Textes de Marci Shore; Hanna Krall; Shmuel Zygielbojm
A titre de commémoration du 70e anniversaire de l’insurrection du ghetto de Varsovie, nous publions ci-dessous trois documents, qui complètent ceux déjà mis en ligne. Le premier a été publié dans le New York Times en date du 18 avril par une historienne américaine. Le second est constitué d’extraits du livre d’entretiens – une transcription personnalisée ayant pour titre Prendre le bon Dieu de vitesse, publiée par Gallimard dans une version augmentée en 2005 – que l’écrivaine polonaise Hanna Krall (née en 1935) a menés, durant les années 1970, avec Marek Edelman, l’un des dirigeants du soulèvement, décédé le 2 octobre 2009. Le dernier texte constitue une lettre d’adieu adressée au gouvernement polonais par Shmuel Zygielbojm. Ce dernier était détaché du Bund (Union générale des travailleurs juifs, une organisation socialiste juive non sioniste avec une base de masse en Pologne) auprès du gouvernement en exil. Il se suicida le 12 mai 1943, alors que l’insurrection touche à son terme, afin de protester contre la passivité des Alliés.
Le titre qui figure ci-dessus fait référence à l’intitulé d’un journal clandestin du Bund. (Rédaction A l’Encontre)
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Le héros Juif que l’histoire a oublié
Par Marci Shore
La manière dont nous nous souvenons de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943 nous parle plus du présent que du passé.
Il y a soixante-dix ans aujourd’hui [19 avril], un groupe de jeunes hommes et femmes tira les premiers coups de feu qui marquèrent le début du plus important acte de résistance de la résistance juive au cours de l’Holocauste.
L’insurrection du ghetto de Varsovie est à juste titre commémorée – par des livres, des mémoires et des films – comme un acte extraordinaire de courage face à une mort presque certaine. Ceux et celles qui combattirent dans le ghetto offrent une figure emblématique d’héroïsme ainsi qu’un antidote aux images de Juifs conduit dans les chambres à gaz.
L’insurrection était, en effet, extraordinaire. La façon dont elle a été commémorée tout au long des années – en Pologne «communiste», en Occident et en Israël – nous parle toutefois plus au sujet de la façon dont l’histoire est utilisée pour des besoins contemporains que sur l’insurrection elle-même. La véritable nature de celle-ci ne peut être comprise au travers des commémorations d’après-guerre, mais uniquement par ses origines lors de la guerre.
Les nazis, après avoir défait la Pologne, commencèrent à concentrer près d’un demi-million de Juifs polonais dans le ghetto de Varsovie au cours de l’automne 1940. Ils les contraignirent à bâtir un mur puis les enfermèrent à l’intérieur. Les enfants commencèrent à mourir de froid, de maladies et de faim. On trouvait des corps émaciés et des cadavres dans les rues.
Un Conseil Juif, présidé par Adam Czerniakow [1], fut rendu responsable devant les Allemands pour l’organisation du travail esclave, les réquisitions et bientôt pire. Le 22 juillet 1942, les Allemands commencèrent les déportations de masse en direction du camp de la mort de Treblinka, situé à une centaine de kilomètres au nord-est. Ils exigèrent que le Conseil Juif prépare des listes pour les déportations quotidiennes. Czerniakow savait ce que ces déplacements signifiaient la mort. Il n’appela pas à la résistance. Au lieu de cela, le 23 juillet, il avala une capsule de cyanure.
Marek Edelman, un commandant de l’insurrection du ghetto de Varsovie, déclara de nombreuses années plus tard qu’il ne reprochait qu’une chose à Czerniakow: qu’il ait fait de la mort sa propre affaire privée. «Il était indispensable de mourir en faisant beaucoup de bruit», affirma-t-il.
Les Allemands envoyèrent, au cours de l’été 1942, plus de 265’000 Juifs du ghetto vers les chambres à gaz et ils en abattirent plusieurs milliers. Il n’était pas aisé d’organiser une résistance juive. Les Juifs avaient été déracinés, étaient démoralisés et appauvris, frappés par le typhus et la famine. Le Conseil Juif poussa au compromis avec les Allemands. Des informations sur le sort de ceux qui avaient été déportés atteignirent le ghetto, mais ne furent souvent pas crues. La solution finale était, même aussi tardivement qu’en 1942, au-delà de la plupart des imaginations.
Mais pas de toutes. C’est avant tout des jeunes, hommes et femmes laïcs, qui commencèrent à s’organiser. Après que les déportations débutèrent, les sionistes de différentes tendances formèrent l’Organisation Juive de Combat (OJC) et commencèrent à se procurer des armes. Ils et elles furent rejoints plus tard par les communistes et les membres du Bund, un mouvement socialiste et laïc de travailleurs Juifs, qui appelait à une autonomie nationale culturelle au sein de l’Etat polonais [2]. Les sionistes d’extrême droite formèrent leur propre groupe de résistance : l’Union militaire juive.
