Par Benoit Blanc
Le (contre-)sens du projet EFAS (financement uniforme des soins – voir l’article publié sur ce site le 19 août), soumis au vote le 24 novembre prochain, est éclairé par un autre débat, retenant trop peu d’attention: celui portant sur la mise en œuvre de l’initiative «Pour des soins infirmiers forts», adoptée en votation populaire en novembre 2021. Voici pourquoi.
Un mandat populaire pour améliorer les conditions de travail dans la santé
L’initiative «Pour des soins infirmiers forts» a été acceptée le 28 novembre 2021 avec 61% de OUI. Son objectif revendiqué est de combattre la pénurie de personnel soignant, ce qui menace la qualité des soins. Elle demande pour cela un renforcement de la formation, d’une part, et, d’autre part, «d’améliorer les conditions de travail des soignants et reconnaître leurs compétences pour qu’ils ne quittent plus leur profession» (Comité d’initiative, dans le bulletin officiel en vue de la votation).
Les paroles du «partenariat social»
Le Conseil fédéral a décidé une «mise en œuvre» de cette initiative en deux temps. La première étape est centrée sur le renforcement de la formation. Elle n’a pas suscité d’opposition et la loi correspondante est entrée en vigueur le 1er juillet 2024.
La deuxième étape porte sur les conditions de travail. L’importance de leur amélioration n’est, en apparence, pas contestée. Ainsi, une «Déclaration commune entre la Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé, les associations d’employeurs et les associations professionnelles/syndicats» a été rendue publique le 8 juin 2023. On y lit notamment: «Les cantons et les associations d’employeurs admettent que les conditions de travail doivent également être adaptées». Et encore: «Les principaux facteurs contribuant à prolonger la durée d’exercice de la profession sont connus: conditions de travail adaptées aux exigences (entre autres: taux d’occupation et réglementation des vacances, respect des directives de la législation du travail – telles que les périodes de repos –, planification prévisionnelle des services, temps suffisant accordé pour le traitement des patientes et des patients et allègement des tâches n’ayant pas trait aux soins), salaires/indemnités concurrentiels et conciliation de la vie professionnelle et privée.» Voilà pour les paroles.
«Pire qu’une coquille vide»…
Pour la pratique, le test a débuté cette année. Le 8 mai, le Conseil fédéral a soumis à consultation, jusqu’à fin août, sa proposition pour cette «deuxième étape», qui comprend en particulier une «loi fédérale sur les conditions de travail dans le domaine des soins infirmiers (LCTSI)». Le Syndicat des services publics (SSP-VPOD) a immédiatement constaté que «cette loi est pire qu’une coquille vide, ce pourrait être une loi de déréglementation!»(Services publics du 17 mai 2024).
Les motifs pour cette appréciation ne manquent pas. Premièrement, les articles portant sur des caractéristiques des conditions de travail reprennent le plus souvent les règles ultra-minimales de la Loi sur le travail et ils sont ainsi souvent en deçà des normes en vigueur dans les établissements publics de soins. Deuxièmement, la loi veut rendre obligatoire la négociation de conventions collectives de travail (CCT), y compris, justement, pour les établissements de droit public. Ce changement de régime a de fortes chances d’être l’occasion d’une attaque contre les droits conquis par les salarié·e·s des services publics et d’une nouvelle expansion du régime de l’entreprise privée dans la santé. Cerise sur le gâteau, le projet de loi propose une variante autorisant les CCT à déroger aux dispositions de la LCTSI en défaveur des salarié·e·s. A cela s’ajoute le fait que l’idée d’une règle définissant les effectifs et niveaux de formation nécessaires par personne soignée, afin de garantir des soins de qualité et une charge de travail acceptable, a purement et simplement été abandonnée.
Le patronat sort du bois
Voilà pour le projet que le Conseil fédéral a mis en consultation. Les réponses à la consultation sont encore pires!
Prenons H+, la faîtière des hôpitaux, qui sont avec les EMS les principaux employeurs de personnel soignant. Dans un communiqué publié le 22 août 2024, H+ explique qu’«au lieu de nouvelles directives centralisatrices, les hôpitaux ont besoin d’un renforcement de leur liberté entrepreneuriale au travers de tarifs qui couvrent leurs coûts».Et d’enfoncer le clou: «Nous exigeons donc que le Conseil fédéral revoie profondément son projet, déclare la directrice de H+ Anne-Geneviève Büttikofer. À cet effet, il doit prendre davantage en compte le partenariat social qui a fait ses preuves ainsi que la faisabilité financière pour les hôpitaux et les cliniques.»
