Par Lars T. Lih
On lit parfois que Lénine s’est retiré de l’activité politique au début de la Première Guerre mondiale afin de repenser les fondations du marxisme. Lars T.Lih argumente que rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité.
Pour rappel, lorsque l’Allemagne déclara la guerre le 1er août 14, les partis sociaux-démocrates d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie organisèrent des manifestations contre la guerre. Le Vorwärts dénonçait la guerre impérialiste. Le 5 août, le choc advint: le groupe parlementaire du SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) votait les crédits de guerre à l’unanimité. Le mot d’ordre qui faisait consensus avant 1914 – «Pas un sou, par un homme pour l’Etat bourgeois et ses guerres» – avait disparu. Dans ce contexte, de suite, Lénine, constatant que les sommets de la social-démocratie avaient renoncé à un élément central du socialisme révolutionnaire, a repris la défense de ce programme. Il l’inscrit dans une perspective de «guerre et révolution» – issue des élaborations antérieures de Karl Kautsky – dans laquelle les interactions à l’échelle mondiale des facteurs sociaux, économiques et révolutionnaires allaient s’accentuer. «L’opportunisme» qu’il dénonça dès août 1914 n’était, pour lui, que la traduction d’une «croyance» et d’une pratique existant depuis un certain temps dans la social-démocratie. Cet «opportunisme» développait la conception selon laquelle le socialisme pourrait être atteint par d’autres voies qu’une révolution impliquant des affrontements de classes et de pouvoir.
Dès lors, ce n’était pas Lénine qui changeait mais un certain nombre de ceux qu’il avait considérés, pour l’essentiel, comme des analystes pertinents et des stratèges adéquats d’un «chemin vers le pouvoir», titre de l’ouvrage de Karl Kautsky publié en 1909. Kautsky en était l’incarnation et ses analyses de la période historique restaient valables. Dès lors, ce que Lénine, dès août 1914, dénonça, ce furent les articles objectivistes de Kautsky qui cherchait à ne pas rompre les ponts avec les «opportunistes» de son parti (SPD) et, ainsi, couvrait, de fait, leur soutien à la bourgeoisie impérialiste et à sa guerre. Pour saisir ce deuxième article de Lars. T. Lih, il est utile d’avoir à l’esprit le premier que nous avons publié sur ce site en date du 15 mai. Il est intitulé: «Lénine en 1914. La nouvelle époque de guerre et de révolution».
L’article qui suit est donc le deuxième extrait de la contribution de Lars T.Lih qui figurera dans l’ouvrage collectif à paraître en fin 2014: A. Anievas (éd.), Cataclysm 1914: the First World War and the making of modern World Politics, Brill, Leyde. (Rédaction A l’Encontre)
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« Je peux témoigner que les slogans principaux de sa tactique dans la guerre impérialiste, Lénine les avait formulés en Autriche durant les premiers jours de la guerre, car il est arrivé à Berne avec les slogans complètement formulés. En outre, j’ai toutes les raisons de déclarer que cette tactique avait probablement mûri dans la tête de Lénine dès le premier jour de la guerre. Mon arrestation le troisième ou quatrième jour de la guerre peut servir de preuve de cette déclaration.» [1]
L’auteur de ces paroles, le bolchevik G.L.Schlowsky, raconte de façon désabusée que les autorités militaires suisses avaient intercepté un télégramme que Lénine lui avait envoyé pour lui demander d’organiser des proclamations contre la guerre. Cette anecdote montre bien combien rapide et précise fut la réaction de Lénine à l’éclatement de la guerre. Quand les hostilités ont commencé, Lénine vivait à Poronin, en Pologne autrichienne. Il a été rapidement interné comme étranger ennemi soupçonné d’espionnage, mais après douze jours, et grâce à l’intervention d’éminents sociaux-démocrates autrichiens, il a été libéré [Il s’agit de Victor Adler qui donna au ministre de l’Intérieur l’assurance que Lénine était un fervent ennemi du tsarisme.]. Il a dû faire ses bagages et déménager avec sa famille (sa femme et la mère de celle-ci) en Suisse neutre, via Vienne. Malgré tout ce bouleversement, il est arrivé à Berne le 5 septembre prêt à l’action.
A peine était-il descendu du train, Lénine a rencontré les bolcheviks de Berne dans l’appartement de Schlowsky pour discuter de la réaction à la guerre qui s’imposait. Lors de cette réunion, Lénine a posé beaucoup de questions à ses camarades à propos de la réaction à la guerre d’autres socialistes russes et européens. Dans la soirée, il a rencontré Robert Grimm, un dirigeant des sociaux-démocrates suisses et il a discuté avec lui des tactiques du parti pour le temps de guerre.[2] Puis il s’est mis à la rédaction d’un brouillon de ses thèses sur les tâches du parti dans la guerre.
Le lendemain, Lénine a écrit une lettre à W.A.Karpinsky, qui était à Genève, pour lui demander s’il connaissait une imprimerie en langue russe qui pourrait imprimer des tracts contre la guerre et contre les socialistes qui la soutenaient. Il voulait aussi savoir s’il y avait quelques bolcheviks en partance pour la Russie. Plus tard, dans cette deuxième journée, eut lieu une conférence des bolcheviks de Berne plus formelle qui se prolongea deux jours durant dans une forêt des environs de Berne.[3] Le groupe accepta les thèses de Lénine moyennant quelques modifications peu nombreuses.
Ces premiers jours en Suisse sont caractéristiques des activités de Lénine jusqu’au début de l’année 1915. Lénine avait des objectifs précis qu’il poursuivit sans relâche:
• Obtenir la sanction officielle du Parti à ses vues sur la réaction correcte à la guerre;
• dans ce but, reconstituer les diverses instances du Parti et rétablir les relations coupées par l’éclatement des hostilités ;
• en particulier, rétablir les communications avec la Russie ;
• faire connaître à un plus large public le programme bolchevik en envoyant ses thèses à des conférences socialistes non-bolcheviks, en redonnant vie au journal du Parti, et en prononçant des allocutions publiques ;
• s’informer de la réaction socialiste à la guerre, principalement en dévorant les journaux de partis de toute l’Europe.[4]
Le Manifeste
Le premier et prioritaire objectif de Lénine consistait à être en position de présenter ses vues comme un programme officiel adopté par les instances officielles du parti bolchevik. Ses thèses originelles du début septembre 1914, il les a retravaillées en un Manifeste intitulé : «La guerre et la social-démocratie russe». Cela fut imprimé le 1er novembre 1914 dans le premier numéro du journal refondé Sotsial-Demokrat, au nom du Comité central du parti. Lénine s’est ensuite appliqué à organiser une conférence plus large d’émigrés bolcheviks qui a eu lieu finalement à Berne, fin février 1915. Il a voulu que cette conférence soit la plus représentative possible et jouisse de la plus grande autorité. Il a donc fait de grands efforts pour que des bolcheviks rentrant d’Amérique et des critiques potentiels comme Nikolaï Boukharine puissent y assister. Les résolutions votées par cette conférence de Berne furent essentiellement la dernière version des thèses de septembre et du Manifeste de novembre.
