Etats-Unis. Trump et les sciences: comment s’organisent la lutte et la Marche du 22 avril?

Intervention de Bethany Wiggin

Une des premières actions d’envergure qui ont été menées par les scientifiques américains a été de protéger les données de recherche pour être sûr qu’elles ne soient pas ou détruites ou manipulées. C’est le projet #DataRefuge mis en place par l’Université privée de Pennsylvanie. Bethany Wiggin, directrice du Penn EHLab (Penn Program in Environmental Humanities), est une des initiatrices du mouvement. Elle explique, le 17 avril 2017, lors de l’émission «La Méthode scientifique» sur France Culture, animée par Nicolas Martin, un aspect clé des initiatives prises pour faire face à la politique de la nouvelle administration.

Ce 22 avril 2017, dans de nombreux pays du monde, se dérouleront des «Marches pour la science». En date du 21 avril, le quotidien Le Monde écrivait: «Donald Trump, multiplie les signes d’un attachement inverse aux «faits alternatifs» issus de la volonté de tisser sur le monde un voile de mensonges au service d’idéologies et d’intérêts particuliers puissants. L’homme qui déclare sans trembler à une journaliste qu’il vient de bombarder l’Irak lorsqu’il s’agit de la Syrie restera comme l’auteur de ce tweet stupéfiant: «Le concept de réchauffement climatique a été créé par et pour les Chinois afin de rendre l’industrie manufacturière non compétitive.» Les premières annonces de politique scientifique de Donald Trump ne pouvaient que mobiliser encore plus les citoyens américains opposés à cette vision orwellienne du monde puisqu’elles prévoient des coupes claires dans les budgets de la recherche médicale ou d’empêcher la NASA de mettre en orbite des satellites de surveillance de la Terre qui ont le mauvais goût de démentir les mensonges climato-sceptiques

Le site américain Motherboard a observé qu’à 12h (heure de la côte Est des Etats-Unis), à la minute où Donald Trump est entré en fonction, la page consacrée au réchauffement climatique sur le site de la Maison-Blanche avait disparu. Une minute plus tôt, elle était encore disponible (Courrier international, 20 janvier 2017). Voir ci-après l’entretien de Bethany Wiggin donné à Reporterre en janvier 2017. (Réd. A l’Encontre)

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Bethany Wiggin

«Les coupes budgétaires sont l’un des principaux risques pour la science. Il faut ajouter à cela une rhétorique incessante qui consiste à discréditer ce que ça signifie de faire des sciences et à remettre constamment en question les résultats.

Il faut savoir que ces campagnes ne sont pas toutes menées directement par l’administration Trump. Elles sont aussi menées par des associations qui soutiennent Trump et qui l’ont soutenu financièrement pendant sa campagne.

Par exemple, elles distribuent des fascicules de propagande, ni plus ni moins, qui remettent en question les recherches sur le changement climatique et qui affirment que ce sont des connaissances qui ne sont pas encore avérées. Ce genre de documents a été distribué très largement aux enseignants d’écoles publiques.

Sans une contextualisation adaptée, cela peut être compliqué pour le lecteur moyen – et même peut-être pour un instituteur – de sed faire une opinion informée, alors quand la science du climat n’est pas incertaine du tout. Donc, nous voyons l’administration Trump et ses soutiens travailler de concert pour nier le fait qu’il existe un consensus scientifique sur le changement climatique.

Maintenant, la question est posée de savoir si la marche pour les sciences – du 22 avril – est une politisation des sciences. Il y a beaucoup de monde qui, comme moi, pense que la science a déjà été politisée par l’administration Trump. Nous essayons justement de sortir la politique des sciences. Et la façon de le faire, c’est paradoxalement de descendre dans la rue et de dire qu’il n’est pas acceptable, que la recherche scientifique, dans ce qu’elle a de meilleur et de plus noble, n’est pas une recherche destinée à servir des intérêts, que ce soient les intérêts des industries d’énergies fossiles ou tout autre intérêt privé.

Pour moi, il ne fait aucun doute que le seul et unique risque majeur, ce sont les coupes budgétaires draconiennes qui sont proposées par cette administration. Je pense que sans une défense puissante au niveau fédéral et local, ces coupes vont être énormes.

Je lisais les budgets proposés pour l’Agence de protection de l’environnement (APE-EPA) dont l’administrateur est Scott Pruitt, un climatosceptique déclaré, qui a des liens avec l’industrie des pipelines. Il a en fait poursuivi en justice cette agence, qu’il dirige maintenant, quatorze fois au cours des dix années où il était procureur général de l’Oklahoma.

Ce même Scott Pruitt va faire subir à l’APE des coupes budgétaires dramatiques qui mettront sur le carreau des centaines de scientifiques de très haut niveau et des serviteurs de l’Etat hautement qualifiés. Dans le même temps, Pruitt s’octroie avec les budgets de l’agence un service de garde rapprochée 24 heures sur 24, ce qui n’a absolument jamais été fait par aucun de ses prédécesseurs. Cela vous donne une idée du niveau de paranoïa de ces gens. Je pense aussi que lorsqu’on mène une guerre contre les sciences, on se dit peut-être qu’on a besoin de sécurité.»