L’Organisation juive de combat mit en œuvre sa première condamnation à mort en octobre 1942, tuant un Juif servant comme policier dans le ghetto. Ils devaient envoyer un message: la collaboration avait un prix. Au début 1943, la plupart des Juifs du ghetto avaient déjà été gazés. Ces qui restaient étaient souvent jeunes et seuls, ayant perdu leurs familles. Le 18 janvier 1943, des combattants Juifs surprirent des forces allemandes entrant dans le ghetto en tirant contre elles. Faisant face à une résistance, les Allemands arrêtèrent bientôt les déportations.
Ils revinrent toutefois trois mois plus tard, le 19 avril. Des membres de la résistance tirèrent au revolver et lancèrent des grenades. L’étoile de David et le drapeau polonais furent dressés côte à côte au sommet du bâtiment le plus élevé du ghetto. Mordechaj Anielewicz, le dirigeant de l’insurrection, écrivit le 23 avril à son camarade socialiste-sioniste Yitzhak Zuckerman: «le cours des choses a dépassé nos rêves les plus fous: les Allemands se sont retirés du ghetto à deux reprises.»
Les combattants du ghetto étaient pauvrement armés, mais ils et elles étaient déterminés. C’était une bataille incroyable – et sans espoir. Les Allemands mirent le feu au ghetto. Anielewicz et son unité se dissimulèrent dans un bunker. Lorsque les Allemands les encerclèrent, le 8 mai, la plupart des combattants et combattantes se suicidèrent. Le général SS, Jürgen Stroop, rapporta, le 16 mai, que «l’ancien quartier juif de Varsovie n’existe désormais plus.»
Le nombre de Juifs qui moururent dans les flammes est inconnu. Plus de 56’000 Juifs furent déclarés capturés et environ 7000 d’entre eux furent abattus, alors que 7000 autres furent envoyés à Treblinka. La plupart des autres furent envoyés vers des camps de concentration et abattus en novembre 1943.
Lors du procès de Stroop, en 1951, Edelman témoigna: «la seule façon de sortir était de passer par les égouts.» Edelman conduisit les derniers combattants survivants du ghetto vers la liberté à travers des eaux qui puaient le méthane et les excréments. Ils et elles furent piégés dans les souterrains durant plusieurs jours et certains moururent d’asphyxie. Environ quarante survécurent. Edelman, avec ses compagnons survivants, Zivia Lubetkin et Yitzhak Zuckerman, combattirent à nouveau les Allemands l’année suivante dans une division de partisans communistes.
L’insurrection du ghetto fut quelque chose d’important pour le gouvernement polonais «communiste» de l’après-guerre. Un acte héroïque était un mythe fondateur utile pour un régime impopulaire menant une guerre civile contre les restants d’une résistance antinazie qui s’était tournée contre les «communistes». En s’appropriant – et en «déjudaïsant» – l’insurrection du ghetto de Varsovie, les communistes cherchaient également à bannir l’héritage d’une autre révolte contre les nazis: le soulèvement de Varsovie. En août 1944, l’Armée polonaise de l’intérieur, une résistance contre les Allemands liée au gouvernement polonais en exil, se souleva durant 63 jours [entre le 1er août et le 2 octobre] contre les nazis, alors que l’Armée rouge restait cantonnée le long du fleuve, observant la ville en flammes. Dans la Pologne d’après-guerre, les «communistes», cherchant à discréditer l’Armée de l’intérieur et à obscurcir le rôle infâme de Moscou, placardèrent des affiches sur lesquelles il était imprimé: «gloire aux défenseurs héroïques du ghetto» et «honte aux laquais fascistes de l’Armée de l’intérieur.»
L’insurrection du ghetto fut même plus importante pour l’Etat naissant d’Israël qui cherchait à monopoliser cette histoire comme une bataille pour un nouvel Etat juif. Ce souhait était compréhensible: les Israéliens, pour une longue période – tout comme les Juifs ailleurs – préféraient s’identifier seulement avec le minuscule fragment de la population juive qui avait ouvert le feu au cours de l’Holocauste.
Le jour du souvenir de l’Holocauste [Yom HaShoah] fut créé en 1953 en Israël afin de marquer l’anniversaire du soulèvement. «Certains dirigeants israéliens regardaient l’Holocauste avec crainte et quelque fois avec honte», écrit Israel Gutman, historien au mémorial de Yad Vashem [à Jérusalem]. «Le seul passé utilisable, la seule histoire de cette période qu’ils adoptèrent comme image de l’avenir était le chapitre héroïque de la résistance.» La lutte pour un Etat juif, explique Gutman, fut conçue comme une poursuite du soulèvement.
Dans sa version israélienne, l’insurrection fut réalisée par des sionistes – c’est-à-dire par des «nouveaux Juifs», qui étaient vigoureux, musclés et productifs. La diaspora avait produit le pâle garçon de yeshiva [école talmudique], penchés au-dessus de ses livres, incapable de se défendre lui-même ainsi que le Conseil juif qui, face à la solution finale d’Hitler, ne pouvait rien faire d’autre que poursuivre une longue tradition de compromis en espérant que tout irait pour le mieux.
Le Nouveau Juif envisagé par les sionistes, par contraste, serait attaché à sa propre terre et même de la travailler lui-même. Il dépasserait la castration et la dégradation de la diaspora. C’est ce Nouveau Juif qui pourra transformer un passé humiliant en un fier avenir ainsi que racheter une nation juive unifiée.