La Conférence de Berne a conféré au programme de Lénine le caractère le plus officiel qu’il allait pouvoir avoir dans les conditions de guerre. Lénine considérait la résolution de Berne comme la Bible, tandis que tout le reste – par exemple, son traité de 1915 rédigé avec Zinoviev, Le socialisme et la guerre – n’était que commentaires. La Conférence de Berne a représenté un tournant des activités de Lénine durant la guerre. Il fait sens par conséquent de considérer les mois allant d’août 1914 jusqu’à février 1915 comme un seul épisode défini par la recherche par Lénine de la sanction officielle du Parti.
La reprise à son compte du programme de Lénine par le Parti ne pouvait procéder que des organes officiels du Parti, c’est pourquoi Lénine dut se plonger dans la tâche (selon ses propres mots) de «surmonter des difficultés terribles pour rétablir les contacts organisationnels rompus par la guerre».[5] Particulièrement importante était la tâche de remettre en marche la publication du journal du parti bolchevik, Sotsial-Demokrat. Le dernier numéro avait paru une année auparavant et Lénine était très fâché que personne ne réussisse à se souvenir quel numéro il avait porté. Il a fallu creuser par ci par là pour être certains qu’il avait été le numéro 32. C’est donc en novembre 1914 qu’est paru le numéro 33 de Sotsial-Demokrat avec le texte du Manifeste sur la guerre. Lénine avait maintenant un journal officiel du Parti qu’il pouvait citer comme «l’organe central».
Publier ce journal s’est heurté à toutes sortes de difficultés terre à terre qui ont atteint parfois des niveaux d’absurdité dignes de l’opéra-comique. Pour les premiers numéros, le seul imprimeur disponible avec des fontes cyrilliques était un émigré ukrainien nommé Kuzma. Ce Kuzma était un type sympathique qui était heureux de pouvoir rendre service à des émigrés comme lui. Mais sa femme voulait qu’il se restreigne à des commandes plus lucratives et elle regardait donc les bolcheviks presque comme ses ennemis personnels. Les bolcheviks l’ont surnommée Kuzmikha et les lettres de Lénine d’alors contiennent souvent la demande «d’un bulletin des humeurs de Kuzmikha»: bloquait-elle l’impression du journal? [6]
L’absence du Sotsial-Demokrat aide à expliquer pourquoi Lénine a publié relativement peu en septembre et octobre 1914. Non pas faute d’avoir quelque chose à dire ou de désirer le dire, mais par manque d’un canal d’expression. Dès que Sotsial-Demokrat parut régulièrement, Lénine y écrivit constamment dix articles qui parurent dans les sept numéros publiés durant les quatre mois avant la Conférence de Berne de fin février.
Une autre tâche du Parti était de rétablir le contact avec les bolcheviks de Russie, en particulier ceux de la ville qui s’appelait nouvellement Petrograd, car Sankt Petersburg était un nom trop allemand. Une grande partie de la correspondance avec Alexandre Shlyapnikov [1885-1937, exécuté après avoir refusé de plaider coupable, exclu en 1933] à Stockholm était consacrée à cela. Lénine voulait savoir ce qui se passait en Russie et il voulait aussi y faire parvenir la littérature du Parti contenant son programme.
Lénine fut très satisfait quand il réussit à connaître ce que les bolcheviks de Petrograd, et tout particulièrement la fraction des six députés bolcheviks à la Douma, faisaient. Les six députés à la Douma avaient envoyé une vigoureuse réplique à Emil Vandervelde, le socialiste belge favorable à la guerre, et ils avaient aussi distribué des tracts contre la guerre. Les bolcheviks de Petrograd avaient réagi de cette façon sans directives de l’émigration – ou plutôt, si des mémoires plus tardifs disent la vérité, ils avaient suivi les directives contenues dans le Manifeste de Bâle de 1912 qui avait aussi inspiré Lénine. [7]
Les thèses et le Manifeste de Lénine n’étaient pas juste des exercices académiques. En fait, ils contribuèrent à l’arrestation de la fraction à la Douma et à sa mise en jugement, car un exemplaire du Manifeste avait été découvert lors d’une descente de police sur une conférence secrète des bolcheviks (Kaménev était présent et figura parmi les accusés aux côtés des députés à la Douma). La position activiste de Lénine a ainsi eu le même effet sur les bolcheviks de Petrograd que son télégramme à Schklovsky.