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«Les données sur le climat de multiples agences publiques
et ministères sont menacées»

Entretien conduit par Yona Helaoua

Avec l’arrivée de l’administration Trump, en quoi les données informatiques fédérales sur le changement climatique sont-elles menacées?

Bethany Wiggin: La première chose à comprendre, c’est que tous les matériaux disponibles sur Internet sont vulnérables par nature. Les liens hypertextes vers des études scientifiques peuvent facilement être brisés. C’est un phénomène très documenté. Cette instabilité naturelle est renforcée dans un environnement politique où les climatosceptiques s’assurent que le changement climatique est présenté comme un sujet ouvert au débat.

Scott Pruitt, qui est en train d’être auditionné au Congrès [pour diriger l’Agence états-unienne de protection de l’environnement, l’EPA et qui a été nommé à ce poste], ne croit pas au changement climatique. Cet ex-procureur général de l’Oklahoma est connu pour avoir défendu les industriels gaziers et pétroliers adeptes de la fracturation hydraulique, au lieu d’avoir réglementé cette pratique qui cause des niveaux sans précédent de mircotremblements de terre. Donc, nous avons toutes les chances de croire que les données contenues sur le site web de l’EPA seront encore plus vulnérables.

Mais l’EPA est juste un exemple. Il y a de multiples agences publiques et ministères dont les données sur le climat sont menacées. En décembre, l’équipe de transition de Trump voulait que le ministre sortant de l’Energie lui fournisse une liste de noms des personnes ayant travaillé sur l’Accord de Paris. Heureusement, il a dit non et a même autorisé les membres de son ministère à utiliser les réseaux sociaux comme ils le souhaitent, sans être punis.

Nous sommes aussi très inquiets à cause des propos du futur chef de la NASA [Agence spatiale des Etats-Unis]. Il a affirmé que la mission Terre de cette agence, qui rassemble des données sur le climat, était un exemple de science politisée. Il souhaite rediriger les fonds vers des programmes de recherche spatiale.

Qu’est-ce que le programme #Datarefuge et en quoi peut-il remédier au problème?

#Datarefuge repose sur un principe très simple de gestion des données, qu’on appelle Lockss [Lots Of Copies Keep Stuff Safe, «de nombreuses copies conservent les affaires en sécurité»]. L’idée est de copier les documents appartenant aux agences fédérales environnementales, ou les outils éducatifs sur le climat. Et de garder si bien ces copies que les chercheurs pourront continuer à utiliser les données et à citer les documents [par exemple par des liens hypertextes dans un article]. On va donc réaliser ces copies multiples selon un protocole prédéfini et les disperser dans différents serveurs sécurisés: c’est là que la dimension de refuge prend tout son sens.

Qui participe au projet et comment s’organise-t-il ?

De nombreux libraires, archivistes et informaticiens mènent ce projet. Ils ont travaillé jour et nuit pour mettre en place un manuel de bonnes pratiques à disposition de nos bénévoles. Une bonne partie de ce protocole a été développé lors d’une série d’événements «data rescue», notamment à Philadelphie le week-end dernier. Nous avons désormais de nombreuses personnes du milieu universitaire, technologique, bibliothécaire ou encore du secteur privé qui travaillent de manière très coordonnée à affiner ces bonnes pratiques et à les diffuser auprès de nos partenaires sur d’autres événements «data rescue» aux Etats-Unis. C’est très bien que nous ayons accompli autant avant l’investiture de Donald Trump, mais il reste beaucoup à faire ensuite.

Par ailleurs, nous travaillons sur des projets à plus long terme, afin que les citoyens comprennent pourquoi ces données sur le climat sont si importantes. L’idée est de sensibiliser les journalistes, les politiques et les communautés locales aux questions suivantes: qui utilise ces données? à quoi servent-elles? Quand on parle d’inondations dans un quartier, ça n’a rien de politique, il s’agit de la santé et du bien-être des gens.

Désormais, notre mission est de documenter et de surveiller les changements sur les sites web des agences fédérales. Nous publierons un rapport après 100 jours [de pouvoir de l’équipe Trump] où nous désignerons les programmes auxquels on aura coupé les vivres et qui ne pourront plus entretenir leur page web.

Depuis le début du projet, combien de données avez-vous réussi à sauvegarder?

Je peux déjà vous dire ce que l’on a réussi à sauver à Philadelphie. Un de nos partenaires, The Internet Archive, travaille sur un projet baptisé «The End of Term Harvest», qui consiste à archiver les sites web fédéraux lors des périodes de transition présidentielle. La transition actuelle est la troisième sur laquelle ils travaillent. Rien que ce week-end, nous les avons aidés à archiver 6952 documents. Et, en matière de big data, nous avons téléchargé plus d’un teraoctet et demi de données. Si l’on ajoute ce que nos partenaires ont récolté de leur côté, les quantités sont bien plus importantes. Et le processus est toujours en cours au moment où l’on parle.

Avez-vous peur d’éventuelles répercussions?

L’Université de Pennsylvanie est privée, donc nous sommes plutôt confiants. Nous pensons que c’est le rôle fondamental d’une université que de préserver les données et les preuves nécessaires au travail des chercheurs. Nous ne nous arrêterons pas. (Publié sur le site Reporterre, le 20 janvier 2017)

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