Assurance invalidité: après le 27 septembre,

l’agression contre l’AI s’aggrave

Bernard Bovay, Charles-André Udry

Le résultat du vote du 27 septembre 2009 portant sur le «financement additionnel de l’assurance invalidité (AI)» a été fort bien apprécié par le Parti libéral-radical (PLR) et l’Union démocratique du centre (UDC). Les deux formations ont parfaitement saisi le signal politique offert par la convergence effective sur les thèmes et les objectifs qui ressortait lors de la campagne de propagande. Cette confluence était certes camouflée par des références à «l’humanisme», à la «solidarité» ou encore à «la seule alternative crédible», diverses formules utilisées par les défenseurs du Oui. Le Temps du 28 septembre titrait en une: «Solidarité avec les invalides». Tout en osant sous-titrer: «Pascal Couchepin fête une ultime victoire», autrement dit la victoire d’un projet de démantèlement de l’AI. Rarement une campagne de propagande politique a fait un usage aussi abondant de l’oxymore.

Le point de rencontre entre les partisans bourgeois du Non et le conglomérat politique traditionnel rallié au Oui – qui ont occupé les deux tout le terrain – se situait sur la nécessité de mettre en œuvre la 6e révision et de baliser la piste d’envol pour celles qui vont suivre. Autrement dit, le démantèlement – rapide ou précipité – de l’AI en tant qu’assurance dite sociale. En effet, le terme assurance est, ici, déjà abusif; quant au qualificatif il est simplement trompeur.

Conclusion: les principaux acteurs politiques bourgeois se sont de suite emparés du résultat en faveur du Oui pour justifier les mesures qu’ils vont adopter de concert; d’autant plus aisément qu’ils ont créé une ambiance de consensus sur le thème fallacieux et sournois de «la solidarité avec les invalides».

Une désagrégation libérale et radicale

Le 29 septembre 2009, le conseiller national Ignazio Cassis (Tessin), au nom du groupe libéral-radical, déposait une motion – intitulée «Assainir l’AI: la pression doit être maintenue» – que l’on peut résumer de la sorte. Premièrement, elle insiste sur la priorité à accorder à la remise au travail et aux soins (sic) à apporter à cet effet. Dès lors, l’allocation d’une rente doit devenir l’exception, même si l’emploi et l’employeur AI compatibles relèvent du mirage. Dans ce but, «le médecin de l’AI doit pouvoir décider seul [sic !] des mesures appropriées». C’est ainsi que s’exprime la solidarité avec les personnes atteintes dans leur santé qui servait de slogan à l’occasion de cette votation !

Deuxièmement, la motion vise brutalement les attributions de rentes qui reposeraient sur des diagnostics d’ordre psychiatrique. Pour cela, une opération de réduction est faite, comme dans la pétrochimie lorsque sont éliminées par distillation les parties volatiles d’un pétrole brut jusqu’à obtention d’un résidu lourd pouvant aller jusqu’au bitume. Elle consiste donc à éliminer la prise en compte de tout contexte d’ordre social (travail et conditions de travail, logement, place dans la «hiérarchie sociale», relations sociales, etc.) et à placer l’individu dans un vide jusqu’à en faire un objet que l’on examine afin de détecter un «mal objectivable». Ignazio Cassis est, entre autres, vice-président de la FMH (Fédération des médecins suisses). Le choix d’en faire le porte-parole de cette motion relève, à la fois, de la recherche d’un semblant de légitimité médicale par le PLR et de l’adaptation de la «science médicale» invoquée aux paradigmes les plus éculés de la théorie économique néo-classique et d’un de ses soubassements: l’individualisme méthodologique.

Le véritable but objectivable peut en fait s’énoncer ainsi: réduction du nombre de nouvelles rentes; suppression de rentes suite à une révision des critères d’attribution; abaissement du taux d’invalidité reconnu.