Cependant, il n’y avait pas de nation unifiée et le soulèvement du ghetto n’était pas une affaire purement sioniste. Les Juifs qui se retrouvèrent enfermés au sein du ghetto, à l’instar des millions d’autres Juifs vivant en Europe orientale, étaient profondément divisés: par la langue, le rapport à la religion et l’appartenance à une classe sociale, ainsi que par l’identification nationale et l’idéologie politique. On trouvait au sein du ghetto des personnes parlant polonais, d’autres yiddish; des orthodoxes hassidims, des Juifs laïcs, des Juifs assimilés et des nationalistes. Les sionistes allaient de l’extrême droite à la gauche radicale. La plupart des Juifs politisés n’étaient, en outre, pas sionistes. Certains étaient des socialistes polonais, d’autres des communistes et d’autres encore appartenaient au mouvement socialiste laïc du Bund. Un débat fit rage entre les sionistes et le Bund au sujet de la question de se battre là où les Juifs résidaient ou constituer une nation à part entière, ailleurs.[3] Le Bund était fermement convaincu que l’avenir des Juifs était ici, en Pologne, parmi leurs voisins non-Juifs.
Aujourd’hui, après coup, les déceptions téléologiques rendent la conclusion selon laquelle les sionistes gagneraient ce débat comme quelque chose d’apparemment couru d’avance. Dans les années 1920 et 1930, le programme du Bund apparaissait pourtant bien plus fondé, raisonnable et réaliste: un parti des travailleurs juifs allié avec un mouvement ouvrier plus large, une culture juive laïque en yiddish – la langue qui était alors parlée par la plupart des Juifs –, un avenir dans un endroit où les Juifs vivaient déjà parmi les peuples qu’ils connaissaient déjà. L’idée sioniste selon laquelle des millions de Juifs européens adopteraient une nouvelle langue, se déracineraient eux-mêmes en masse et s’établiraient dans un désert du Moyen-Orient parmi des peuples au sujet desquels ils ne connaissaient rien était bien moins réaliste.
Il fallut du temps, en 1942, avant que bundistes et communistes rejoignent des sionistes dans la création de l’Organisation juive de combat. Ils s’organisèrent en des unités de combat correspondant aux partis politiques. Les sionistes révisionnistes – les sionistes d’extrême-droite – mieux armés restèrent même alors de leur côté, combattant les Allemands séparément au cours du soulèvement. Les partis avaient des idées très différentes au sujet de l’avenir politique. L’insurrection avait toutefois bien moins à voir avec la vie future qu’avec la mort présente.
Edelman, qui a survécu en s’échappant à travers les égouts, fut le dernier commandant survivant de l’insurrection. Il devint, après la guerre, un cardiologue dans la Pologne communiste afin de «prendre le bon Dieu de vitesse» ainsi qu’il le déclara une fois [4]. Il réapparut dans la sphère publique au cours des années 1970 et 1980 en tant que militant de l’opposition anti-stalinienne, travaillant avec le Comité pour la défense des travailleurs [KOR,] puis avec le mouvement Solidarnosc. Il est décédé en 2009 [5] et il est, à ce jour, célébré comme un héros en Pologne.
On le commémore avec plus d’ambivalence en Israël. L’auteur israélien Etgar Keret déclara à un journal polonais, en 2009, qu’«Israël a un problème avec des Juifs comme Edelman. Il ne voulait pas vivre ici [en Israël]. Et il n’a jamais dit qu’il avait combattu dans le ghetto afin que l’Etat d’Israël naisse.» Même un ancien ministre de la défense israélien, et admirateur d’Edelman, Moshe Arens [6], ne parvint pas à ce qu’une université israélienne lui accorde un diplôme honorifique.
Yitzhak Zuckerman et Zivia Lubetkin, qui survécurent comme Edelman, fondèrent un kibboutz en Israël en mémoire des combattants du ghetto. Edelman resta proche d’eux jusqu’à leur mort.
Le sionisme, cependant, demeura aussi peu attirant pour lui. Il ne se fit pas non plus d’illusion sur la possibilité de faire revivre le nationalisme de diaspora du Bund. Il considéra que l’histoire des Juifs de Pologne était terminée. Il n’y avait plus de Juifs. Il me déclara, en 1997, que «c’est quelque chose de triste pour la Pologne parce qu’un Etat à nation unique n’est jamais une bonne chose.» (Traduction A l’Encontre)
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Article publié dans l’édition du 18 avril du New York Times, republié dans l’édition du 20-21 avril de l’International Herald Tribune. Marci Shore est professeure à l’université de Yale, auteure d’un ouvrage portant le titre de The Taste of Ashes: The Afterlife of Totalitarism in Eastern Europe ainsi que de Caviar and Ashes: A Warsaw Generation’s Life and Death in Marxism, 1918-1968.