Lénine a également entrepris de diffuser plus largement ce qui pouvait désormais être appelé le programme officiel bolchevik. Il a envoyé le Manifeste bolchevik sur la guerre au Bureau socialiste international (IIe Internationale) à La Haye, ainsi qu’aux journaux sociaux-démocrates français, anglais et allemand. Il a organisé la présentation du point de vue bolchevik lors de diverses conférences social-démocrates à Stokholm, Londres, et à la Conférence commune des partis suisse et italien à Lugano [en septrembre 1914]. Il a prononcé des allocutions publiques et il est allé porter la contradiction à des allocutions de socialistes russes favorables à la guerre. Selon la source infaillible qu’est Biokhronika, il a présenté sa position dans des meetings publics à Berne le 11 octobre, à Lausanne le 14 octobre, à Genève le 15 octobre, à Montreux le 26 octobre et à Zurich le 27 octobre. Il a aussi pris la parole pour déployer la bannière bolchevik lors de meetings publics de sociaux-démocrates russes aux vues opposées aux siennes, dont un du Bund le 10 octobre [voir à propos du Bund les informations qui font suite à la note 8], de Plekhanov le 11 octobre et Martov le 16 décembre. [8]
Ces discours étaient des grandes affaires, avec beaucoup d’attaques et de contre-attaques. Kroupskaya raconte avec vivacité comment Lénine a assisté à la conférence publique de Plekhanov à Lausanne, comment il est monté avec une chope de bière à la main pour prononcer sa réfutation. [9] Quand il a présenté sa propre position lors d’un meeting public à Zurich fin octobre, Lénine a parlé durant deux heures, et le débat qui s’en suivit fut prolongé le soir suivant. Les opposants russes à Lénine vinrent en force. Trotsky, par exemple, attaqua Lénine avec agressivité, en affirmant que traiter Kautsky de traître était absurde. [Voir la note qui met nuance cette formulation de Lars T. Lih, ne serait-ce qu’à partir des positions politiques développées sur le champ par Trotsky]. [10]
La Biokhronika nous informe également à propos de ces mois de fin 1914 des notes que Lénine prit sur des articles de journaux. En rassemblant toutes ces références, il devient tout à fait clair que Lénine avait entrepris un projet de recherche énergique sur les réactions socialistes à l’éclatement de la guerre… Les archives des bibliothèques montrent que Lénine a consulté les numéros des titres suivants: La Bataille syndicaliste, Vorwärts, Die Neue Zeit, Avanti, Volksrecht, L’Humanité, Naché Delo, ArbeiterZeitung, Russkie vedomosti, Russkoe slovo, Sozialistische Monatshefte, Berner Tagwacht, Novyi Mir, Leipziger Volkszeitung, Le Matin, Naché Slovo, Berliner Tagblatt und Handels-Zeitung, Nasha zaria, Den’, Rech’, Le Temps. Sa correspondance aussi révèle ses efforts pour obtenir des journaux russes, danois et français. Toutes ces lectures sont réapparues dans ses brochures polémiques sur la guerre et l’effondrement de la Deuxième Internationale.
Comme si cela était peu, Lénine a écrit un article de 50 pages sur Karl Marx (une des rares façons qu’il avait de gagner de l’argent, article écrit pour le Dictionnaire encyclopédique Granat, de juillet à novembre 1914) et il a pris des notes extensives sur La Science de la Logique de Hegel. Ses lectures n’étaient pas restreintes à Hegel. Les archives des bibliothèques révèlent qu’il a consulté des livres sur une variété de sujets, dont la réaction socialiste à la guerre, les politiques coloniales, la Commune de Paris, la Guerre civile des Etats-Unis, un manuel de mathématiques consacré aux dérivées et intégrales, ainsi que deux livres sur l’impact économique de l’électrification.
Concluons par le compte-rendu que donne Lénine lui-même de ses activités dans les premiers numéros de l’organe du Parti édité à nouveau: «Après avoir surmonté de terribles difficultés pour rétablir les liens organisationnels interrompus par la guerre, un groupe de membres du Parti ont d’abord élaboré des “thèses” que les 6-8 septembre … ils ont fait circuler parmi les camarades. Ces thèses ont ensuite été envoyées à deux délégués à la Conférence italo-suisse de Lugano (27 septembre) par l’intermédiaire de social-démocrates suisses. Ce n’est qu’à mi-octobre qu’il a été possible de rétablir les contacts et de formuler le point de vue du Comité central du Parti. L’éditorial de ce numéro représente la formulation définitive de ces “thèses”.[11]
(…)
Nous, qui avons établi des liens avec le Bureau russe du Comité central et avec les éléments dirigeants du mouvement ouvrier à Saint-Petersbourg, avons échangé nos opinions avec eux et avons pu nous convaincre que nous étions d’accord sur les points principaux, et nous sommes en position, en tant qu’éditeurs de l’organe central du Parti, de déclarer au nom de notre parti que c’est uniquement un travail conduit dans cette direction qui est une action du parti, et une action social-démocrate.» [12]
L’intense activité de Lénine durant les sept premiers mois de la guerre ressemble peu au tableau brossé par des auteurs qui ont imaginé un Lénine engagé dans une période de pénible remise en question de ses idées. Si l’on en croit ces auteurs, Lénine était terriblement isolé politiquement même de ses alliés les plus proches; il se serait retiré un certain temps de l’activité politique afin de repenser les fondements du marxisme; il n’aurait ensuite mis au point son programme politique qu’après avoir lu la Logique de Hegel. En réalité, Lénine avait son programme politique tout prêt, littéralement, depuis le premier jour de la guerre et il s’est immédiatement plongé dans une intense activité politique afin de faire connaître son point de vue et de s’assurer le soutien officiel du parti, qu’il a obtenu.
Quel programme?
Tournons-nous maintenant vers le contenu du programme que Lénine a mis en avant de façon si zélée durant les années de guerre.
Dans les thèses que Lénine a mises par écrit immédiatement après être arrivé à Berne, nous trouvons les points suivants :
• La présente guerre est une guerre impérialiste et il n’y a aucune raison d’abandonner «la lutte de classes avec son inévitable conversion à certains moments en guerre civile» (la formule canonique: «conversion de la présente guerre impérialiste en une guerre civile» apparaît pour la première fois dans le Manifeste plus tard, en automne; terme qui signifie affrontement direct avec les classes dominantes au pouvoir).
• Les actes des chefs de la Deuxième Internationale constituent une trahison du socialisme et l’effondrement idéologique de l’Internationale.
• Le coupable est l’aile opportuniste de la social-démocratie, «dont la nature bourgeoise et le danger qu’elle représente avaient depuis longtemps été signalés par les meilleurs représentants du prolétariat révolutionnaire de tous les pays».
• Le «centre» de la social-démocratie européenne a capitulé devant les opportunistes.
• Il faut construire une nouvelle Internationale, débarrassée de l’opportunisme.
• La nature de la guerre impérialiste rend impossible de choisir un camp parmi les pays en guerre.
• La défaite de la Russie est le moindre mal.
• Les révolutions démocratiques et nationales en Russie sont toujours à l’ordre du jour.
• Notre campagne contre le chauvinisme et le «social-patriotisme» (le soutien socialiste à l’effort de guerre) sera «dans la plupart des cas» soutenue par les travailleurs. [13]
• «Des formes illégales d’organisation et d’agitation sont impératives en temps de crises».
• Le pacifisme est « un point de vue sentimental et philistin » qui ignore la nécessité de la lutte armée.