L’UPS et l’USAM solidaires

L’Union patronale suisse (UPS) – partisane du Oui – distille le même poison. Dans son communiqué du 27 septembre 2009, elle déclare: «Les citoyens ont affirmé leur volonté d’assainir l’AI et d’enrayer l’érosion du fonds AVS.» La seconde partie de l’allégation permet d’ailleurs de faire oublier – comme ce fut le cas durant toute la campagne, par l’ensemble des partis et organisations prônant le Oui – qu’y compris l’Administration fédérale des finances, chiffres à l’appui, soutenait en octobre 2006 qu’«une contribution spéciale au désendettement de l’AI ne se justifie pas car: 1° la Confédération a toujours rempli tous ses engagements financiers par le passé; 2° et la dette de l’AI est uniquement due à des cotisations salariales trop basses».

L’UPS répète la nécessité «d’accélérer le chantier de la 6e révision de l’AI pour réduire les dépenses et remettre enfin d’aplomb cette assurance»; autrement dit, la plomber définitivement.

Puis, l’UPS nous offre une argumentation dont elle a le secret: «En soutenant une hausse d’impôt impopulaire, l’économie suisse [lisez: le patronat] a affirmé son attachement à la santé de l’édifice social [sic !]. Elle s’estime donc d’autant plus fondée à exiger des correctifs raisonnables [sic !] touchant les prestations lors des prochaines et urgentes réformes des assurances sociales.»

Analyse de texte. 1° «L’impôt impopulaire» n’est autre que la TVA. L’UPS par cette formule n’avalise pas le caractère socialement inégalitaire de cet impôt indirect. Elle fait simplement référence au fait que toute hausse d’impôt est qualifiée d’impopulaire, en particulier par ceux qui ne sont pas trop populaires. 2° Au nom de ce soutien à la TVA – alors que ce sont les consommateurs-salariés qui paient pour l’essentiel la TVA et non pas les employeurs, encore moins suite à la réforme qui sera introduite en 2010 ! – l’UPS tire argument pour exiger une contre-réforme encore plus accentuée portant sur l’ensemble desdites assurances sociales: donc l’AVS à 67 ans, la loi sur le chômage péjorée, le taux de conversion réduit dans la prévoyance professionnelle, etc. C’est le monde mit cul par-dessus tête.

L’Union suisse des arts et métiers (USAM) fait appel de même à une interprétation présentée comme une évidence indiscutable selon laquelle «les citoyens reconnaissent la nécessité d’assainir l’assurance invalidité». Elle reprend les thèmes de l’UPS, mais insiste particulièrement sur la lutte contre les abus. Ainsi, le directeur de l’USAM, Hans-Ulrich Bigler, déclare le 27 septembre 2009: «En l’occurrence, il s’agit de lutter systématiquement contre les abus afin de réduire l’excédent de dépenses restant.» L’objectif d’une «réduction de l’excédent restant» par la suppression des abus – relevant du délire au plan comptable – exprime la brutalité des mesures qui doivent être prises, selon l’USAM, supporter du Oui.

Ces mesures seront présentées sous un double habillage: la dénonciation des prétendus abus – relayée par des campagnes de presse ciblées – et l’insistance sur l’élimination des «incitations perverses». Cette dernière formule recouvre le dessein de refuser à toute personne ayant droit à l’AI d’avoir des conditions matérielles de vie qui répondent à des normes sociales analogues à celles d’un·e salarié·e. Ainsi sont dénoncées les rentes qui, couplées aux prestations complémentaires ou à celles de la LPP (IIe pilier) ou de la LAA (Loi sur l’assurance-accidents), conduiraient une personne à «ne pas affronter les risques du marché du travail» (economiesuisse 19.12.2007).

Ici apparaît la réunion entre: la définition à la baisse du «minimum vital», la fixation du salaire alloué à celui ou celle qui sera contraint de subir lesdits risques du marché du travail; et l’abaissement des rentes déjà allouées. La non-attribution de rentes va nourrir la cohorte de celles et ceux qui devront accepter «un salaire de misère» ou «tomber à l’aide sociale».

«Après la révision, en avant pour la prochaine révision»

Quant à l’UDC, le 29 septembre 2009, elle publiait un manifeste intitulé: «La sixième révision doit enfin assainir l’AI». Le titre même de cette feuille de route indique que l’UDC se trouvait sur la même longueur d’onde que le PLR ou le PDC (Parti démocrate-chrétien). Avec ce manifeste, elle répète l’opération effectuée en juin 2007 (5e révision de l’AI), suite à la votation imposée par un référendum.