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[1] Voir son journal publié en français par les éditions La Découverte (1996, nouvelle édition en 2003) sous le titre Carnets du ghetto de Varsovie. 6 septembre 1939–23 juillet 1942. (Réd. A l’Encontre)
[2] Sur le Bund, on lira le livre d’Henri Minczeles, Histoire générale du Bund. Un mouvement révolutionnaire juif (Denoël, 1999). Plus largement, on lira avec profit l’ouvrage d’Enzo Traverso Les marxistes et la question juive (Editions Kimé, 1998, réédition), lequeloffre un aperçu des différentes orientations et débats en matière de question nationale et de réflexions sur la «question juive» dans les différents mouvements de gauche en Europe orientale. (Réd. A l’Encontre)
[3] L’original anglais utilise les termes de «hereness» et de «thereness», difficilement traduisibles. Le Bund avait élaboré un néologisme yiddish, le Doykayt, qui signifie «vivre dans le pays où nous sommes nés». (Réd. A l’Encontre)
[4] Littéralement, selon l’anglais, «se montrer plus malin que Dieu». Nous reprenons ici la traduction du livre d’entretiens de l’écrivaine polonaise Hanna Krall avec Marek Edelman publié sous le titre Prendre le bon Dieu de vitesse (Gallimard, coll. Arcades, 2005). (Réd. A l’Encontre)
[5] Voir les documents publiés sur notre site en hommage: http://alencontre.org/societe/histoire/hommage-a-marek-edelman.html
[6] Auteur d’un ouvrage dont le titre de la traduction anglaise est Flags over the Warsaw Ghetto. The Untold Story of the Warsaw Ghetto Uprising. Gefen Publshing House, 2011.
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Extraits de Prendre le bon Dieu de vitesse
Tu as parlé des tickets de vie. Qui les distribuait?
Il y en avait quarante mille. Des carrés de papier blanc avec un tampon. Les Allemands les ont donnés au Conseil juif en disant: «Faites la distribution vous-mêmes. Ceux qui auront un ticket resteront dans le ghetto. Les autres iront sur l’Umschlagplatz.»
Cela s’est passé en septembre 1942, deux jours avant la fin de la liquidation du ghetto. Le médecin-chef de notre hôpital, Mme Heller, avait reçu une dizaine de tickets. Elle a déclaré: «Je ne les distribuerai pas.»
N’importe quel autre médecin aurait pu les distribuer mais tout le monde pensait qu’elle saurait les donner à ceux qui les méritaient le plus.
Tu te rends compte! «Ceux qui le méritaient le plus!» Existe-t-il une mesure permettant de trancher qui a le droit de vivre? Non, il n’en existe pas. Mais des délégués sont allés supplier Mme Heller pour qu’elle accepte, aussi a-t-elle commencé à distribuer les tickets.
Elle en donna un à Frania. Mais Frania avait encore une sœur et sa mère. Tous ceux qui avaient des tickets furent rassemblés rue Zamenhof. Autour d’eux s’agglutinait une foule de gens qui n’en avaient pas. Dans cette foule, il y avait la mère de Frania. Elle s’accrochait à sa fille, et Frania qui devait rejoindre son groupe, lui a dit «Maman, pars…», et elle l’a éloignée de la main. «Il faut partir.»
Oui, Frania a survécu.
Par la suite, elle a sauvé une dizaine de personnes. Elle a aussi dégagé un gars pendant l’insurrection de Varsovie et l’a porté dans ses bras. Tout compte fait, elle a été extraordinaire.
L’infirmière en chef, Mme Tenenbaum, avait aussi obtenu un ticket. Elle avait été l’amie de Berenson, le célèbre avocat au procès de Brzesc [procès politique d’avant-guerre, en 1931, à l’occasion duquel des parlementaires et des leaders de gauche furent emprisonnés au camp de Brzesc]. Elle avait une fille, Deda, à qui la directrice n’avait pas donné de ticket. Elle a donc donné son ticket à Deda en disant: «Tiens ça un instant, je reviens tout de suite», et elle est montée pour avaler une fiole de Luminal.
Nous l’avons trouvée le lendemain. Elle vivait encore.
Crois-tu que nous aurions dû la sauver?
Qu’est devenue la fille qui avait hérité du ticket?
Réponds-moi d’abord. Aurions-nous dû la sauver?
Tu sais, Tosia Goliborska m’a dit que sa mère aussi avait absorbé du poison, «et mon crétin de beau-frère l’a sauvée», a-t-elle ajouté. «Pouvez-vous seulement imaginer un tel crétin? La sauver pour qu’ils la traînent quelques jours plus tard sur l’Umschlagplatz?»
Quand la liquidation du ghetto a commencé et qu’ils ont évacué le rez-de-chaussée de notre hôpital, une femme accouchait à l’étage. Un médecin et une infirmière étaient à ses côtés. Lorsque l’enfant est né, le médecin l’a remis à l’infirmière. Elle l’a paosé sur un oreiller, l’a recouvert d’un autre. Le bébé a poussé quelques cris et s’est tu.
Cette infirmière n’avait que dix-neuf ans. Le médecin ne lui avait pas dit un mot. Elle savait ce qu’elle avait à faire.
Encore heureux que tu ne me demandes pas si cette fille est vivante, comme tu l’as demandé à propos de la doctoresse qui avait donné son cyanure aux enfants.
Elle vit en effet, et c’est une grande pédiatre.
Alors, qu’est devenue Deda, la fille de Mme Tenenbaum ?
Rien. Elle a été tuée aussi. Mais avant, elle a eu quelques mois de bonheur. Elle a aimé un garçon. Avec lui, elle était toujours radieuse et souriante. Elle a vraiment eu quelques mois de bonheur.
Ce Français de L’Express m’a demandé si les gens s’aimaient dans le ghetto. Eh bien…
Excuse-moi. Toi aussi, tu as eu ton ticket ?
Oui, Nous étions en colonne par cinq. J’étais au quinzième rang. Il y avait déjà Frania et la fille de Mme Tenenbaum. Quand j’ai aperçu mon amie et son frère, je les ai vite attirés dans les rangs, mais bien d’autres en faisaient autant et l’on n’était plus que 40’000, mais quarante-quatre mille personnes.
Les Allemands ont compté et séparé les derniers quatre mille, pour les envoyer sur l’Ulmschlaplatz. Mais moi, j’étais dans les premiers quarante mille.
Donc, le Français t’a demandé…
…si les gens s’aimaient. Eh bien, la seule possibilité de vivre dans le ghetto était d’avoir quelqu’un. On s’enfermait avec l’autre – au lit, dans une cave, n’importe où – et l’on n’était plus seul jusqu’à la rafle suivante.
A l’un on avait pris sa mère, à l’autre son père, abattu devant ses yeux, ou sa sœur, embarquée dans un transport. Si, par miracle, on avait pu se sauver et survivre, il fallait s’accrocher à un autre être vivant.
Les gens se cramponnaient les uns aux autres comme jamais auparavant, dans une vie normale. Pendant la dernière grande rafle, ils couraient au Conseil chercher un rabbin ou quiconque pourrait les marier, et ils partaient mariés à l’Umschlagplatz.
La nièce de Tosia était allée avec son fiancé au numéro un de la rue Pawia où habitait un rabbin. Alors qu’elle sortait de son mariage, des Ukrainiens se sont emparés d’elle, l’un d’eux lui posant le canon de son fusil sur le ventre. Son mari a écarté le canon et lui a protégé le ventre de sa main. Elle est quand même partie sur l’Umschlagplatz. Quant à lui, la main arrachée, il s’est enfui du côté aryen et il est mort par la suite dans l’insurrection de Varsovie.
C’était ce qui comptait le plus: avoir quelqu’un prêt à te protéger le ventre s’il le fallait.
Quand a commencé la grande rafle, l’Umschlagplatz et tout le reste, aviez-vous compris, toi et les copains, ce que cela signifiait ?
Oui. Le 22 juillet 1942, après l’affichage de l’avis «Transfert de la population à l’Est», nous avons collé la nuit même des tracts disant : «Le transfert, c’est la mort.»
Le lendemain, on a commencé à conduire sur l’Umschlagplatz les prisonniers et les vieillards. Ça a duré toute une journée car il y avait six mille prisonniers à transporter. Les gens restaient le long des trottoirs et regardaient et, tu sais, il y avait un silence. Tout ça se passait dans un grand silence.
Bientôt, il n’y eut plus ni prisonnier, ni vieillard, ni mendiant. On en a chargé la police juive, sous surveillance allemande, et les Allemands disaient: «Tout se passera bien, il n’y aura pas de coups de feu, si chaque jour à quatre heures vous avez chargé dix mille personnes dans les wagons.» (Car le transport devait partir à quatre heures.) Aussi les policiers juifs disaient-ils aux gens: «Nous devons en fournir dix mille, le reste sera sauvé.» Et ils raflaient eux-mêmes les gens, d’abord dans les rues, puis dans les immeubles, et enfin dans les appartements…
Nous avions condamné à mort certains policiers: Szerynski, le chef de la police, Lejkin et quelques autres.
Le 23 juillet, deuxième jour de la grande rafle, les représentants de tous les mouvements politiques se sont réunis et, pour la première fois, ils ont parlé de lutte armée. Tous semblaient décidés et se demandaient où trouver des armes. Mais quelques heures plus tard, vers deux ou trois heures de l’après-midi, quelqu’un est arrivé, annonçant que la rafle avait cessé, et que plus personne ne serait déporté. Beaucoup en doutaient, mais cela a détendu l’atmosphère et aucune décision n’a été prise.
La plupart n’arrivaient toujours pas à croire à la mort. «Est-il possible, disaient-ils, qu’ils assassinent tout un peuple?» Et ils se rassuraient: «Il faut livrer ces gens à l’Umschlagplatz pour sauver les autres…»
Le soir du premier jour de la grande rafle, le président du Conseil juif, Adam Czerniakow, s’est suicidé. C’était le seul jour où il a plu. Sinon, il a fait un temps splendide durant toute la rafle. Le jour où Czerniakow est mort, le soleil était rouge au couchant et nous pensions qu’il pleuvrait le lendemain, mais la matinée fut de nouveau radieuse.
Pourquoi vouliez-vous qu’il pleuve ?
Pour rien. Je te relate seulement les faits.
Quant à Czerniakow, nous lui en avons voulu. Nous pensions qu’il n’aurait pas dû…
Je le sais. On en a déjà parlé.
Ah bon ?
Tu sais qu’après la guerre, quelqu’un m’a dit que Lejkin, le policier que nous avions exécuté dans le ghetto, venait alors d’avoir son premier enfant, après dix-sept ans de mariage, et qu’il croyait pouvoir le sauver par son zèle.
