Suisse. Avec EFAS, une «nouvelle dimension» pour les soins intégrés: un moyen pour les assureurs maladie de formater le recours aux soins, avec un objectif financier

Par Benoit Blanc

Une nouvelle hausse des primes maladie de presque 6% en moyenne a été annoncée le 26 septembre. En trois ans, l’augmentation dépasse les 21%… Comme les années précédentes, les propositions de «solutions» se sont multipliées, avant cette annonce et dans son sillage. Parmi elles, les «soins intégrés» figurent en bonne place. A quoi rime cette floraison? Et en quoi est-elle liée avec le projet de financement uniforme de l’ambulatoire et du stationnaire (EFAS), soumis au vote le 24 novembre prochain? [Voir l’article concernant le projet EFAS publié sur ce site le 6 septembre .]

Le nouveau produit d’appel des assureurs…

Le calendrier devrait mettre la puce à l’oreille. Ces annonces précèdent de peu la période de deux mois durant laquelle les assurés peuvent changer d’assurance. Généreusement relayées par les médias, elles sont tout simplement, en premier lieu, des coups de pub, gratuits, que les assureurs s’offrent pour leur promotion. Un «produit d’appel», comme les «actions» de la Migros et autres «offres exceptionnelles» qui servent à attirer le chaland.

L’inconséquence avec laquelle ces annonces peuvent être faites conforte ce constat. Ainsi, à l’été 2023, les médias avaient généreusement relayé une «nouveauté» dans la région lémanique: les assureurs CSS, Mutuel et Concordia s’associaient avec l’ensemble hospitalier de la Côte (EHC) de Morges et le réseau de cabinets médicaux Arsanté à Genève pour lancer un réseau de soins intégrés, avec une révolution dans le mode de financement: le passage à la capitation (un somme fixe par assuré, censée tenir compte du profil sanitaire de la population couverte) au lieu du financement à l’acte.

Une année plus tard, ce projet a disparu des radars. Par contre, deux nouveaux sont lancés, avec le même soutien des trompettes médiatiques.

D’un côté, le 9 septembre 2024, la CSS et l’EHC annoncent qu’ils lanceront en 2025 une «offre inédite de soins intégrés», pour reprendre les termes du communiqué de presse. Cette «offre inédite» repose en réalité sur les prestations existantes de l’EHC, qui a construit depuis des années un ensemble combinant services hospitaliers, cabinets médicaux et EMS, avec en plus une «nouvelle fonction d’accompagnement des patients présentant des situations exigeantes», assurée par une soignante, et une «évaluation de santé gratuite [accompagnée de] conseils individualisés concernant leur santé». La nouveauté n’est pas vraiment proportionnelle à l’écho rencontré…

De l’autre, c’est le groupe Mutuel et le réseau Delta de cabinets médicaux (incluant Arsanté à Genève) qui communiquent, fin août, qu’ils «renforcent leur partenariat» à Genève: la nouveauté, dans ce cas, ressemblant à celle présentée dans l’Ouest lausannois, est l’accès gratuit à de nouveaux «points de santé», censés réaliser un premier tri pour les urgences non-vitales.

Pourquoi le projet annoncé en 2023 a-t-il été abandonné et remplacé par ces nouvelles annonces? Les promoteurs restent à ce sujet motus et bouche cousue et les médias ne voient pas l’intérêt de poser la question. L’important c’est, de toute évidence, l’effet d’annonce dans le cadre de la concurrence que les caisses maladie se livrent entre elles pour gagner des assuré·e·s.

… qui rencontre un succès considérable…

Au-delà de ce constat, il faut prendre la mesure du phénomène. Le Forum suisse des soins intégrés (fmc) a publié en 2023 une évaluation de la diffusion des modèles d’assurance maladie dits alternatifs (par opposition au modèle standard, qui ne prescrit aucune limitation dans le choix et l’accès à un prestataire de santé). Le fmc distingue deux grands types de modèles alternatifs. Le premier ne comporte pas de contrat avec une assurance: c’est le modèle simple «médecin de famille», qui demande seulement que l’on choisisse un médecin généraliste, qui est toujours le premier recours (sauf en cas d’urgence). Le second modèle implique un contrat entre une assurance et des réseaux de médecins. Ces contrats portent en particulier, selon le fmc, sur les règles d’accès aux prestataires de soins ainsi que sur la gestion des traitements, de la qualité et des données. Donc sur les règles de prise en charge des patients. Ce sont, pour le fmc, les «vrais» modèles de soins intégrés.