• Pour des «Etats-Unis républicains d’Europe» devrait être un slogan de propagande. [14]
Dans le Manifeste élaboré après les consultations ultérieures et publié en novembre 1914 dans le premier numéro du Sotsial-Demokrat refondé, les points suivants sont élaborés et clarifiés:
• Le slogan «transformation de la présente guerre impérialiste en une guerre civile» était sans ambiguïté contenu dans le Manifeste de Bâle, mais les opportunistes ont refusé de le mettre en pratique.
• Les travailleurs sociaux-démocrates en Russie ont publié des proclamations illégales contre la guerre ; «ils ont ainsi fait leur devoir envers la démocratie et envers l’Internationale».
• Le deuxième niveau de révolution, non-socialiste : « Une vraie liberté pour les nations » est mentionné d’une manière plus générale, c’est-à-dire non limitée à la Russie.
• Le slogan «La défaite de la Russie est le moindre mal» ne doit pas être utilisé comme justification par les social-patriotes allemands.
• La domination de l’opportunisme est expliquée par «une période désormais passée (et soi-disant “pacifique”) de l’histoire».
• Les «sociaux-démocrates révolutionnaires» ressentent «un sentiment brûlant de honte» causée par l’action des soi-disant leaders sociaux-démocrates qui «déshonore la bannière de l‘Internationale prolétarienne».
Kautsky est mentionné avec son nom comme l’emblème du «centre» dont la couverture des péchés opportunistes est «la sophistique la plus hypocrite, vulgaire et contente d’elle-même». [15]
Les résolutions de la Conférence de Berne en février n’ont rien changé de substantiel.[16] De tous les points énumérés ici, le seul qui a disparu était le slogan des Etats-Unis d’Europe. Durant l’été de 1915, Lénine est arrivé à la conclusion que ce slogan, conçu originellement pour appeler à une révolution démocratique contre les têtes couronnées de l’Europe, apportait trop d’aide et d’appui à l’idée de Kautsky d’un «super-impérialisme», selon laquelle les pays capitalistes pourraient trouver de leur intérêt de s’unir pour faire de l’argent et non la guerre. Lénine souligna que comme slogan politique – c’est-à-dire tel qu’il était apparu dans le Manifeste et les résolutions de Berne – les Etats-Unis d’Europe avaient encore leur sens.[17]
Pour le reste, Lénine n’a rien ni rétracté ni ajouté durant les années 1914-1916 à sa plateforme de base. Il a passé deux ans à diffuser énergiquement sa plateforme originelle et à la défendre contre tous les contestataires. Nous devons maintenant nous poser la question: y a-t-il quelque chose qui noue ensemble tous ces points, quelque chose qui confère au programme de Lénine une unité politique et émotionnelle? Oui, et cela peut être formulé de la manière suivante: l’époque de guerre et révolution qui avait été prédite par la «social-démocratie révolutionnaire» d’avant-guerre est désormais sur nous et nous devons agir en conséquence. [18]
Comme Lénine l’a dit lui-même :
«C’est nul autre que Kautsky qui, dans une série d’articles et dans sa brochure Le chemin du pouvoir (paru en 1909), qui a décrit avec pleine clarté les caractères essentiels de cette troisième époque qui a commencé, et qui a noté les différences fondamentales entre cette époque et la deuxième (celle d’hier) et qui a reconnu le changement dans les tâches immédiates comme dans les conditions et les formes de lutte de la démocratie d’aujourd’hui, un changement qui naît des conditions historiques objectives transformées. (§)
Dans la brochure mentionnée plus haut, il a parlé franchement de symptômes d’une guerre qui approche, et spécifiquement de la sorte de guerre qui est devenue un fait en 1914…(*).»
Bifurcation
Cette idée d’une nouvelle époque de guerre et révolution noue ensemble les points positifs du programme de Lénine: Les deux niveaux de révolution – socialiste et démocratique; les deux sortes de guerre respectives – guerre impérialiste injuste et guerre de libération nationale justifiée; l’insistance sur les deux types de tactiques commandés par le Manifeste de Bâle; la focalisation sur l’opportunisme comme l’ennemi principal.
Mais le principe unificateur explique aussi ce qui est nouveau dans la plateforme de guerre de Lénine: le sentiment de trahison, parce que les représentants du socialisme n’ont pas tenu leur promesse, l’insistance sur une nouvelle Internationale, purgée de l’opportunisme, et les reproches dirigés si abondamment contre le centre et contre Kautsky personnellement. Voici ce que le passage cité ci-dessus contenait, caché derrière les deux notes (marquées par les symboles):
(§) « Kautsky brûle désormais ce qu’il adorait hier; son changement de camp est extrêmement incroyable, très inconvenant et très honteux..
(*) Il suffirait de simplement placer côte à côte pour la comparaison quelques passages de sa brochure avec certains de ses écrits d’aujourd’hui pour montrer de manière convaincante comment Kautsky a trahi ses propres convictions et ses propres déclarations solennelles. A ce sujet, Kautsky n’est pas un cas individuel (ni même un cas allemand); il est un représentant typique de toute la croûte supérieure de la démocratie d’aujourd’hui, qui, dans un moment de crise, a déserté pour rejoindre le camp de la bourgeoisie »
Ce passage montre comment l’image de Kautsky dans l’esprit de Lénine a bifurqué entre «Kautsky quand il était un marxiste» et « Kautsky, le renégat ». Le premier était le représentant de la «social-démocratie révolutionnaire», dont les principes étaient toujours valides et dont l’honneur se devait d’être glorifié. Le Kautsky d’aujourd’hui était le représentant d’un phénomène pour lequel Lénine a donné le mot kautskianstvo. Ce terme est habituellement traduit par «kautskyisme». Mais cette formulation est très trompeuse, car elle impliquerait que Lénine rejetait les idées que Kautsky avait défendues dans ses écrits d’avant la guerre. Kautskianstvo n’est pas du tout un «isme» ou un ensemble de principes, mais une sorte de comportement politique qui fait usage de la rhétorique révolutionnaire pour couvrir les péchés de l’opportunisme. L’exemple paradigmatique de kautskianstvo, c’est l’incapacité de Kautsky lui-même de vivre à la hauteur du kautskyisme.
