Economie politique. «Brevets et capitalisme»

Par Rolando Astarita

Dans un article précédent, j’ai fait référence au fait que la production, la distribution et l’application des vaccins anti-covid sont le produit du travail de milliers de scientifiques, de techniciens et de travailleurs en général. Ici, je présente quelques réflexions sur la nature et la fonction des brevets (c’est-à-dire que je ne traite pas des droits d’auteur appliqués aux créations artistiques ou des droits de propriété sur les marques) dans le mode de production capitaliste.

Rappelons que les brevets sont accordés par les Etats à ceux qui appliquent des connaissances scientifiques à la production d’un nouveau produit, ou à la création d’un nouveau processus de production ou de commercialisation. Les bénéficiaires du brevet ont le droit exclusif de contrôler la production et la vente d’un produit donné, ou d’un processus de production, pendant une période de temps, qui est généralement fixée à 20 ans. De cette façon, les brevets engendrent une relation de propriété sur les connaissances scientifiques appliquées ou technologiques. Alors que les biens physiques sont des biens rivaux [une pomme peut être mangée qu’une seule fois, généralement par une seule personne], la connaissance est non rivale et, dans le système fondé sur la propriété privée, elle «exige» une protection. Si Jean, par exemple, possède le bien physique X et le donne à Pierre, Jean cesse d’être propriétaire de X. Si, en revanche, Jean possède le savoir Z et la transmet à Pierre, ils en viennent tous deux à posséder Z.

Par conséquent, dans la mesure où la propriété privée des moyens de production et des biens matériels est une source directe de pouvoir économique pour le capitaliste, la connaissance a besoin de l’exclusion, légalement établie et institutionnellement garantie, pour devenir une source de pouvoir économique pour le capitaliste. En d’autres termes, puisqu’une percée scientifique est partageable à l’infini, le brevet la transforme – tant qu’il est en vigueur – en propriété privée. C’est pourquoi, à mesure que la mondialisation du capital progressait, la question est devenue mondiale. L’Accord de l’OMC sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), négocié entre 1986 et 1994 dans le cadre du cycle d’Uruguay, a introduit pour la première fois des règles relatives à la propriété intellectuelle dans le système commercial multilatéral. L’accord sur les ADPIC fixe les droits minimaux dont doit disposer un titulaire de brevet et définit les conditions sous lesquelles des exceptions à ces droits sont autorisées.

Ajoutons que la possibilité de copier et de diffuser les technologies et les connaissances scientifiques appliquées croît avec le progrès technologique. En particulier, les programmes informatiques, ou logiciels, posent des problèmes pour leur monopolisation (accaparement), car une fois créés, ils peuvent être stockés, reproduits et distribués, soit par CD-ROM, soit en ligne, à faible coût et en quantités illimitées.

Qui les brevets protègent-ils?

Les apologistes du capitalisme présentent souvent les brevets comme un moyen de garantir que la valeur dérivée d’une percée scientifique appliquée à la production revienne à ceux qui l’ont produite. Mais il est un fait que les avancées scientifiques appliquées à la production sont l’œuvre de chercheurs, d’ingénieurs, de médecins, de techniciens et de personnel auxiliaire de toutes sortes dans les départements de recherche et développement des entreprises, soit des travailleurs auxquels les brevets ne confèrent aucune propriété. Sans compter les scientifiques et les techniciens de la recherche fondamentale, qui n’obtiennent pas non plus de propriété des brevets. En bref, les brevets ne procurent pas de propriété pour ces travailleurs et travailleuses, mais pour les actionnaires, les propriétaires du capital. En d’autres termes, le collectif de travail (le «travailleur collectif») crée du progrès, mais l’accaparement de ses bénéfices en termes d’augmentation de la propriété et d’appropriation des plus-values extraordinaires va au capital, qui est d’ailleurs de plus en plus concentré. Nous soulignons que la source de plus-value extraordinaire dérivée des changements scientifiques et technologiques est le travail potentialisé. Il est potentialisé dans les deux sens dans lesquels Marx utilise cette notion: il repose sur une main-d’œuvre qualifiée dans une mesure supérieure à la moyenne; et il crée un produit, ou une méthode de production, supérieure à la moyenne de la branche.

Le caractère social de la production de connaissances et des brevets

Naturellement, la préservation des brevets est d’un grand intérêt pour les entreprises qui, grâce à leur monopole, obtiennent des profits supérieurs à la moyenne; également pour celles qui cherchent à commercialiser le brevet; ou qui exigent des versements pour l’utilisation d’une connaissance «privatisée». L’argument privilégié de ces capitalistes est que si ces droits de propriété intellectuelle ne sont pas protégés, la production innovante et le progrès scientifique sont menacés.