En 2006, environ 82% des assurés l’étaient avec un modèle standard. La part des assurés auprès d’un «vrai» modèle de soins intégrés s’élevait à 7,5%. En 2022, la part des assurés avec un modèle standard a chuté à 24% environ. Presque un tiers (32%) des assurés le sont auprès d’un «vrai» modèle de soins intégrés et 44% auprès d’un modèle simple de médecin de famille ou de télémédecine. La part des assurés avec un «vrai» modèle de soins intégrés est très différente selon les régions, passant de 41% en Suisse orientale à 18% en Suisse alémanique et 14% au Tessin.

Par ailleurs, toujours selon le fmc, trois quarts (77%) des médecins de premier recours font partie d’un réseau de médecins ou d’un cabinet de groupe intégrés à un «vrai» modèle de soins intégrés. Bien entendu, ces médecins prennent aussi en charge des assurés qui n’ont pas choisi de tels modèles d’assurance.

La percée des soins intégrés a donc été fulgurante en une quinzaine d’années, bien au-delà de ce qu’une observation superficielle depuis la Suisse occidentale pourrait laisser croire.

… et qui fait voler en éclats les promesses de la LAMal

La Loi sur l’assurance maladie (LAMal) a été vendue à la population, au début des années 1990, avec une double promesse: bien que les primes par tête soient une négation de la solidarité sociale, la LAMal prétendait néanmoins instituer une double solidarité, entre jeunes (dès 25 ans) et personnes âgées, ainsi qu’entre personnes en bonne santé et personnes en mauvaise santé, la prime étant la même pour toutes et tous.

Or, la diffusion massive des modèles d’assurance alternatifs de soins intégrés, combinée avec le système de différents niveaux de franchise, a fait voler en éclats cette promesse. D’une part, les modèles d’assurance avec soins intégrés les plus restrictifs pour les assurés peuvent impliquer un rabais de prime allant jusqu’à 20% comparé au modèle standard. Le choix de la franchise la plus élevée (2500 francs) peut permettre un rabais supplémentaire dépassant les 20%. Ces deux options cumulées permettent donc aux personnes en bonne santé et le plus souvent jeunes – car ce sont elles qui choisissent ces options en priorité – de payer nettement moins que les personnes âgées, souffrant de problèmes de santé et qui ont tendance à adopter un modèle d’assurance avec le minimum de restrictions et la franchise la plus basse.

De plus, les franchises élevées et les modèles de soins intégrés n’ont pour l’instant qu’un impact très limité sur les coûts globaux de la santé: la grande majorité des personnes concernées par ces options recourent peu aux soins, ne modifient donc guère leurs comportements suite à leur adhésion à ces modèles alternatifs d’assurance et ne représentent de toute manière qu’une faible part des dépenses de santé. La baisse de recettes induite par les modèles d’assurance alternatifs doit donc être compensée… par des hausses de cotisations plus importantes pour tous les assurés, comme le signale le président de l’Union syndicale suisse (USS), Pierre-Yves Maillard, au quotidien Le Temps (27.09.2024). Ce qui accélère la fuite des assurés vers les modèles d’assurances meilleur marché… et relance le cycle pour un tour.

Une «nouvelle dimension» grâce à EFAS

Les soins intégrés ne sont cependant pas qu’un produit d’appel pour les assureurs. Ils sont aussi un moyen aux mains des assureurs pour diriger et formater le recours aux soins, dans une perspective strictement financière.Cette dimension gagne en importance à mesure que la part de la population qui y adhère augmente, sous la pression des hausses de cotisations maladie, et comprend toujours plus des personnes ayant des problèmes de santé importants, pouvant y compris nécessiter une hospitalisation.