Cette fois, l’UDC martèle des «principes» qui font accord au sein du Conseil fédéral et des Chambres, au moins depuis la 5e révision de l’AI. Est réaffirmé le soutien donné au projet de message du Conseil fédéral sur la 6e révision de l’AI (première partie). Dans le droit fil de cette orientation, l’UDC exige que «le gouvernement adopte rapidement – soit avant la fin de cette année – le message à l’appui de cette 6e révision de l’AI». Puis, elle rappelle – ce que tous les autres partis gouvernementaux savent parfaitement­ qu’«après la mise en place de la 6e révision de l’AI, il faudra immédiatement passer à la deuxième étape de l’assainissement (partie B de la 6e révision ou 7e révision de l’AI). Un message devra être présenté au Parlement jusqu’en mars 2010.» Précision: cette procédure se trouve déjà dans la Loi sur l’assainissement de l’AI dont l’entrée en vigueur était conditionnée à l’acceptation, le 27 septembre 2009, du «financement additionnel de l’AI». L’UDC, alors, pour mettre la pression, s’était opposée à la loi et au «financement additionnel».

L’opposition sous forme de fausse fenêtre a empêché les «observateurs» – aveugles ou complaisants – de souligner la convergence entre les forces de droite qui ont mené campagne pour et contre le «financement additionnel de l’AI». Ainsi, lors d’un débat à Berne, le jeudi 24 septembre 2009, le président du Parti libéral-radical, Fulvio Pelli, réaffirmait face au chef du groupe UDC, Caspar Baader, que son parti – avec l’appui des autres – avait «diminué le nombre de rentiers [nouvelles rentes] de 46 %». Sur le démantèlement de l’AI, l’entente est réelle. Le 28 septembre 2009, la Neue Zürcher Zeitung – organe proche du PLR – titrait fort à propos: «Après la révision, en avant pour la prochaine révision». Se trouve dans ce titre le but proclamé par l’UDC.

L’UDC, selon une formule bien rodée, pointe un certain nombre d’objectifs qu’elle quantifie – selon ses propres normes – pour en augmenter l’impact publicitaire, en les présentant comme faisant partie d’un «programme d’assainissement réaliste» (p. 5). Ces objectifs vont servir à déterminer le cadre de la discussion à venir pour l’ensemble des forces politiques et des lobbies divers. Son Non, le 27 septembre, s’inscrivait d’ailleurs dans cette logique.

Le programme commun de l’UDC

Parmi les mesures mises en relief, il convient d’en citer quelques-unes. Tout d’abord, la révision des «rentes sur la base des risques». Le terme risque est immédiatement lié à celui d’abus. Parmi les «risques d’abus» se trouvent «les causes AI vagues» («traumatisme de la colonne cervicale, douleurs dorsales indéfinies, cas psychiques»).

A cela s’ajoute la chasse aux travailleurs «d’Europe du sud-est», c’est-à-dire ceux en provenance de la Turquie et de l’ex-Yougoslavie. Ces derniers, pour l’essentiel, accomplissent des travaux lourds, pénibles, dangereux, pathogènes. Le 9 septembre 2009, le conseiller aux Etats argovien UDC Maximilian Reinmann a d’ailleurs déposé une interpellation ayant pour titre «AI. La lutte contre les fraudes commises à l’étranger».

Dans la foulée, l’UDC réclame «l’adaptation des rentes AI exportées au pouvoir d’achat local». Les mots ne sont pas choisis au hasard. En fait, la force de travail des immigré·e·s est usée, dans tous les sens du terme, en Suisse, et réexportée, à moindre coût, une fois inutilisable. Les cotisations à l’AI sont «dé-considérées» et «dé-valuées». L’étape suivante se profile déjà. Pour les travailleurs immigrés qui retourneront dans leur pays d’origine, l’AVS sera indexée «au pouvoir d’achat local».

La même logique va s’appliquer aux salarié·e·s à passeport helvétique dont les revenus AI ou AVS sont d’un niveau tel que l’émigration est envisagée comme un moyen de vivre dans des conditions matérielles plus supportables.

L’UDC ne néglige aucune facette de ladite assurance invalidité. Ainsi, elle écrit dans son «document de fond»: «L’AI rembourse actuellement les frais dus à l’absence du domicile pour cause d’exécution de mesures imposées par l’AI. Ces personnes sont cependant privilégiées par rapport à celles qui ne touchent pas de prestations de l’AI. Il serait donc équitable qu’elles assument leurs frais de déplacement (70 millions à charge de l’AI) ainsi que les dédommagements (40 millions de francs).» Ces mesures sont imposées par l’AI; elles s’inscrivent dans la perspective d’une réinsertion dans le marché du travail, en général. Qu’elles soient prises en charge par l’AI découle du plus strict droit de celle ou celui qui a cotisé à l’AI et qui est placé dans un programme dont découlent ces dépenses supplémentaires. La proposition de l’UDC n’est autre qu’une attaque frontale au revenu. C’est une forme d’abaissement brutal du salaire social.

L’UDC met à profit ici le rétrécissement extrême du salaire social en vigueur en Suisse. En effet, diverses aides devraient être allouées à des chômeuses et des chômeurs, en dessous d’un niveau donné d’allocations, pour qu’ils puissent accomplir de manière optimale leur recherche d’emploi. Il en va de même pour la formation et le recyclage de salarié·e·s. En effet, dans la majorité des cas, la formation des cadres moyens et surtout supérieurs est prise en charge par les employeurs, ce qui est fort peu courant pour les salarié·e·s situés au bas de la hiérarchie. Certes, de plus en plus, la formation doit être accomplie en dehors des heures de travail, y compris pour des cadres moyens. Derrière la mesure particulière de l’UDC se profilent donc des projets plus englobants.

La nécessité s’impose, dans la perspective d’une accélération de la 6e et de la 7e révision d’examiner l’ensemble des propositions de l’UDC et des partis qui en adopteront une part substantielle. Ce sera fait dans un prochain article.

Toutefois, reste à mettre en lumière une donnée qualitative, aux traits quantitatifs. «L’assainissement structurel de l’AI», selon les projections de l’UDC, doit s’élever à 2149 millions de francs (soit 2,15 milliards), par année, à l’échéance de 2020. Une somme qui équivaut à la quasi-liquidation d’une AI présentée dans le cadre de la votation comme devant être «solidaire» et «sociale». Ce qu’elle n’est déjà plus.

Articuler opposition et propositions

A la lumière des déclarations et propositions issues des forces qui fixent l’agenda social et politique en Suisse, on ne peut qu’être sidéré, une fois de plus, par les réactions des appareils syndicaux et de la gauche officialiste. L’USS, dans son communiqué, affirme: «Ce oui est aussi une sanction pour les forces qui mènent depuis des années une politique de démantèlement social dans notre pays.» Or, ce Oui était porté par l’USP et l’USAM. Il est inutile de répéter la convergence qui éclatait aux yeux de tous ceux qui ne voulaient pas les clore, lors de la campagne. En réalité, les prises de position en faveur du Oui, sans aucune analyse sérieuse de la 5e et de la 6e révision, sans aucune référence argumentée aux problèmes de financement, sans aucune mention de ce qui doit être considéré comme des droits sociaux, à partir de besoins bien définis, ont stimulé la confusion et fabriqué l’humus sur lequel pourront mieux se développer la 6e révision et celle qui suivra.

En outre, l’UDC ne manque pas, dans son document, d’exercer un chantage (point 4.6. «Vérification de l’efficacité des contributions», p. 9) sur «les organisations faîtières des associations d’handicapés». Elle les menace tout simplement de mener campagne pour réduire leurs ressources. Elle s’assure ainsi de les faire taire ou, au mieux, de les laisser seulement murmurer.

Celles et ceux qui, dans la gauche dite radicale, se sont prononcés pour un Oui, par réalisme, se devraient de participer à ce front, conjointement à des associations diverses, pour construire une résistance et une alternative.

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