Bien que Lénine fût abasourdi par ce qu’il considérait être une trahison des partis social-démocrates, une explication de ce qui se passait ne lui a pas manqué une seule minute. Il a appliqué la même carte géographique des tendances au sein de la social-démocratie qu’il avait vue dans les articles de Lev Kaménev d’avant la guerre. La cause de la trahison, c’était l’opportunisme. Tout le monde (c’est-à-dire tous les révolutionnaires sociaux-démocrates) savait que l’opportunisme était plus bourgeois que socialiste. Tout le monde savait qu’il était devenu de plus en plus influent durant les années précédentes de paix et de réforme graduelle. La surprise, c’était jusqu’où la pourriture avait pénétré.
Craig Nation écrit que parmi les sociaux-démocrates de gauche qui s’opposaient à la guerre «c’était un axiome qu’après août 1914 le marxisme de la Deuxième Internationale allait devoir être “purgé de l’opportunisme ». [19]
C’est là une formulation habituelle. Mais comme description de la conception de Lénine, elle est très trompeuse: Lénine n’a pas rejeté le marxisme de la Deuxième Internationale. Il a rejeté la Deuxième Internationale parce qu’elle a naïvement hébergé un serpent en son sein, l’opportunisme, ne réalisant pas combien mortel était son venin. Néanmoins, Lénine n’a pas cru que l’opportunisme avait infesté jusqu’à l’idéologie même de la «social-démocratie révolutionnaire» d’avant la guerre. Le remède prescrit consistait à purger la nouvelle Internationale projetée de ce venin afin que le marxisme véritablement révolutionnaire de la vieille Internationale puisse fleurir. Comme Lénine l’a exprimé en été 1915:
«La vieille division des socialistes en une tendance opportuniste et une autre révolutionnaire, qui a été caractéristique de la période de la Deuxième Internationale (1889-1914) correspond, dans l’ensemble, à la nouvelle division entre chauvinistes et internationalistes… Le social-chauvinisme est un opportunisme qui a mûri à un tel point que la présence continue de cet abcès bourgeois au sein des partis socialistes est devenue impossible.» [20]
La mobilisation du cadre de référence des trois époques de Kautsky révèle l’attitude de Lénine. Dans une polémique du début 1915 avec Alexandre Potressov, un des sociaux-démocrates russes les plus à droite, Lénine écrit : «La division usuelle en époques historiques, citée si souvent dans la littérature marxiste, répétée par Kautsky tant de fois et adoptée par Potressov dans ses articles, est la suivante: (1) 1789-187 ; (2) 1871-1914; 1914 – ? » Lénine acceptait tout à fait ce cadre de référence, mais il n’était pas d’accord avec la manière dont Potressov décrivait la seconde période «pacifique» qui avait pris fin.
Potressov parle à propos de cette époque de son «talent pour l’avance douce et prudente », sa «non-adaptabilité prononcée à toute rupture dans le gradualisme et à des phénomènes catastrophiques de n’importe quelle sorte» et son «isolation exceptionnelle à l’intérieur de la sphère d’action nationale». Cette description de l’époque de la Deuxième Internationale est aujourd’hui devenue complètement standard – mais Lénine formule vivement son désaccord. Parce que précisément «l’impression est créée que (le socialisme de la seconde époque) est resté un seul tout, qui, pour parler en général, était pénétré de gradualisme, est devenu nationaliste, a été par degrés éloigné des catastrophes et des ruptures dans le gradualisme.» [21]
Lénine objecte qu’«en réalité cela n’a pas pu se passer ainsi» parce que les antagonismes de classe croissaient rapidement durant la même période. Le résultat a été qu’«aucun, littéralement aucun des pays capitalistes dirigeants en Europe n’a été épargné par la lutte entre les deux tendances opposées» au sein du mouvement socialiste. Lénine ne prétend nullement être le premier à saisir le danger de l’opportunisme – bien au contraire: «Il n’y a guère de marxiste de renom qui n’a pas reconnu de nombreuses fois et à de nombreuses occasions que les opportunistes étaient en fait un élément non-prolétarien hostile à la révolution socialiste.» [22]
C’est ainsi que les bolcheviks ont justifié même leurs slogans apparemment les plus radicaux et les plus polémiques comme basés entièrement sur le consensus social-démocrate d’avant la guerre. Comme Girgori Zinoviev, le lieutenant de Lénine le plus proche de lui en ces années-là, l’a écrit en février 1916,
«Quand la guerre a commencé en 1914, notre parti a proclamé le slogan: guerre civile! Transformation de la guerre impérialiste en guerre civile! En réponse, nous sommes devenus la cible de nombreuses attaques, commençant par le social-chauviniste Eduard David, et terminant par le kautskyste russe gauchiste L.Trotsky.[23] Que voulions-nous dire avec ces slogans ? Nous voulions dire que les socialistes de tous les pays, dans l’intérêt de la classe ouvrière, avaient le devoir de mettre en pratique honnêtement l’obligation qu’ils avaient contractée à Stuttgart et à Bâle. Nous voulions dire ce qui avait été reconnu des centaines de fois par tous les leaders de la Deuxième Internationale durant les années précédentes à la guerre : à savoir que les conditions objectives de notre époque établissaient une connexion entre guerre et révolution. Rien de plus!»
