Entretien avec Jean-François Marquis conduit par Guy Zurkinden
Qu’est-ce qui fait du travail un danger pour la santé ?
Ce n’est pas le travail en tant que tel qui représente un danger: ne pas avoir de travail a un impact encore plus négatif sur la santé. La question à poser est plutôt: de quel travail parle-t-on, et comment est-il organisé ?
De ce point de vue, on peut distinguer trois grandes catégories de risques. D’abord, les risques physiques: porter des charges lourdes, prendre des positions dangereuses, travailler avec des produits dangereux pour la santé, être exposé à des températures extrêmes, etc. Le type d’horaires peut aussi avoir un impact – les horaires irréguliers et les horaires de nuit ont un effet négatif sur la santé. Il y a ensuite les risques psychosociaux, qui sont liés à l’organisation du travail: l’intensité du travail; le contrôle qu’ont (ou non) les salarié·e·s sur la manière dont ils font leur travail; le soutien qu’ils peuvent recevoir (ou non) dans leur travail. Les études montrent que les personnes dont la santé est la plus menacée sont celles qui sont à la fois soumises à une forte demande, ont un faible contrôle sur leur travail, et manquent de soutien.
Les risques physiques et psychosociaux peuvent se combiner: l’organisation du travail a un impact sur la capacité d’un-e salarié-e à faire face aux risques physiques de son travail. Prenons l’exemple d’un ouvrier qui doit transporter des charges lourdes. S’il a un certain contrôle sur son travail, il pourra s’organiser avec ses collègues pour répartir les charges, limiter les positions douloureuses, etc. Mais si l’intensité du travail est très élevée et qu’il a peu de contrôle, il lui sera beaucoup plus difficile de limiter les risques physiques.
Quelles sont les catégories de travailleurs le plus «à risque» ?
Des enquêtes plus approfondies seraient nécessaires pour répondre de manière précise. Mais on peut néanmoins dégager quelques tendances.
Il y a d’abord un constat de base. Il y a une énorme inégalité sociale dans l’exposition aux risques: plus la position sociale est basse, plus on sera exposé à des conditions de travail à risques. Ce gradient social est très fort pour les risques physiques. Il existe aussi pour les risques psychosociaux, surtout au niveau du contrôle – qui est un élément-clé pour la santé.
Ensuite, dans certaines branches, on constate une plus forte d’exposition à des conditions de travail à risques: typiquement, les emplois dans la construction ou dans l’industrie. Mais il y a également d’autres branches dans lesquelles les salarié·e·s sont très exposé·e·s: la restauration et l’hôtellerie, par exemple, cumulent beaucoup de risques physiques (port de charges, températures extrêmes) et psychosociaux (manque de contrôle, manque de temps); c’est aussi le cas pour les transports et la communication. Il y a enfin des branches auxquelles on ne penserait pas: les femmes qui travaillent dans les banques ou les assurances sont surexposées aux mouvements répétitifs, ainsi qu’à des risques psychosociaux comme l’obligation d’être constamment concentrée, la difficulté de mettre en pratique ses propres idées et la peur de perdre son emploi. Les risques sont donc plus répandus que ce qu’on veut bien croire.
On assimile souvent les risques «physiques» aux professions du secteur secondaire, alors que les risques «psychosociaux» seraient liés au secteur des services. Mais la réalité semble plus nuancée ?
Il y a évidemment des différences selon les branches: travailler sur un chantier n’est pas la même chose que travailler dans un bureau, ou encore dans un hôpital. Mais les risques physiques et psychosociaux se combinent assez souvent: une personne qui est exposée à des risques physiques a plus de chance de l’être également à des risques psychosociaux, et réciproquement. Les femmes travaillant dans le secteur santé-social, par exemple, sont confrontées à des risques physiques et psychosociaux élevés. Les ouvriers de la construction sont très exposés aux risques physiques; mais ils sont aussi souvent confrontés à l’exigence d’être très concentrés, au manque de temps, et à la difficulté à mettre en pratique leurs idées.
Les hommes et les femmes sont-ils exposés à des risques différents ?
En général, les hommes sont un peu plus exposés que les femmes aux risques physiques: ils sont plus souvent confrontés à des produits chimiques, aux bruits, à des températures extrêmes. Par contre, il y a peu de différences entre hommes et femmes au niveau des risques ergonomiques (porter des charges lourdes, adopter des positions douloureuses, faire des mouvements répétitifs). En ce qui concerne les risques psychosociaux: les hommes sont plus souvent exposés à une forte demande, les femmes à un manque de contrôle sur leur travail et à une faible latitude décisionnelle.