La prise de position conjointe des associations patronales des EMS (curaviva) et des soins à domicile (ASPS pour les soins privés et Aide et soins à domicile pour les entreprises «à but non lucratif») est du même tonneau. Dans un communiqué de presse du 29 août, elles exigent que le Conseil fédéral abandonne «les mesures qui entraînent une réduction excessive de la capacité de travail, qui restreignent encore davantage la marge de manœuvre quant au choix de solutions individuelles optimales, voire qui passent outre les besoins du personnel.»
Ce galimatias vise les rares mesures concrètes contenues dans le projet de loi, comme une éventuelle réduction du temps de travail ou la limitation de la durée maximale de la semaine de travail. Bien entendu, ces associations patronales se positionnent ainsi pour répondre aux «souhaits» de leurs employé·e·s, car, par exemple, «la réduction du temps de travail [limiterait] la possibilité pour les employeurs de répondre aux souhaits de leurs collaboratrices et collaborateurs et de proposer des modèles de travail modernes (par ex. missions de 6 jours pour les frontalier·ères).» On n’y avait pas pensé. [Voir l’encadré ci-dessous au sujet de la dernière campagne publicitaire des soins à domicile privés.]
Ces prises de position donnent une juste mesure de la valeur accordée par le patronat de la santé à la «Déclaration commune» signée il y a une année (et présentée ci-dessus) et au «partenariat social qui a fait ses preuves»…
Améliorer les conditions de travail? Circulez, il n’y a rien à voir!
Quelle est la leçon de cette petite histoire?
Premièrement, il n’y a aucune volonté d’améliorer les conditions de travail du personnel soignant – et de respecter le résultat d’une votation populaire – du côté patronal comme de celui des majorités politiques qui gouvernent au niveau fédéral comme au niveau cantonal.
- Le Conseil fédéral, obligé de faire une proposition suite à la votation populaire, souffle du vent, ou pire.
- Pour les employeurs, le moindre droit collectif des salariés est une atteinte insupportable à leur sacro-sainte «liberté entrepreneuriale». Cette «liberté entrepreneuriale» qui se traduit par exemple à l’Inselspital de Berne par la décision de baisser de 5% les charges salariales afin de réduire le déficit de l’établissement (VPOD Bern, Standpunkt 158, septembre 2024)… Bonjour les soins infirmiers forts!
- Et c’est à l’avenant pour les gouvernements cantonaux. A Zurich, la directrice de la santé, l’UDC Nathalie Rickli, s’oppose à toute mesure cantonale pour améliorer les conditions de travail du personnel de santé et elle rejette, avec l’ensemble du gouvernement, le projet de loi du Conseil fédéral comme «déconnecté de la réalité et inacceptable», car trop coûteux (NZZ, 27.08.2024). Dans le canton de Vaud, le plan du Conseil d’Etat, InvestPro dans le jargon managérial, comprenant une revalorisation des salaires de misère du secteur parapublic de la santé, réglés par une CCT (encore un succès du «partenariat social qui a fait ses preuves»), est minimaliste et n’a pas été amélioré d’un centime par le Grand Conseil, malgré une pétition signée par plusieurs milliers de salariées concernées. Illustration de l’état d’esprit dominant du côté patronal et de la droite: à ceux défendant un alignement des salaires du secteur parapublic sur ceux du CHUV et de la fonction publique – ce qui était la règle jusqu’il y a une vingtaine d’années et l’introduction d’une CCT pour le parapublic… – un député radical a répondu qu’on «pouvait changer l’équation: est-ce que ce ne sont pas plutôt les salaires du CHUV qui sont trop hauts?» (Le Courrier, 28.08.2024). Une autre députée radicale a quant à elle demandé d’exclure de ces maigres mesures les personnes ne disposant «que» d’une formation avec un CFC (certificat de capacité) ou une AFP (attestation fédérale de formation professionnelle, acquise en deux ans) (Le Courrier, 04.09.2024). Proposition désintéressée évidemment: ladite députée est directrice d’une fondation chapeautant des EMS… et les EMS du canton de Vaud recourent massivement à du personnel sans qualification ou avec une formation de niveau AFP ou CFC.