Zinoviev rappelait au lecteur que l’essentiel du langage de la résolution du Congrès de Stuttgart, reprise par le Manifeste de Bâle, avait été adopté à l’initiative des sociaux-démocrates russes et polonais. «Sur la question de la “guerre civile”, le point de vue de notre parti est essentiellement le même qu’en 1907.» [24]
Le moindre mal
Un thème du scénario d’avant-guerre de l’interaction révolutionnaire mondiale que nous trouvons chez Kautsky, et encore plus chez Kaménev, c’est la position privilégiée de la Russie en tant que pays situé sur la crête entre révolution socialiste et révolution démocratique, entre la révolution du début du XXème siècle et la révolution du XIXème, entre l’Europe et l’Asie. Ce thème trouve aussi son expression dans le programme de Lénine du temps de guerre sous la forme d’appels à la défaite de la Russie. Dans les mots de la résolution adoptée par la Conférence de Berne, «Une victoire apportera dans son train un renforcement de la réaction, tant à travers le monde qu’à l’intérieur du pays…Au vu de cela, nous considérons la défaite de la Russie comme le moindre mal dans toutes les conditions.» [25]
Les formulations du «moindre mal» apparaissent dans tous les trois des documents programmatiques des premiers mois de la guerre: les thèses écrites immédiatement lors de l’arrivée à Berne, le Manifeste publié en novembre, et les résolutions de la Conférence de Berne. Cependant, l’appel à la défaite de la Russie comme «un moindre mal» n’a jamais pris, même pas chez les bolcheviks. Comme le remarque Hal Draper (dans son analyse à laquelle je dois beaucoup), «en dehors des collaborateurs immédiats de Lénine dans l’organe central à Berne, particulièrement Zinoviev dans sa manière personnelle particulière, nous ne pouvons citer aucun bolchevik connu qui l’ait défendu, ni aucune section du parti qui ait pris sa défense contre les critiques.» [26]
La confrontation finale entre Lénine et le reste des bolcheviks sur la question de la défaite de la Russie comme moindre mal est survenue dans la première Lettre de loin écrite par Lénine immédiatement à la chute de tsar en mars 1917 et publiée dans la Pravda avant son arrivée en Russie [le 4 avril 1917]. Lénine affirmait que la Révolution de février avait justifié le slogan du défaitisme, mais les éditeurs de la Pravda ont simplement coupé ce passage. Comme lors de sa première utilisation en septembre 1914, lors de la dernière utilisation du slogan en mars 1917, Lénine écrit très clairement que ce slogan se réfère à la position spéciale de la Russie et porte sur «la défaite de la monarchie tsariste, la plus arriérée et la plus barbare.» Il écrit très clairement également, qu’il ne parle pas de la défaite par la révolution, mais de la défaite infligée par les armées allemandes qui a facilité la révolution. Comme Lénine a lui-même laissé tomber toute référence à la défaite russe et au défaitisme après son retour en Russie, il ne peut pas avoir objecté trop énergiquement. Sur cette question, c’est Lénine qui s’est rallié au reste du parti et non pas le contraire. [27]
La raison de l’impopularité de la «défaite de la Russie comme moindre mal» n’est pas à chercher bien loin : défaite de la Russie voulait dire victoire de l’Allemagne. Le slogan de Lénine impliquait de la part des révolutionnaires russes un appel à l’aide des armées allemandes et justifiait les «sociaux-patriotes» allemands qui utilisaient les crimes du tsarisme comme excuse de leur soutien à l’effort de guerre allemand. Cette difficulté apparut immédiatement de manière évidente à tout le monde.[28] Même Lénine a rédigé une lettre révélant sa colère, en novembre 1914, aux journaux sociaux-démocrates allemands et autrichiens pour protester contre leur manière d’utiliser ses critiques des crimes du tsarisme russe. [29]
Confronté à cette difficulté, Lénine a essayé de généraliser son slogan comme un appel à la défaite simultanée de tous les belligérants. Comme Draper le montre très bien, le résultat a été confus et plein de contradictions – «et non la sorte productive, « dialectique », de contradiction.» La position spéciale de la Russie ne pouvait logiquement pas être généralisée.
Draper explique l’insistance de Lénine sur cette position comme un choc entre son analyse nouvelle et originale de la guerre impérialiste et une rémanence inconsciente d’une époque précédente, quand les révolutionnaires prolétariens pouvaient encore choisir leur camp dans une guerre entre états bourgeois selon la victoire duquel serait la plus progressiste. Cette explication va dans le bon sens, dès qu’on réalise que l’analyse de Lénine de la guerre impérialiste n’était pas particulièrement originale et que son insistance sur la possibilité d’une guerre nationale «progressiste» n’était pas un reste inconscient mais un aspect central de son point de vue.
Le scénario de l’interaction révolutionnaire mondiale postulait deux niveaux de révolution: les révolutions socialistes contre des régimes impérialistes; des révolutions démocratiques contre des régimes tant impérialistes que traditionnels. Les révolutionnaires prolétariens ne pouvaient pas choisir un camp dans une guerre entre puissances impérialistes, mais ils le pouvaient et le devaient dans des guerres de libération nationale, même quand les deux camps étaient «bourgeois». [30]
Le tsarisme russe brouillait la distinction entre les deux niveaux de révolution. D’un côté, sa participation à la guerre européenne en faisait une sorte de puissance impérialiste honoraire, malgré qu’elle fût loin d’atteindre «le stade suprême du capitalisme». D’un autre côté, elle était le paradigme d’un ancien régime anti-démocratique. En regardant vers l’Ouest, on ne pouvait pas choisir son camp entre la Russie et ses ennemis. En regardant vers l’Est, on désirait voir s’écrouler le tsarisme.
Tout au long des années de guerre, Lénine s’est présenté non comme un innovateur audacieux ou un révisionniste sans crainte, mais comme quelqu’un de fidèle aux «vieilles vérités», comme le chef socialiste qui a gardé sa tête quand tous autour de lui perdaient la leur. C’est pourquoi il a pu descendre du train à Berne en septembre 1914 et commencer à agiter au plan politique ce même jour, sur la base d’une plateforme qui est restée inchangée jusqu’à la chute du tsar. C’est pourquoi il avait une assurance surprenante pour défier tout l’establishment socialiste au nom de l’orthodoxie marxiste. (Traduction A l’Encontre, article publié le 17 avril 2014)
Notes
[1] O.H. Gankin et H.H. Fisher, The Bolsheviks and the World War: the Origin of the Third International, Stanford, 1940, p.143 (édition originale : 1925).