Les soins intégrés reposent sur un double contrat, avec les assureurs occupant la place centrale… et de force. D’un côté, les assurés, en échange d’un rabais de prime, acceptent l’exigence des assureurs de se plier aux processus de soins définis par les réseaux de soins reconnus par les assurances. Voici comment Visana, par exemple, formule cette règle: «Votre médecin ou votre cabinet de groupe gère l’ensemble de votre traitement et vous redirige, si nécessaire, vers des spécialistes». De l’autre, les réseaux de soins, en échange de leur référencement par les assureurs parmi les prestataires de soins éligibles, gage d’une clientèle élargie, s’engagent vis-à-vis des assureurs sur les processus de soins mis en place. La transparence au sujet du contenu de ces contrats n’existe pas. Mais il est certain que les assureurs disposent du rapport de force, et de bases de données suffisantes, pour orienter les pratiques de ces réseaux vers leurs objectifs financiers précis.

En résumé, avec les soins intégrés, les assureurs contraignent les assurés à suivre les parcours de soins décidés par le réseau de soins… et préalablement préformatés par l’assureur. Le plus grand réseau de soins de Suisse romande, le Réseau Delta, affiche bien en vue sur sa page d’accueil: «RESEAU DELTA: UNIQUEMENT DES MEDECINS. PAS UNE ASSURANCE». Comme si cela n’allait pas de soi… à moins que cela aille de moins en moins de soi.

Et c’est ici que le financement uniforme de l’ambulatoire et du stationnaire entre en jeu. «Le bénéfice d’une organisation de soins intégrés est essentiellement basé sur la diminution des coûts hospitaliers», rappelait en 2022 le docteur Marc-André Raetzo, co-fondateur justement du réseau de soins Delta (Revue médicale suisse, 30 novembre 2022). Le financement uniforme de l’ambulatoire et du stationnaire (EFAS) va permettre aux assureurs d’exploiter enfin ce «bénéfice». On peut sans grand risque parier que les clauses prévoyant des listes d’interventions chirurgicales – car ce sont elles les premières concernées – à réaliser uniquement en ambulatoire vont se multiplier dans les modèles d’assurance de soins intégrés les plus avantageux. Assurés et réseaux de soins n’auront d’autre choix que de s’adapter pour continuer à faire partie des «soins intégrés». Et tant pis pour la liberté thérapeutique du praticien et pour la prise en compte de la situation personnelle du patient.

Une aubaine pour le privé

Dans le sillage, cet élan donné à la chirurgie ambulatoire promet de belles perspectives pour les investisseurs privés. Pour être rentable, cette dernière doit en effet pouvoir être pratiquée dans des infrastructures propres, distinctes de celles conçues pour les prises en charge hospitalières. Comme les hôpitaux sont étranglés financièrement, le larron qui pourra profiter de cette occasion sera à chercher du côté des cliniques privées ou d’autres investisseurs privés.

Où mène cette montée en puissance du privé dans le secteur des soins, la petite histoire contée par Verena Nold, directrice de SantéSuisse (24 heures du 10.09.2024) nous le fait entrevoir. Verena Nold se dit particulièrement préoccupée par la hausse des dépenses pour les soins à domicile, de 9,74% (attention à la précision) jusqu’à fin juillet. Cela résulte, selon elle, du fait que, depuis quelques années, les proches fournissant des soins peuvent être rémunérés. «Le problème, poursuit-elle, c’est que les organisations privées actives dans le secteur facturent de la même façon les soins fournis par la famille ou par une infirmière formée. Comme elles ne reversent qu’une partie de l’argent payé par les assureurs aux proches aidants, elles réalisent ainsi une jolie marge.»

Problème: ce business inespéré n’existe que parce que les entreprises privées ont été encouragées à entrer dans le «marché» des soins à domicile avec la révision du financement des soins entrée en vigueur en 2011. Cette révision, saluée par les assureurs maladie, avait entre autres pour but de permettre à la concurrence de rendre les soins «plus efficients». Pour l’heure, c’est la captation de bénéfices, c’est-à-dire de l’argent public et des assurés, qui a gagné en efficience…

EFAS va enclencher une dynamique analogue dans d’autres pans des soins ambulatoires. Il est donc crucial de bloquer ce projet en votant NON le 24 novembre prochain. (7 octobre 2024)

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