Cisjordanie: «Un troisième front»

Le camp de réfugié·e·s de Tulkarem, 4 octobre 2024.

Par rédaction A l’Encontre

Alors que tous les regards, à juste titre, sont braqués sur Gaza (où un nouveau déplacement est imposé aux habitant·e·s du Nord de l’enclave et un bombardement frappe Jabaliya, ce 6 octobre) et sur le Liban et l’Iran, la population de Cisjordanie est soumise à une répression d’ampleur accrue. Agnès Levallois, vice-présidente de l’iReMMO (Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient), soulignait  – le 2 octobre 2024, sur Mediapart, dans un échange avec divers participant·e·s – que la «situation est catastrophique en Cisjordanie».

«Un plan gouvernemental: finir le travail de 1948»

Rapporter ses propos relève d’une nécessité pour qui veut appréhender la situation de cette population palestinienne placée sous occupation coloniale: «La situation s’est dégradée de façon catastrophique. Ce qu’il faut comprendre c’est que sont présents dans ce gouvernement israélien des représentants des colons, de l’extrême-droite, qui considèrent que la Cisjordanie appartient à l’Etat d’Israël. Qu’il est hors de question pour eux qu’il y ait un Etat palestinien un jour en Cisjordanie, qu’il faut absolument faire partir les Palestiniens de Cisjordanie. Et ils ont une voie de sortie «naturelle», pour ce gouvernement d’extrême droite, qui est de se “transférer” en Jordanie. Et donc tout est fait pour rendre la vie de la population encore plus impossible, avec des intimidations permanentes, avec des colons qui font des descentes dans les villages palestiniens, sans aucune raison, avec l’armée qui les regarde faire et qui ne défend en aucun cas les Palestiniens. Alors qu’il n’y a aucune raison pour ces descentes de colons, si ce n’est de clamer: “On est chez nous, vous n’êtes pas chez vous”, donc de les terroriser pour les faire partir. Il y a eu des confiscations de terre, alors que c’est la ressource de beaucoup de familles palestiniennes en Cisjordanie, les oliviers en particulier. La récolte des oliviers est extrêmement importante. Or, ces oliviers ont été pris ou détruits pour que les Palestiniens n’aient plus aucune ressource. Donc là, il y a un plan clairement mis en place par ce gouvernement, qui est de recoloniser. Il y a même aujourd’hui des Israéliens qui considèrent que les Palestiniens n’ont aucune légitimité à vivre sur cette terre, que cette terre a toujours appartenu au peuple juif et qu’il est temps que le peuple juif fasse partir les Palestiniens qui sont les colonisateurs de cette terre.

Vous voyez le renversement de situation, car ce sont les représentants des colons qui sont au gouvernement et eux affichent clairement leur stratégie qui est de les faire partir. Donc, il faut absolument suivre ce qui se passe en Cisjordanie, car là, il y a un vrai projet politique… c’est-à-dire de faire ce que l’Etat d’Israël a toujours conçu: “finir le travail de 1948”. Et ce sont des propos tenus publiquement pour justifier cette violence à l’égard des Palestiniens de Cisjordanie et de les faire partir avec une stratégie de la terreur [plus de 700 personnes ont été tuées depuis le 7 octobre en Cisjordanie, sans parler des milliers de prisonniers soumis à des conditions d’emprisonnement terrifiantes], tout simplement.»

Tulkarem: «une frappe d’une grande puissance»

Dans la nuit du jeudi 3 octobre au vendredi 4 octobre, un bâtiment du camp de réfugié·e·s de Tulkarem a été visé. Le quotidien Le Monde du 5 octobre 2024 (Jean-Philippe Rémy) rapporte: «La frappe, effectuée par un avion de chasse, était d’une telle puissance qu’elle a entraîné la mort de dix-huit personnes, parmi lesquelles plusieurs membres du Hamas, dont le chef du camp de réfugiés et plusieurs civils. L’ampleur du bilan de cette frappe, le mélange entre des cibles de l’armée et les victimes civiles, le tout dans un contexte d’escalade des activités militaires israéliennes en Cisjordanie, ont fait l’objet d’une série de condamnations. La frappe a été qualifiée par le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme d’«exemple clair du recours systématique à la force meurtrière par les forces de sécurité israéliennes en Cisjordanie, souvent inutile, disproportionné et donc illégal».

Quant à elle, l’armée de l’Etat hébreu a justifié cette frappe comme ayant l’objectif «d’éliminer» un «chef du Hamas», «terroriste». Le quotidien israélien Haaretz du 4 octobre 2024 (Yaniv Kubovich et Jack Khoury) indique: «Au moins 18 Palestiniens ont été tués lors d’une frappe israélienne sur le camp de réfugié·e·s de Tulkarem en Cisjordanie, a déclaré jeudi le ministère palestinien de la Santé, l’armée israélienne affirmant avoir tué un commandant du Hamas. […] Elle l’a identifié comme étant Zahi Yaser Abd al-Razeq Oufi. Les services de sécurité de Tsahal et du Shin Bet ont également indiqué que l’attaque avait permis de tuer sept terroristes qui se préparaient à commettre un attentat imminent.»