Mais l’argument est contesté même au sein du camp bourgeois, puisque les brevets ont souvent entravé le progrès technologique. Quelques cas représentatifs sont fréquemment cités. L’un d’eux est l’Américain Eli Whitney, qui a inventé [en 1793] – avec l’aide décisive d’un de ses employés – l’égreneuse à coton, une machine qui séparait la graine de la fibre de coton. L’égreneuse représentait un progrès majeur par rapport au travail manuel nécessaire pour l’égrenage. Cependant, Whitney a essayé d’arrêter sa propagation en le brevetant [1794]. Il voulait faire payer les producteurs pour le coton égrené dans ses égreneuses. Les producteurs ont refusé, ont construit leurs propres égreneurs, et l’avance s’est généralisée. Un autre exemple est ce qui s’est passé avec l’automobile. Aux premiers jours de l’industrie, l’Association of Licensed Automobile Manufacturers, composée d’un petit groupe de fabricants, a tenté de monopoliser le marché en contrôlant le brevet [sur le moteur à combustion interne] qui avait été accordé à un avocat, George Selden. Henry Ford lui-même s’est vu refuser une licence et a dû faire face à un procès lorsque son entreprise a continué à fabriquer des automobiles. Ford a fini par gagner le procès.

Brevets de Myriad Genetics

Avec les brevets, la santé et les vies humaines sont également en jeu. C’est le cas de Myriad Genetics (MG), une entreprise fondée en 1994 par des scientifiques de l’Université de l’Utah.

A partir d’une recherche conjointe avec l’université et le gouvernement des Etats-Unis, dans les années 1990, MG a réussi à identifier l’emplacement de deux gènes, BRCA1 et BRCA2, associés au cancer du sein et des ovaires. Ces gènes «réparent normalement» l’ADN endommagé. Une mutation de ces gènes signifie que les cellules sont plus susceptibles de développer des altérations génétiques qui conduisent au cancer. En d’autres termes, une personne présentant des mutations de ces gènes est plus exposée au risque de cancer du sein, des ovaires et de la prostate; grâce à une détection précoce, le développement de ces cancers peut être évité ou ralenti. La découverte de MG consistait à trouver l’emplacement et la séquence précis des gènes BRCA1 et BRCA2. Sur la base de ces découvertes, MG a développé des tests médicaux pour détecter les mutations des gènes BRCA1 et BRCA2, dont la présence indiquerait un risque accru de cancer.

MG a ensuite réclamé au gouvernement des Etats-Unis et à l’Union européenne des brevets relatifs aux séquences de gènes et à leurs mutations. Entre 2001 et 2003, l’UE a accordé à MG des brevets d’invention relatifs à des méthodes de diagnostic de la prédisposition au cancer du sein et de l’ovaire associée aux gènes et à leurs mutations. L’octroi de ces brevets a suscité des controverses, des critiques et des objections de la part des instituts de recherche et des organisations politiques et sociales. Il s’agit notamment de la social-démocratie suisse, de Greenpeace Allemagne, de l’Institut Curie en France, de la Société belge de génétique humaine, du ministère néerlandais de la Santé et du ministère autrichien de la Sécurité sociale. Outre les objections techniques – les conditions requises pour un brevet n’auraient pas été remplies –, a été souligné que les brevets sur les gènes humains pourraient créer le blocage potentiel de la recherche et du développement de tests génétiques différents. La pression était si forte que l’UE a fini par révoquer, dans certains cas, et dans d’autres par restreindre les droits des brevets sur les gènes liés au cancer du sein et de l’ovaire.

Quant à la situation aux Etats-Unis, l’Office des brevets (USPTO) a accepté la demande de MG (les brevets couvrant des séquences d’ADN isolées ont été acceptés). Les partisans des brevets ont fait valoir qu’ils favorisaient les investissements technologiques et la recherche génétique. Mais comme en Europe, des critiques sont apparues. Ils ont fait valoir que ces brevets étouffaient l’innovation en empêchant d’autres personnes d’entreprendre des recherches sur le cancer, qu’ils limitaient les possibilités de dépistage pour les patients atteints de cancer et que de nombreux chercheurs, dont beaucoup étaient financés par des fonds publics, avaient contribué à la localisation de BRCA1 et BRCA2. En outre, et d’un point de vue plus technique, ces brevets ne seraient pas valables puisqu’ils portent sur une information génétique produite par la nature. Quoi qu’il en soit, et grâce aux brevets accordés, MG est devenue la seule entreprise capable d’opérer le test BRCA1/2, pour lequel elle facture entre 3000 et 4000 dollars. Le monopole accordé par le brevet durerait 20 ans.

