Par Marianne Lamiral
«Je dédie ce livre au peuple de Roumanie, à ses onze mille assassinés par le gouvernement roumain, aux trois villages: Stanilesti, Baïlesti, Hodivoaïa, rasés à coups de canon. Crimes perpétrés en mars 1907 et restés impunis.» Cette phrase clôt le roman Les chardons du Baragan, dans lequel l’écrivain Panaït Istrati [1] relate comment l’extrême misère dans les campagnes roumaines conduisit les paysans à la révolte, de fin février à la mi-avril 1907.
Ancienne contrée de l’Empire ottoman, et largement autonome, la Petite-Roumanie, composée des principautés unies de Moldavie et de Valachie, devint une royauté indépendante en 1878. C’était un pays essentiellement agricole, de grandes propriétés, encore plus retardataire que ne l’était la Russie au début du XXe siècle.
Une exploitation féroce
Le servage n’avait été aboli qu’en 1864, mais, loin d’affranchir les paysans, ceux-ci se retrouvèrent encore plus férocement soumis à l’exploitation des boyards. S’appuyant sur des travaux du militant socialiste roumain Christian Racovski, Amédée Dunois relate l’état de la Roumanie dans le journal La Vie ouvrière [créée par le syndicaliste révolutionnaire Pierre Monate en 1909 et qui sera le magazine de la Confédération générale du travail] du 20 décembre 1909. «Le paysan manque de la terre nécessaire pour le faire vivre et meurt littéralement de faim. En 1905, 4000 grands propriétaires possédaient 47% du territoire arable, alors qu’un million de paysans n’en possédaient que 41%. Soixante-six grands propriétaires usurpaient à eux seuls le seizième de l’étendue cultivée. Ces grands propriétaires n’exploitent autant dire jamais eux-mêmes. Ils ont des intendants ou des fermiers», ceux-ci sous-louant les terres aux paysans.
Les contrats que les paysans signaient les étranglaient. Pour pouvoir cultiver un lopin, ils devaient des journées de travail au seigneur: douze en théorie, mais cela pouvait aller jusqu’à 42 jours en Valachie et 46 en Moldavie. A ces jours de corvée s’ajoutaient la fourniture d’une partie de leurs récoltes et diverses sommes d’argent. Ils versaient par ailleurs un impôt à l’Etat afin que celui-ci se rembourse de l’argent qu’il avait distribué aux boyards pour les indemniser de ce qu’ils avaient perdu en 1864 en cédant une partie de leurs terres. «Et pour que le propriétaire puisse obliger les paysans à exécuter tous ces travaux, il possède un moyen infaillible, poursuivait Racovsky, l’interdiction qui leur est faite de rentrer leur récolte avant l’acquittement de toutes leurs dettes et obligations.» C’est ainsi que des récoltes pourrissaient sur pied dans les champs de paysans mourant de faim. La loi autorisait aussi le recours à la force publique pour les obliger à honorer leurs contrats.
Cette misère, l’abandon dans lequel végétaient les paysans roumains ne pouvaient qu’engendrer la violence contre les profiteurs, et les jacqueries s’étaient succédé au cours du XIXe siècle.
«La torche s’est rallumée en février-mars 1907, relate Amédée Dunois. Les paysans, par bandes, envahissaient les domaines, pillaient les châteaux, incendiaient les greniers et les écuries. À l’origine – on ne sait trop sous quelle influence secrète – le mouvement de fureur n’avait atteint que les seuls fermiers juifs, mais bientôt, nulle distinction ne fut plus faite. En Valachie, où la révolte éclata le 24 mars seulement, il n’y avait pas de fermiers juifs, et le mouvement fut nettement économique. […] Les revendications étaient aussi diverses qu’imprécises. Dans certains endroits de Moldavie, on alla réclamer une sorte d’expropriation des boyards. Le plus souvent, on se contenta de demander une réduction du prix de location des terres. […]
Terrorisés, fermiers et propriétaires signèrent tout ce qu’on voulut. Puis l’armée entra en scène […]. La répression ne fut qu’un atroce carnage. En quelques jours, 11 000 paysans, d’autres dirent 15 000, jonchèrent le sol de leurs cadavres. Parmi les survivants, 15 000 furent arrêtés, pour être déférés à la justice. Mais le gouvernement eut peur du spectacle que ces innombrables procès de meurt-de-faim donneraient au monde. Les cours d’assises, d’ailleurs, acquittaient systématiquement. Quand le ministère [libéral] se décida à l’amnistie, il n’y avait que 87 condamnés.»