[2] Robert Grimm (1881-1958), ouvrier typographe qui travailla en Suisse, en Allemagne, en France et en Italie. Il avait donc une expérience internationale. Réprimé par le patronat, il fut permanent du PS, ne trouvant pas de travail. Son expérience internationale fit qu’il fut présent aux Congrès de la IIe Internationale en 1907, 1910 et 1912. Il va intégrer le Conseil exécutif de la IIe Internationale dès 1912. De 1908 à 1918, il eut le poste directeur du quotidien socialiste de Berne, Berner Tagwacht; dans lequel ont écrit des représentants de la social-démocratie révolutionnaire réfugiés en Suisse. Ses liens internationaux en feront l’un des organisateurs décisifs des Conférences internationales de Zimmerwald du 5 au 8 septembre 1915 et de Kienthal du 24 au 30 avril 1916. Grimm, sur la base de sa connaissance de l’armée de milice en Suisse – une armée contrôlée étroitement par une couche d’officiers formés à la prusienne («drill») – fit une critique de l’ouvrage de Jean Jaurès L’armée nouvelle (1911). Dans son texte, intitulé «Expérience du système de milice en Suisse» (1912), il synthétise son analyse par la formule suivante: «Comme la démocratie elle-même, la milice est devenue, du fait du développement capitaliste, un excellent outil entre les mains des réactionnaires.» (Rédaction A l’Encontre)
[3] Lénine, sa femme et sa belle-mère habitaient un appartement modeste loué dans le quartier de la Länggasse. Il aimait se promener dans la forêt de Bremgarten toute proche. (DigiBern.ch, Société historique et Université de Berne. (Rédaction A l’Encontre)
[4] Grâce à trois collections de documents de première qualité, de différents moments et de différents points de vue politiques, l’arrière-fond des activités de Lénine en 1914-1916 est mieux accessible à ceux qui dépendent de traductions que pour aucune autre période : W. Walling, The socialists and the war, New York, 1972 (originellement publié en 1915); O.H. Gankin et H.H. Fisher, The Bolsheviks and the World War: the Origin of the Third International, Stanford, 1940; et J. Riddell, Lenin’s struggle for a revolutionary International, New York, 1984. N. Kroupskaya, Reminiscences of Lenin, New York, 1960 (1933) reste indispensable. Je ne discute pas dans cet essai le mouvement de la gauche de Zimmerwald; pour cela, voir Craig Nation, War on war: Lenin, the Zimmerwald left and the origins of communist internationalism, Durham, N.C., 1989. Pour du matériel sur d’autres socialistes russes durant la guerre, voir I. Thatcher, Leon Trotsky and World War One: August 1914 to February1917, Basingstoke, 2000; et M. Melancon, The Socialist Revolutionaries and the Russian anti-war movement, 1914-1917, Columbus, 1990.
[5] W.I. Lénine, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou, 1958-1964,Vol. 21, p.37 (Novembre 1914).
[6] W.A. Karpinski, « Stranichki proshlogo » Vospominaniia o Vladimire Il’iche Lenine, Vol. 2, Moscou 1969; W.I. Lenin, Chosen Works, New York, 1960-1968, Vol. 49, p.136 (Lettre à Sophia Ravitch, Août 1915).
[7] A. Badayev, The Bolsheviks in the tsarist Duma, New York, 1973 (1932).
[8] Wladimir Ilitch Lénine: Biograficheskaia khronika,Vol. 3: 1912-1917 (1972). Les volumes de la Biokhronika fournissent une exhaustive information sur ce que Lénine a fait jour après jour durant sa carrière.
On appelle couramment Bund (Fédération) le Bund général juif du travail en Lithuanie, Pologne et Russie, l’organisation social-démocrate juive fondée en 1897 à Vilnius, c’est à dire dans l’Empire tsariste russe. Le Bund participa à la fondation du Parti ouvrier social-démocrate russe en 1898 à Minsk. Lors de la scission de 1903, il se rattacha aux mencheviks – la Bund adopta des positions souvent proches de celles de Martov – tout en maintenant son autonomie comme organisation des travailleurs juifs. Le Bund était anti-sioniste, considérant l’émigration en Palestine comme une évasion de la réalité sociale et une source inutile de conflits avec le prolétariat arabe. Le Bund développa l’usage de la langue yiddish, honnie par les sionistes. Il a été un des moteurs de la presse et de l’édition yiddish en Russie, Pologne, et aux Etats-Unis. (Rédaction A l’Encontre)
[9] N. Kroupskaya, Reminiscences of Lenin, New York, 1960, pp.286-288.
[10] La déclaration de guerre avait surpris Trotsky et sa famille à Vienne. Il raconte dans Ma Vie (1930) qu’il arriva à Zurich le 3 août 1914. Il rappelle qu’en 1905 déjà il avait écrit : «Les partis socialistes européens ont élaboré leur conservatisme, qui devient d’autant plus fort que de plus grandes masses sont gagnées par le socialisme… Par suite, la social-démocratie peut devenir, à un certain moment, un obstacle immédiat dans un conflit qui se déclarerait entre les ouvriers et la réaction bourgeoise. En d’autres termes, le conservatisme de propagande socialiste du parti prolétarien peut, à un certain moment, gêner la lutte directe du prolétariat pour la conquête du pouvoir. » Trotsky rappelle ensuite que le 9 août 1914, il écrivait : « ….il s’agit du naufrage de l’Internationale… » et le 11 août « C’est seulement un réveil du mouvement révolutionnaire socialiste – lequel doit prendre immédiatement des formes extrêmement violentes – qui jettera les bases de la nouvelle Internationale. Les années qui viennent seront l’époque de la révolution sociale. » (p.278)
A partir du 19 novembre 1914, et jusqu’à son expulsion vers l’Espagne en septembre 1916, Léon Trotsky résida en France, collaborant au quotidien de la gauche socialiste russe émigrée Naché Slovo. Le 31 octobre 1914, il avait publié à Zurich sa brochure en allemand La guerre et l’Internationale, qui fut traduite en plusieurs langues durant la guerre, et parut en livre à New York en 1918, The Bolscheviki and World Peace (Boni and Liveright, New York)
Dans l’introduction à cette brochure, Trotsky écrit: «De même que les gouvernements nationaux furent un frein au développement des forces productives, de même les vieux partis socialistes nationaux ont été le principal obstacle à l’avance révolutionnaire des classes laborieuses.