Tromperie complète
Deuxièmement, la tromperie du projet de loi du Conseil fédéral est complète, car – et, sur ce point, on ne peut que donner raison à H+, curaviva et aux associations patronales des soins à domicile – il ne prévoit aucun moyen pour financer une amélioration des conditions de travail. Mais qui peut croire que cela peut se faire «gratuitement», ou par «gain d’efficience», sans investir dans la santé et allouer des ressources supplémentaires aux soins?
Un seul exemple: le projet de loi envisage, dans une de ses rares dispositions concrètes, de fixer une durée normale du travail (la durée contractuelle, hors heures supplémentaires) comprise entre 38 et 42 heures… une fourchette élastique.
Diminuer le temps de travail dans les soins correspond à un vrai besoin. Il est très difficile, et rare, de tenir sur la durée dans les soins, les hôpitaux en particulier, avec un plein-temps, vu la charge et l’intensité du travail. Diminuer le temps de travail à 38 heures – une vague possibilité dans le projet de loi! – serait un premier pas. Réalisée avec maintien du salaire et embauches compensatoires, cette mesure aura évidemment un coût, estimé à 1,4 milliard de francs par an. Qui va payer?
Le financement des hôpitaux par DRG (diagnoses related groups – système à l’origine de la tarification à l’activité), mis en place en 2012, les étrangle financièrement. Personne, et surtout pas les assureurs, ne veut augmenter le niveau de remboursement des soins. Ce mode de financement, censé «stimuler» la concurrence entre hôpitaux et favorisant en réalité le déploiement des cliniques privées, exclut des subventions cantonales. Et, de toute manière, ni la Confédération ni les cantons n’envisagent de mettre la main à la poche. Au contraire, tout ce beau monde fait campagne pour EFAS, qui vise à encore durcir les règles de financement des services de santé sous le contrôle unique, et d’autant plus impitoyable, des assureurs maladie.
Un choix pour l’avenir du système de santé
Voilà où nous en sommes: des soins infirmiers forts ou EFAS. Des services de santé pilotés publiquement pour répondre aux besoins des patients en garantissant de bonnes conditions de travail au personnel soignant, ou une santé de plus en plus marchandisée et transformée en terrain d’affaires pour des entreprises privées. Deux options diamétralement opposées se font face. La campagne pour le NON à EFAS le 24 novembre prochain est au cœur de ce conflit. Cela dit toute son importance.
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Soins à domicile: communication à la sauce patronale
«Si nos soignants vont bien, les personnes soignées vont bien aussi»: une campagne d’affichage fleurit actuellement sur les panneaux publicitaires. Elle diffuse ce slogan, qui se veut sympathique, pour inviter des «soignants» à postuler auprès… des entreprises privées de soins à domicile, regroupées au sein de l’Association Spitex privée suisse (ASPS).
Le secteur des soins à domicile privés est une jungle pour le personnel: dispositions de la loi sur le travail ignorées, trajets non remboursés, plannings en permanence chamboulés, flexibilité totale exigée, stress permanent: les témoignages recueillis par les syndicats pourraient remplir des gazettes entières. Le turnover, en conséquence, est record: les infirmières changent de poste dès qu’elles le peuvent.
Mais, d’un autre côté, la loi sur le financement des soins, entrée en vigueur en 2011, a ouvert à ces entreprises privées un marché presque… illimité: entre 2013 et 2022, leur personnel a triplé (+194%) et les heures de soins dispensés ont augmenté encore davantage (+229%), si bien que leur part de marché est passée de 16% à 29% de l’ensemble des soins à domicile fournis (OFS, 2024, Services de soins à domicile: évolution du financement, de 2013 à 2022).
Pour poursuivre cette fabuleuse expansion et la valorisation des capitaux qu’elle permet, il faut donc recruter du personnel… à exploiter. Qu’on cherche à attirer en faisant miroiter l’exact inverse de la réalité. La «communication» patronale a comme un air orwellien de 1984…
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