Votre approche met l’accent sur le lien entre conditions socio-économiques et santé. Qu’en est-il des comportements individuels ?
L’approche que j’ai adoptée ne m’est pas propre: elle correspond à un courant de recherche fondé sur trois décennies d’analyses scientifiques. Son point de départ est qu’il existe des inégalités sociales de santé, importantes, dans tous les pays; et que ces inégalités s’expliquent en grande partie par les inégalités sociales. Dans son rapport de 2008 sur les déterminants sociaux de la santé, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) l’énonce clairement: «Les inégalités sociales tuent à grande échelle». Le travail est une des médiations entre inégalités sociales et inégalités de santé.
Il existe bien sûr des comportements, des modes de vie qui ont un impact négatif: fumer est mauvais pour la santé; être obèse aussi. Mais ces comportements sont eux-mêmes distribués de manière inégale: ils sont plus fréquents dans les milieux sociaux les plus défavorisés. Les raisons sont multiples et complexes: rôle des ressources matérielles (manger sainement coûte cher); représentations culturelles; impact direct de certaines conditions de travail comme le travail de nuit; conditions de vie marquées par le stress ou l’insécurité; expériences très négatives concernant la possibilité de maîtriser sa vie, par exemple si l’on est précaire, qui ne facilitent pas que l’on puisse imaginer maîtriser son état de santé en changeant certains comportements, etc. Tout cela veut dire une chose: ces «modes de vie» ne sont pas en premier lieu des comportements individuels, mais des réalités sociales, qui doivent être prises en compte comme telles si on veut pouvoir les changer.
Le travail salarié n’est pas bon pour la santé. Mais le chômage semble être encore plus néfaste. Pourquoi ?
Le lien entre le chômage, la crainte de perdre son emploi et un moins bon état de santé est très fort. Comment l’expliquer ? La littérature scientifique distingue deux grands mécanismes. D’une part, la sélection opérée par le marché du travail: les plus fragiles seront les premiers à être mis à la porte. C’est le reflet de la dureté du marché du travail. Certaines personnes renoncent même à consulter leur médecin, par peur de devenir une cible potentielle de licenciement. Il y a aussi un mécanisme de causalité: le fait de perdre son travail a un impact négatif sur la santé. Trois types de facteurs se combinent ici: l’impact psychosocial de la perte d’emploi, qui entraîne une perte de reconnaissance sociale et de repères, l’appauvrissement du chômeur, qui peut à terme avoir un impact sur sa santé; certains comportements néfastes pour la santé peuvent aussi être favorisés par cette situation et l’angoisse qu’elle entraîne: fumer davantage, consommer plus d’alcool, etc.
Ce lien entre chômage et santé devrait être pris en compte dans le débat sur l’actuelle révision de l’assurance-chômage: des études tendent à montrer que l’impact négatif de la perte d’emploi sur la santé est plus fort dans les pays où les systèmes de protection sociale des chômeurs sont faibles. Il faut réfléchir aux conséquences en termes de santé publique d’une diminution des prestations de l’assurance-chômage.
Un tel constat modifie les manières d’aborder les questions de santé publique ?
Il existe dans le débat politique une approche centrée sur les comportements individuels et la responsabilité individuelle qui en découlerait en matière de santé. Par exemple en janvier, le Parti libéral-radical a discuté d’une proposition visant à autoriser les caisses maladies à proposer des bonus aux personnes s’engageant à tenir des objectifs individuels de santé, proposition finalement abandonnée. Cela va totalement à l’encontre de l’approche prônée par l’OMS et tend à culpabiliser les personnes concernées.
Gianfranco Domenighetti rappelle par ailleurs dans sa préface que différentes études ont montré que les campagnes de prévention centrées sur les comportements individuels, sans tenir compte de leur dimension sociale, risquent de manquer leur cible. Car leur message n’est pas audible par les personnes les plus concernées.
Du fait de leur impact, les conditions de travail sont «un enjeu de santé publique». Mais la détermination de ces conditions de travail reste en grande partie une affaire privée, interne aux entreprises… N’y a-t-il pas là une contradiction ?