Veux-tu encore ajouter quelque chose à propos de la grande rafle ?
Non. La grande rafle était terminée.
Je suis resté vivant.
[…]
Lejkin, le policier que nous avions exécuté dans le ghetto, venait d’avoir son premier enfant, après dix-sept ans de mariage… Il croyait pouvoir le sauver par son zèle. La grande rafle était terminée, tu étais vivant…
Récemment, une dame t’a rendu visite, la fille du commandant de l’Umschlagplatz, que vous avez descendu également.
Elle était venue de loin.
«Pour quoi faire ?» lui as-tu demandé.
Elle a dit qu’elle voulait savoir pour son père. Tu lui as expliqué: «Il n’a pas voulu nous donner l’argent, la condamnation a été prononcée, je suis désolé…»
Combien? a-t-elle demandé. Combien d’argent a-t-il refusé de vous donner?»
Tu ne t’en souvenais plus. «Vingt mille, ou bien dix mille, plutôt dix… Nous avions besoin de cet argent pour acheter des armes», lui as-tu expliqué.
Elle a dit qu’il n’avait pas voulu vous donner l’argent, parce qu’il en avait besoin pour elle. On l’avait cachée du côté aryen, cela revenait cher.
Tu l’as regardée avec attention. «Vous avez des yeux bleus… Combien fallait-il payer pour un enfant aux yeux bleus ? Deux mille, deux mille cinq cents par mois… Ce n’était pas grand-chose pour votre père.»
Et pour un revolver ? a-t-elle demandé.
Environ cinq mille. A l’époque, ça devait être encore cinq mille.
«Alors, c’était soit deux revolvers soit quatre mois de ma vie», a-t-elle dit avec tristesse.
Tu l’as assurée que vous n’aviez jamais fait ce genre de calcul, et que tu étais vraiment désolé.
Elle a demandé si tu connaissais son père. Tu lui as répondu que tu le voyais tous les jours à l’Umschlagplatz, où il venait travailler. D’ailleurs, il n’y faisait rien de mal, il comptait juste les gens qu’on expédiait dans les wagons. Chaque jour, on expédiait dix mille personnes qu’il fallait bien compter, alors il était là et comptait. Comme tout employé consciencieux. Il venait au travail, se mettait à compter : une fois le nombre de dix mille atteint, il arrêtait le travail et rentrait à la maison.
Elle t’a demandé s’il n’y avait rien de mal à faire ça.
«Non, vraiment», as-tu répondu. «Il n’a pas donné de coups, ne s’est acharné sur personne. Il n’a fait que répéter : un – deux – trois – cent – cent et un – mille – deux mille – trois mille – quatre mille – neuf mille un…» Combien de temps faut-il pour compter jusqu’à dix mille? Dix mille secondes, à peine trois heures. Mais comme il s’agissait d’êtres humains qu’il fallait séparer, aligner, etc., cela devait prendre un peu plus de temps. Le transport partait toujours à seize heures précises, alors qu’il quittait son poste. «Tout cela n’a d’ailleurs aucune importance, as-tu ajouté, car nous ne l’avons pas abattu comme ça, mais à cause de l’argent. Nous lui avons donné un délai : dix-huit heures. Quand il est rentré du travail, deux gars étaient en train de peindre les châssis de fenêtres, histoire d’observer l’appartement et de donner le signal. Comme toujours, il est arrivé à l’heure. Ils ont attendu deux heures avant d’aller frapper à sa porte ; il a ouvert…»
[…]
Récapitulons donc :
La grande rafle était terminée, tu étais vivant…
Il y avait encore soixante mille Juifs dans le ghetto. Ceux qui restaient avaient compris ce que voulait dire « déportation » et qu’on ne pouvait plus attendre. Nous avons pris la décision de créer une organisation armée unique pour l’ensemble du ghetto, ce qui n’était pas simple, car les uns se méfiaient des autres : nous des sionistes, et eux de nous [des militant·e·s du Bund]. Mais tout ça ne voulait plus rien dire. Nous avons créé une organisation unique, l’Organisation juive de combat.
Nous étions cinq cents, mais en janvier eu lieu une nouvelle rafle, et sur les cinq cents il n’en est resté que quatre-vingts. Lors de la rafle de janvier, les gens ont pour la première fois refusé d’aller docilement à la mort. Nous avons descendu quelques Allemands rue Muranowska, rue Franciszkanska, rue Mila et rue Zamenhof. C’étaient les premiers coups de feu dans le ghetto. Ils ont fait du bruit du côté aryen, car ça se passait avant les grandes actions armées de la résistance polonaise. Le poète du ghetto, Wladyslaw Szlengel, qui avait le complexe d’une mort docile, réussit encore à écrire un poème sur ces coups de feu. Il l’intitula La contre-attaque:
… Entends-tu, Dieu allemand,
prier les Juifs dans leurs maisons barbares,
une trique ou un gourdin à la main.
Donne-nous, Seigneur, une lutte sanglante,
Accorde-nous une mort violente.
Que nos yeux avant le trépas
ne voient pas l’éternité des rails,
mais que nos mains soient précises…
Comme des fleurs pourpres et sanglantes,
à Niska, à Mila, à Muranow,
jaillit la flamme de nos canons,
c’est notre printemps, la contre-attaque,
l’ivresse du combat monte à la tête,
c’est notre forêt de maquisards,
les ruelles autour de Dzika et d’Ostrowska…
Pour être exact, je te dirai que « nos canons » d’où jaillissaient les flammes n’étaient que dix. Des pistolets que nous avions reçus de l’Armée populaire.
Le groupe d’Anielewicz [dirigeant de l’OJC, âgé de 24 ans, membre du Hachomer Hatzaïr – jeunesse sioniste socialiste], poussé sans armes sur l’Umschlagplatz, a commencé à se battre à mains nues avec les Allemands. Le groupe de Pelc, un jeune imprimeur de dix-huit ans, déjà repoussé sur l’Umschlagplatz, a refusé de monter dans les wagons. Van Oeppen, le commandant de Treblinka, les a tous fusillés sur-le-champ – soixante personnes. Je me souviens que Radio-Kosciusko [radio polonaise installée en URSS] a alors lancé des appels au combat à la population. On y entendait une femme crier « Aux armes ! Aux armes ! » sur fond sonore imitant le cliquetis des armes. On s’est même demandé avec quoi ils produisaient ce cliquetis car nous n’avions à ce moment-là en tout et pour tout que soixante pistolets.
Et sais-tu qui a crié dans le micro ? L’actrice Ryszarda Hanin.
Installée à Kouïbychev, elle lisait alors des communiqués, des poèmes, des appels. Elle m’a dit que c’était fort probable que ce soit sa voix qui vous appelait aux armes… Mais ils n’ont pas fait cliqueter de vraies armes. Ryszarda Hanin dit que rien ne sonne plus faux à la radio qu’un son authentique…
Une fois, Anielewicsz avait voulu se procurer un revolver supplémentaire. Rue Mila, il a tué un Werkschutz [membre du service de sécurité]. L’après-midi même, les Allemands sont arrivés et, par mesure de représailles, ils ont emmené tous les habitants de la rue Zamenhof, depuis la rue Mila jusqu’à la place Muranowski, quelques centaines de personnes. Nous étions furieux contre lui. On voulait même… n’en parlons plus.
[…]
On rassemblait donc des armes.
On les faisait passer depuis le côté aryen (on forçait les particuliers et les institutions à nous verser de l’argent). On éditait également des journaux que les filles colportaient dans tout le pays…
Combien payiez-vous un revolver ?
Entre trois et quinze mille. Plus le mois d’avril approchait et plus c’était cher. La demande augmentait.
Et combien fallait-il payer pour cacher un Juif du côté aryen ?
Deux à cinq mille. Ça dépendait si la personne avait l’air d’un Juif, si elle parlait avec un accent, si c’était un homme ou une femme.
Donc, pour le prix d’un revolver, on pouvait cacher une personne pendant un mois. Ou bien deux personnes, ou même trois…
Pour le prix d’un revolver, on pouvait aussi racheter un Juif à un mouchard.
Et si on vous avait mis devant le choix suivant : un revolver ou la vie d’un homme pendant un mois?
La question ne s’est jamais posée. Tant mieux!
Vos filles colportaient des journaux à travers la Pologne…
L’une d’elles les faisait parvenir au ghetto de Piotrkow. Là, nous avions des copains au Conseil juif. Il y régnait un ordre exceptionnel: pas de magouilles, une répartition équitable de la nourriture et du travail. Mais nous étions encore jeunes, inflexibles, et nous pensions qu’il ne fallait pas faire partie du Conseil, que c’était de la collaboration. Nous avons demandé à nos camarades de se tirer de là, et quelques-uns sont alors venus à Varsovie. Il fallait les cacher, car les Allemands recherchaient tous les membres du Conseil de Piotrkow. Je me suis chargé de la famille Kellerman. Deux jours avant la fin de la grande rafle, quand on nous a fait sortir de l’Umschlagplatz pour aller chercher nos tickets de survie, j’ai aperçu Kellerman. Il se tenait derrière la porte de l’hôpital. Autrefois vitrée, cette porte avait été depuis longtemps rafistolée avec des planches, et je voyais Kellerman à travers une fente. Je lui ai fait signe pour lui faire comprendre que je le voyais et que je viendrais le chercher, puis on nous a poussés plus loin. Quand je suis revenu quelques heures plus tard, il n’y avait plus personne.
Tu sais, j’ai vu tellement de gens partir sur cette place, avant et après, mais c’est devant les Kellerman que j’aurais voulu pouvoir m’expliquer, car j’étais chargé de les protéger et j’avais promis de revenir les chercher. Ils m’ont attendu jusqu’au dernier moment, et je suis arrivé trop tard.
[…]
*****
Lettre d’adieu de Shmuel Zygielbojm
Aux Président et Premier ministre polonais
A Monsieur le Président de la Rép. Wladyslaw Rackiewicz,
A Monsieur le Président du Conseil des Ministres,
Le général Wladyslaw Sikorski,
Monsieur le Président,
Monsieur le Premier ministre,
Je me permets de vous adresser mes dernières paroles et, par votre intermédiaire, de les adresser également au gouvernement polonais et au Peuple polonais, aux gouvernements et aux Peuples de tous les pays alliés et à la conscience mondiale.
Il résulte sans aucun doute des dernières nouvelles qui nous sont parvenues du pays que les Allemands massacrent déjà à l’heure actuelle avec leur cruauté extrême les derniers survivants juifs qui se trouvent en Pologne.
Derrière les murs du ghetto se déroule à présent le dernier acte d’une tragédie sans précédent dans l’Histoire. La responsabilité du forfait consistant à exterminer la totalité de la population juive de Pologne retombe au premier chef sur les exécutants; mais, indirectement, elle rejaillit également sur l’Humanité tout entière. Les nations et les gouvernements alliés n’ont entrepris jusqu’ici aucune action concrète pour arrêter le massacre. En acceptant d’assister passivement à l’extermination de millions d’êtres humains sans défense – les enfants, les femmes et les hommes martyrisés –, ces pays sont devenus les complices des criminels.
Je dois constater aussi que, quoique le gouvernement polonais ait contribué dans une large mesure à sensibiliser l’opinion publique mondiale, malheureusement il ne l’a pas fait dans une mesure suffisante; il n’a rien fait d’extraordinaire; rien fait qui corresponde aux dimensions du drame qui se produit actuellement en Pologne. Sur près de trois millions et demi de Juifs polonais et environ 700’000 Juifs qui ont été déportés vers la Pologne en provenance d’autres pays, il n’en subsistait en avril de cette année – selon les informations des dirigeants de l’organisation bundiste clandestine qui nous ont été adressées par l’intermédiaire du Délégué du gouvernement – que 300’000. Et l’extermination se poursuit sans interruption.
Je ne puis me taire. Je ne peux pas rester en vie alors même que disparaissent les derniers restes du peuple juif de Pologne dont je suis le représentant. Mes camarades du ghetto de Varsovie ont succombé, l’arme au poing, dans un dernier élan héroïque. Il ne m’a pas été donné de mourir comme eux, ni avec eux. Mais ma vie leur appartient et j’appartiens à leur tombe commune.
Par ma mort, je désire exprimer ma protestation la plus profonde contre la passivité avec laquelle le monde observe et permet l’extermination du peuple juif.
Je suis conscient de la valeur infime d’une vie humaine, surtout au moment présent. Mais comme je n’ai pas réussi à le réaliser de mon vivant, peut-être ma mort pourra-t-elle contribuer à arracher à l’indifférence ceux qui peuvent et doivent agir pour sauver de l’extermination – ne fût-ce qu’en ce moment ultime – cette poignée de Juifs polonais qui survivent encore.
Ma vie appartient au peuple juif de Pologne et c’est pourquoi je lui en fais don. Je désire que l’infime résidu des millions de Juifs de Pologne resté en vie puisse survivre assez longtemps pour connaître, avec les masses polonaises, la Libération et qu’il puisse respirer dans un pays et un monde de liberté et de justice socialistes pour toutes ses peines et ses souffrances inhumaines. Et je crois justement qu’une pareille Pologne surgira et qu’un tel monde verra le jour.
Je fais confiance à Messieurs les Président et Premier ministre pour transmettre mes paroles à tous ceux auxquels elles sont destinées et au gouvernement polonais pour entreprendre immédiatement les actions requises au plan diplomatique ainsi qu’au niveau de la propagande, pour sauver de l’extermination la poignée de Juifs polonais demeurés vivants. Je fais mes adieux à tout et à tous ceux qui m’ont été chers et que j’ai aimés.
Londres, mai 1943
Szmul Zygielbojm
Dernier message de Zygelbojm à ses amis et camarades du Bund (télégramme)
Ceci pour prendre congé et dire adieu à tous les camarades et tous ceux que j’aime STOP les deniers restes de notre peuple en Pologne sont en train de périr aujourd’hui je n’ai pas été en mesure de sauver un seul d’entre eux STOP j’ai contracté une dette envers tous ceux que j’ai laissés derrière moi lorsque je me suis évadé de Varsovie en 1940 STOP les derniers de nos camarades à Varsovie viennent de mourir au cours de la résistance héroïque qu’ils ont opposée depuis le 18 avril je ne puis leur survivre ma vie leur appartient STOP je quitte ce monde pour protester contre les nations et gouvernements démocratiques qui n’ont pris aucune mesure pour arrêter l’extermination totale du peuple juif en Pologne ma mort permettra peut-être qu’aboutisse ce que je n’ai pu atteindre de mon vivant qu’une action coordonnée soit entreprise enfin pour sauver les 300 mille juifs qui restent encore en Pologne à l’heure actuelle sur les 3 millions et demi STOP c’est maintenant l’ultime moment pour le faire STOP je vous remercie pour la joie que vous m’avez donnée au cours des longues années pendant lesquelles nous avons vécu et combattu ensemble je vous aime tous STOP vive le Bund.
Shmuel Zygielbojm
(Source: Chroniques du désastre. Témoignages sur la Shoah dans les ghettos polonais.
Textes présentés et traduits du yiddish par Nathan Weinstock. Ed. Metropolis, 1999)
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