Etienne Balibar affirme, avec sagacité, qu’«historiquement, terrorisme et résistance ne sont pas des notions incompatibles, bien que le premier puisse entacher la légitimité de la seconde» (voir sa contribution sur alencontre.org du 1er octobre 2024). Dans le contexte décrit ci-dessus par Agnès Levallois, il faut être, au mieux, ignorant – volontairement ou non – de l’histoire concrète faite à cette population palestinienne pour ne pas replacer le «terrorisme» invoqué par Tsahal dans le cadre d’une résistance à une brutale colonisation, avec la déshumanisation de «l’occupé» par «l’occupant». Ce que comprend un dirigeant comme Moustafa Barghouti qui, certes, ne partage pas l’orientation du Hamas. Didier Fassin, professeur au Collège de France, auteur d’Une étrange défaite (Ed. La Découverte, 2024), dans un entretien donné au quotidien Le Courrier (4 octobre 2024), précise l’utilisation contextuelle du terme terrorisme. «Historiquement, les Etats ont décidé que le mot «terrorisme» ne pouvait être attaché qu’à des actions non étatiques. Ainsi, une agression au couteau par un homme palestinien qui blesse au couteau un policier israélien est un acte terroriste, mais un bombardement de civils palestiniens par l’armée israélienne, dont les responsables affirment vouloir créer un choc dans la population, est une opération militaire.»

L’article cité de Haaretz ne manque pas de relater la position des «Autorités palestiniennes»: «Le ministère palestinien de la Santé a déclaré que les frappes à Tulkarem visaient un bâtiment où se trouvait un café très fréquenté. Un secouriste du Croissant-Rouge a déclaré que le bâtiment avait été gravement endommagé et qu’un incendie s’était déclaré sur les lieux. Selon les rapports, de nombreuses personnes sont encore piégées. Le gouvernement palestinien “appelle à une action internationale urgente pour mettre fin à l’escalade des massacres” contre son peuple. Le porte-parole officiel de la présidence palestinienne a également condamné l’attentat, a indiqué l’agence de presse palestinienne WAFA, ajoutant que ces attaques “n’apporteront la sécurité et la stabilité à personne, mais entraîneront la région dans davantage de violence”.» Et les deux auteurs de l’article ajoutent: «La violence a explosé en Cisjordanie depuis le début de la guerre à Gaza, avec des opérations de ratissage quasi quotidiennes des forces israéliennes qui ont donné lieu à des milliers d’arrestations et à des échanges de coups de feu réguliers entre les forces de sécurité et les combattants palestiniens.»

«En lutte contre l’occupation»

La journaliste Soulayma Mardem Bey, dans l’Orient-Le jour, du 5 octobre, rapporte «les propos de Salam Abdelfattah Hassan Issa, directeur du centre Al-Awda, basé à Tulkarem: “C’est la pire attaque à laquelle nous avons été confrontés en Cisjordanie. Un lieu aussi densément peuplé n’a jamais été bombardé par un F-16”. Le centre Al-Awda est une “organisation [qui] travaille auprès d’enfants atteints du syndrome de Down (trisomie 21) et fournit des services de santé à domicile aux femmes et aux personnes âgées dans les camps de réfugiés.” Salam Abdelfattah poursuit. “A l’heure où je vous parle, le nombre de martyrs est de 18, mais il y a encore des corps sous les décombres.”»

La journaliste de l’Orient-le Jour ajoute: «Tulkarem est accoutumée aux raids de l’armée. Elle devait y faire face avant le 7 octobre et y est confrontée de plus en plus depuis lors. Les attaques hebdomadaires structurent la vie des habitants. “Depuis que la guerre a commencé, nos vies ont basculé ”, résume Shadi Abdullah, journaliste palestinien originaire de la ville. “Les checkpoints se sont multipliés d’une localité à l’autre. Nous vivons au rythme des raids israéliens, des annonces de martyrs et de blessés, des destructions de maisons, d’ambulances et d’infrastructures “, s’insurge le jeune homme […]»

Elle poursuit: «Située au nord de la Cisjordanie occupée, à la lisière de la ligne verte, Tulkarem englobe deux camps de réfugiés, Nour Shams et Tulkarem, où s’entassent près de 40 000 personnes. Cernée par cinq colonies israéliennes et un checkpoint à l’entrée de la ville, elle abrite plusieurs groupes armés palestiniens en lutte contre l’occupation. Et constitue l’un des épicentres d’une guerre qui ne dit pas son nom. Dont on ne parle pas ou peu. Qui se déroule à bas bruit et dessine les contours d’un troisième front cisjordanien, où la violence déployée, diffuse et insaisissable, ne cesse de s’intensifier.»

Tout détruire

Soulayma Mardem Bey rapporte encore les propos de Salam Abdelfattah Hassan Issa: «La situation sur le terrain est très difficile, car le camp de Tulkarem fait l’objet des incursions de l’armée d’occupation depuis plus d’un an. Ses bulldozers détruisent constamment nos infrastructures, qu’il s’agisse de l’électricité, de l’eau ou même des rues. Depuis plus de quatre mois, les rues du camp ne sont même plus propices à la marche. Alors pour les voitures, c’est impossible. C’est un défi majeur pour les ambulanciers, car ils sont obligés de transporter les martyrs et les blessés sur de longues distances jusqu’à ce qu’ils atteignent l’emplacement de l’ambulance […] Tout au long de l’année, les immenses bulldozers de l’armée israélienne n’ont cessé de semer la destruction sur leur passage. Ecoles, pharmacies, commerces, tout y passe. Et les rues sont labourées si profondément que les canalisations d’eau et d’égout sont gravement endommagées.»

Une offensive aérienne qui participe de «plan gouvernemental» exposé par Agnès Levallois et prend un sens effectif qui est loin de se résumer à une seule  «frappe aérienne» avec ses conséquences tragiques. (Rédaction, 6 octobre 2024)

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