Un détour historique est nécessaire pour répondre. Premièrement, les politiques modernes de santé publique sont nées il y a deux siècles, avec la révolution industrielle. L’impact sanitaire de cette dernière a été dans un premier temps très négatif, résultat en particulier de la concentration soudaine de grandes populations dans des villes sans système d’égout et d’eau potable, des logements surpeuplés, du dénuement, des conditions de travail très dures. Dans ce contexte, le propre des politiques de santé publique a été d’affirmer qu’il existe des biens publics, comme la santé de la population, qui sont supérieurs aux intérêts privés, et qu’il est légitime, au nom de ces biens publics, d’imposer des limites aux intérêts privés à l’origine de ces situations: mettre des limites à l’exploitation du travail, améliorer les conditions d’habitation, etc.
Deuxièmement, les changements qui ont eu lieu et qui ont permis d’améliorer la santé de la population n’ont pas eu lieu «tout seuls» », comme des «sous-produits» de la croissance économique. Ils ont fait l’objet de batailles sociales. Pensons à l’interdiction du travail des enfants, aux mesures de protection des femmes au travail, à la limitation de la durée du travail, à l’interdiction de certains produits toxiques, etc.: ces changements ont été le résultat de convergences entre des «réformateurs» défenseurs de la santé publique, venant notamment des professions médicales, et des luttes ouvrières. A chaque fois, les employeurs se sont, dans un premier temps, opposés à ces mesures, arguant qu’elles provoqueraient la ruine de leur industrie.
Dans quelle direction les changements doivent-ils aller pour faire reculer les inégalités sociales de santé ?
L’OMS, dans son rapport de 2008, écrit ceci: «Les inégalités en santé sont causées par une répartition inégale des revenus, des biens et des services, et des possibilités qui en découlent de mener une vie épanouie. Cette disparité dans la répartition n’est en aucun cas un phénomène ‘naturel’ mais elle est le résultat de politiques qui priment les intérêts de certains par rapport à ceux des autres, le plus souvent les intérêts d’une minorité puissante et riche par rapport aux intérêts d’une majorité démunie». Je trouve intéressant de comparer cette appréciation avec celle d’un Karl Marx, contemporain des conséquences de la révolution industrielle, que je cite dans l’introduction de mon livre: «Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient du sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité». Ces deux points de vue ont, malgré leurs différences, un point commun: ils situent l’origine des inégalités sociales de santé au cœur même des rapports de pouvoir et de richesse qui caractérisent nos sociétés. Cela indique la direction.
Quelles pistes pour diminuer l’impact négatif des conditions de travail sur la santé ?
Le travail peut aider à construire la santé de la population si trois conditions minimales sont réunies: le travail doit permettre à la personne qui l’exerce d’éprouver une certaine maîtrise («je suis capable de faire cela; je vois le bout de mes actes»); il doit lui permettre d’éprouver que son activité est reconnue socialement; et il doit lui assurer une certaine sécurité matérielle.
Que faire pour répondre à ces conditions ? Une pré-condition est d’éliminer ou contrôler strictement les risques physiques. Cela ne va pas de soi. Pensons à l’amiante: ses effets nocifs étaient connus depuis longtemps et démontrés scientifiquement depuis la fin des années 50. Il a fallu attendre les années 90 pour que son interdiction complète soit vraiment à l’ordre du jour…
Un deuxième élément est de renforcer le contrôle que les personnes ont sur leur travail et la reconnaissance dont ils bénéficient. Pour cela, il est fondamental qu’il y ait une revalorisation de la dimension collective du travail: c’est lorsqu’il existe des règles collectives, des protections collectives, une représentation collective (le syndicat), que les salarié·e·s peuvent exercer un certain contrôle, avoir une certaine autonomie, apprécier la reconnaissance et le soutien de leurs pairs, se soustraire aux injonctions contradictoires et aux exigences de rythmes trop élevées, mettre le holà face à des risques physiques. L’évolution des dernières décennies va plutôt dans le sens inverse, celui d’une individualisation des rapports de travail et d’une marginalisation des représentations collectives des salariés. Il est nécessaire d’inverser cette tendance.
La troisième dimension, essentielle, c’est l’objectif d’éliminer la précarité. Les études montrent que la précarité est en tant que telle très nocive pour la santé. De plus, tant que la précarité pèse sur les épaules des salarié·e·s, il est beaucoup plus difficile pour eux d’obtenir et de maintenir des conditions de travail adéquates. Depuis 30 ans, on assiste à un accroissement de la précarité. L’exigence de la sécurité, sécurité de l’emploi, sécurité matérielle, sécurité sociale, devrait être au cœur d’une stratégie pour un travail qui aide les personnes à construire leur santé.
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Publié dans Services publics, organe du SSP-VPOD suite à la publication de l’ouvrage de Jean-François Marquis, Conditions de travail, chômage et état de santé, Editions Page deux, 2010.
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