Le soulèvement massif de la paysannerie roumaine avait de quoi faire craindre la perte de ses privilèges à cette classe anachronique et parasitaire de latifundistes. Ils avaient en mémoire que, à peine deux ans auparavant, en 1905, la révolution avait éclaté à leur porte, en Russie.
Les possédants répandaient l’idée que, derrière le mouvement de la paysannerie, se trouvait la main des socialistes et des «instigateurs russes» . En réalité, la révolte resta une jacquerie comme on en avait connu depuis le Moyen Âge. La colère avait brutalement éclaté sans qu’il y eût au sein de la paysannerie de perspectives sociales ou politiques, et aucun programme ni aucune direction du mouvement ne se manifestèrent durant les quelque deux mois que durèrent les affrontements. En l’absence du relais et de la direction d’une classe urbaine, qui ne pouvait être que la classe ouvrière, la révolte paysanne ne pouvait que déboucher sur une tragique impasse.
Le mouvement socialiste roumain, dont le représentant le plus connu était Christian Racovsky, en était à ses tout débuts, les idées n’atteignant que peu le monde paysan soumis par la classe des grands propriétaires «à la misère, la maladie et l’ignorance», pour reprendre les termes de ce dernier, prédisant que cette classe parasitaire de boyards serait amenée à disparaître peut-être plus vite et de façon plus catastrophique qu’elle ne le souhaitait. (14 avril 2017, publié sur l’hebdo de Lutte ouvrière)
____
[1] Grec par son père, Roumain par sa mère, Panaït Istrati est né en 1884 à Braïla, en Roumanie. C’était une ville assez cosmopolite du bas du Danuble. Son père lui est inconnu; sa mère est blanchisseuse. Sa «carrière scolaire» s’arrête à 12 ans. Dès 20 ans il est rédacteur de la Roumanie ouvrière. Il va «vagabonder» en Europe, en exerçant tous les métiers. En 1916, il se trouve en Suisse. Il y soigne une tuberculose. Puis, il se rend en France. Il est en contact avec Romain Rolland qui reconnaît ses talents de conteur. Il va publier des récits dès 1924. Il y conte sa jeunesse précaire en Roumanie. Son double littéraire porte le nom d’Adrien Zografi (Adrien «le peintre», en grec). La langue française sera adoptée. Comme l’écrit Laurent Lemire: «Si la Roumanie, la France et la Suisse forment son “triangle d’or”, Istrati se tourne aussi vers la Russie. La révolution l’attire. Il se fait le propagandiste de Moscou. Mais, à la suite de son deuxième voyage en 1929, en pleine purge de l’opposition trotskiste, il publie ses confessions sous le titre Vers l’autre flamme, premier volet d’un triptyque complété par Victor Serge et Boris Souvarine, autres opposants virulents à Staline.» La presse de gauche – celle du PC – le traite de «fasciste», un qualificatif fort utilisé à l’époque pour étiqueter tous les opposants au stalinisme. Panaït Istrati rentre en Roumanie, où il décède en 1935 de tuberculose. Il aura pu, antérieurement, compléter le cycle d’Adrien Zografi. Une biographie d’Istrati a été publiée en 2015 par Jacques Baujard – avec pour titre Panaït Istrati. L’amitié vagabonde (Ed. Transboréal) – qui affirme son inclination pour: «Les exclus, les marginaux, les oubliés de l’histoire me sont plus sympathiques que les personnages présents dans les manuels scolaires». (Réd. A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter