son gouvernement.

«Les gens devraient savoir qu’alors que les gens aux Etats-Unis se battent pour augmenter le salaire minimum à 15 dollars l’heure, ce comité de contrôle colonial va réduire le salaire minimum des moins de 25 ans à 4,25 dollars l’heure. Ce même comité aura le droit de vendre nos ressources nationales. Il aura les pouvoirs souverains pour révoquer tout ce que décidera notre prochain gouverneur, alors que celui-ci a été élu par un vote démocratique du peuple portoricain.

Ainsi, nous n’avons pas de voix, car ceux qui prétendent être les modèles de la démocratie mondiale nous ont privés de voix.»

Certains ont espéré que le comité de contrôle allait restructurer la dette. Mme Cruz a souligné que c’est le comité qui déciderait si – et non quand – la dette serait restructurée. Il s’agit fondamentalement d’un comité de contrôle pour les fonds spéculatifs qui ont prêté de l’argent à Porto Rico.

Et elle a ajouté : «Il est important de noter que [PROMESA stipule] que le peuple portoricain devra payer 370 millions de dollars à ce comité de contrôle pour que celui-ci soit fonctionnel. Donc, non seulement il supprime la démocratie de Porto Rico, mais en plus cela nous coûtera de l’argent pour infliger de la douleur à notre propre peuple. C’est totalement déraisonnable.

Nous avons notre propre responsabilité dans cette crise. Le gouvernement central portoricain, tout comme le gouvernement grec, était complice des financiers états-uniens. Il existe une coopération mutuelle, silencieuse, qui a produit la crise parfaite. Nous devons réformer notre gouvernement. Nous devons restructurer nos priorités. Et nous devons restructurer les rapports coloniaux entre Porto Rico et les Etats-Unis.» (24 juin 2016, traduction A l’Encontre)

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