(…)
Une part importante de ces lignes est consacrée à la défunte Internationale. Mais toute la brochure, de la première à la dernière page, est dédiée à la nouvelle Internationale qui doit naître des convulsions actuelles, cette Internationale des derniers combats et de la victoire définitive. »
Dans son livre de 1936, Le mouvement ouvrier pendant la Première Guerre mondiale. De l’Union sacrée à Zimmerwald (Vol. 1, Ed. du Travail 1936), Alfred Rosmer décrit ainsi la position de Trotsky lors de la Conférence de Zimmerwald du 5 au 8 septembre 1915 :
«Par 19 voix contre 12, la Conférence décide de ne pas prendre les projets bolcheviks comme base de discussion, et de préparer l’élaboration d’un nouveau texte qui retiendrait les points sur lesquels l’ensemble des délégués étaient d’accord. Trotsky, à qui, je crois, furent adjoints Henriette Roland-Holst et Grimm, fut chargé de le rédiger…. Sur tous les points, il était très près de la position des bolcheviks, mais, travaillant en France, il pouvait facilement comprendre les hésitations de certains délégués…Trotsky rapporta un texte qui, sans grande résistance, fut unanimement approuvé.» (p.386)
Il faut toutefois avoir à l’esprit que la «gauche de Zimmerwald» était une minorité dans une minorité des «dirigeants» de la social-démocratie internationale. Lénine jugeait que la majorité des «zimmerwaldiens» n’étaient pas assez offensive en direction des «opportunistes», capitulards, de la IIe Internationale. En outre, il jugeait que certains cultivaient le rêve d’une renaissance de la IIe Internationale, comme une structure pouvant développer une action effective dans une contexte international caractérisé comme celui de «guerres et révolutions». C’est à partir de ce point de vue qu’il qualifie la position de Trotsky de «kautkyste de gauche». Lénine signa le texte de Zimmerwald, avec des réticences, mais privilégia, dans ces circonstances conjoncturelles, l’unité à l’affirmation de différences qui changeront dans les mois à venir, sous l’effet des contrecoups de la guerre. (Rédaction A l’Encontre)
[11] W.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou 1958-1964, Vol. 21, p.37 (premier numéro du Sotsial-Demokrat, 1er november1914).
[12] Idem, Vol. 21, p.100 (12 décembre 1914).
[13] La qualification «dans la plupart des cas» ne figurait pas dans le projet original de Lénine et résulte évidemment de ses consultations avec les bolcheviks de Berne.
[14] W.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou, 1958-1964, Vol. 21, pp.15-19; Gankin et Fisher, 1940, pp.140-143.
[15] W.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou, 1958-1964, Vol. 21, pp.25-34; Gankin et Fisher, 1940, pp.150-56.
[16] W.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou, 1958-1964, Vol. 21, pp.158-164; Gankin et Fisher, 1940, pp.173-191 (contient d’intéressants compte-rendus de mémoires et d’autres documents concernant la Conférence de Berne).
[17] W.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou, 1958-1964, Vol. 21, p.147. A propos des motivations de Lénine pour mettre de côté le slogan des Etats-Unis d’Europe, cf. idem Vol. 21, p.344.
Stathis Kouvelakis sous-entend que ce slogan était le seul contenu des thèses originales de Lénine de septembre 1914, surestimant ainsi tant sa place dans le programme originel de Lénine que la signification de sa suppression (Stathis Kouvelakis, «Lenin as Read of Hegel: Hypotheses for a Reading of Lenin’s Notebooks on Hegel’s The Science of Logic», in Lenin Reloaded : Towards a Politics of Truth, Sebastian Budgen, Stathis Kouvelakis, Slavoj Zizek (éd.), Duke University Press, 2007, pp.166-167).
[18] Deux autres candidats comme thème unificateur sont «l’impérialisme» et la «transformation de la guerre impérialiste en une guerre civile». Malgré leur importance, ces deux thèmes ne couvrent pas les quatre niveaux du scénario de l’interaction révolutionnaire mondiale. Le « défaitisme révolutionnaire » est encore moins un candidat, ne serait-ce que parce que on ne trouve pas cette formule chez Lénine.
[19] Craig Nation, War on war: Lenin, the Zimmerwald left and the origins of communist internationalism, Durham NC, 1989, p.229.
[20] W.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou, 1958-1964, Vol. 21, p.244 (été 1915).
[21] W.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou, 1958-1964, Vol. 21, p.150-151.
[22] W.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou, 1958-1964, Vol. 21, pp.151, 109. Laquelle de ces deux descriptions de la Deuxième Internationale se rapproche plus de la description habituelle qu’on lit chez les auteurs de la gauche: celle de Lénine ou celle du «liquidationniste» Potressov?
[23] La formule «kautskysme gauchiste» doit être comprise dans le sens exprimé dans la conclusion de la note 10 et dans l’introduction. Car, sur le jugement général ayant trait à la IIe Internationale et au «tournant» de Kautsky, Trotsky ne manque pas de clarté et est proche de Lénine. Dans sa brochure La guerre et l’Internationale du 31 octobre 1914, Léon Trotsky écrit, entre autres : « Le krach de la IIème Internationale est un fait, et ce serait de l’aveuglement ou de la lâcheté de fermer les yeux sur cet événement. (…) Maintenant que ce tableau s’est réellement couvert de sang, Kautsky essaie de nous le rendre familier. Il n’y voit aucun désastre de l’Internationale. (…) En vérité, quelle amertume en lisant ces lignes! Double amertume car ces lignes sont de la plume de Kautsky!» (Rédaction A l’Encontre)
[24] Grigori Zinoviev, «Encore au sujet de la guerre civile» (1916), in Lénine et G. Zinoviev, Contre le Courant, Paris, 1970, pp.54-55.
[25] W.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou, 1958-1964, Vol. 21, p.63.
[26] Hal Draper, The myth of Lenin’s ‘revolutionary defeatism’, 1953-1954: www.marxists.org/archive/draper/1953/defeat/index.htm.
[27] Comme le manuscrit original de sa Lettre de loin n’était pas disponible au moment où Hal Draper a écrit, il a incorrectement situé le «dernier soupir» du défaitisme de Lénine en novembre 1916. Dans mon étude à paraître des raisons pour la coupure apportée au manuscrit par les éditeurs de la Pravda, je montre que la coupure de l’allusion au défaitisme de Lénine est un cas de claire censure des idées de Lénine. Draper montre de manière convaincante que la thèse qui veut que le «défaitisme révolutionnaire» ait été le principe unificateur des idées de Lénine durant la guerre a été une invention faite après sa mort pour des raisons politiques.
[28] Pour des analyses lucides des difficultés du slogan du «défaitisme», cf. O.H. Gankin et H.H. Fisher, The Bolsheviks and the World War: the Origin of the Third International, Stanford, 1940, pp.146-149 (V.A. Karpinski) et pp.189-191 (Boukharine). Dans le Manifeste de novembre lui-même, il y a un langage qui semble avoir été inséré pour calmer les réticences des bolcheviks de Petrograd.
[29] W.I. Lenin, Polnoe sobranie sochinenii, Moscou, 1958-1964, Vol. 21, p.42.
[30] Idem, Vol. 21, pp.300-301.
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