En 2009, l’American Civil Liberties Union [ACLU] et la Public Patent Foundation ont intenté une action en justice pour invalider les brevets sur les séquences des gènes BRCA1 et BRCA2. La question est parvenue jusqu’à la Cour suprême qui, en 2013, a invalidé cinq des brevets de MG, liés à des tests pour le cancer du sein et de l’ovaire (les demandes de brevets de MG dépassent les 500). Elle a fait valoir que les lois de la nature, les phénomènes naturels et les idées abstraites ne sont pas brevetables et, en ce qui concerne l’ADN séquencé, il a fait valoir que si MG a trouvé un gène important et utile, la séparation de ce gène du matériel génétique qui l’entoure n’est pas un acte d’invention. Plus généralement, les informations génétiques des êtres humains ne devraient être la propriété privée de personne. Toutefois, la Cour a trouvé un équilibre en déclarant que les brevets servent à assurer un certain degré de rentabilité aux entreprises. Et que la création de l’ADNc [1] est brevetable. MG continue donc d’avoir la possibilité d’intenter des procès et de bloquer les entreprises de recherche ou de test qui peuvent créer le même ADNc à partir d’ADN naturel. Presque immédiatement après la décision de la Cour, d’autres sociétés ont commencé à proposer des tests de 1000 à 2300 dollars.

Autre cas: les logiciels

Les logiciels constituent un autre cas d’espèce. Un spécialiste que j’ai consulté m’a expliqué qu’un argument clé pour exclure les logiciels de la protection par brevet est que l’innovation dans ce domaine implique généralement un mouvement séquentiel cumulatif et l’utilisation du travail d’autrui. En outre, il est nécessaire de préserver l’interopérabilité entre les programmes, les systèmes et les composants de réseau, ce qui n’entre pas dans les mécanismes du système breveté car cela peut restreindre l’éventail des options disponibles pour les seconds venus.

En revanche, on fait valoir que la protection par brevet est nécessaire pour protéger les investissements dans le développement de logiciels, qui progressent de plus en plus parallèlement à la technologie informatique. Mais c’est le cas si l’on admet que le seul moyen de développer des logiciels et des ordinateurs est l’investissement capitaliste régi par la recherche du profit.

Progrès scientifique, «vaccin du peuple» et rapport capitaliste

Ce qui s’est passé avec les OGM et la biotechnologie, ou la controverse sur les brevets ayant trait aux logiciels, sont des manifestations d’une contradiction qui traverse le système capitaliste: d’un côté, l’impulsion de la science, et avec elle des forces productives, associée à la recherche fondamentale et au travail scientifique appliqué, et réalisés de manière coopérative. De l’autre, la logique du profit et la concentration croissante du capital.

Même les défenseurs du mode de production capitaliste reconnaissent la contradiction: ils admettent que l’octroi d’un brevet génère un monopole; et ils affirment que la concurrence est vitale pour le développement capitaliste. Cependant, la contradiction est énoncée sans possibilité de résolution tant que subsiste le mode de production capitaliste. Notons même que l’existence des brevets remet en cause la théorie – profondément idéologique – de la concurrence parfaite, pilier de l’économie néoclassique dominante. Mais il n’y a pas de concurrence parfaite s’il y a des profits extraordinaires (et que le gros poisson mange le petit poisson).

Cependant, le brevet n’est pas une nécessité naturelle, ou liée au progrès scientifique en soi, mais une nécessité socialement déterminée par l’existence du capital. Il génère une propriété privée qui repose sur l’exploitation du travail de milliers de scientifiques et de chercheurs soumis au pouvoir du capital. A cela s’ajoute le libre usufruit, de la part du capital, du progrès des connaissances obtenues dans les universités et autres institutions publiques. Par conséquent, il est nécessaire de libérer la recherche et l’avancement des connaissances de la forme sociale qui les conditionne et les entrave, la propriété du capital.

Plus généralement, il est absurde de croire que les centaines de milliers de chercheurs – pas seulement dans les sciences physiques et naturelles – qui font progresser les connaissances arrêteraient leurs travaux si les brevets étaient supprimés. Seuls ceux qui pensent que l’épanouissement des êtres humains dépend de la croissance égoïste de leur richesse personnelle peuvent craindre une telle chose. Pour présenter un cas actuel: les vaccins covid produits par Pfizer et Moderna sont basés sur deux découvertes fondamentales issues de recherches financées par le gouvernement des Etats-Unis: «la protéine virale conçue par Graham et ses collègues [Université Vanderbilt] et le concept de modification de l’ADN, développé pour la première fois par Drew Weissman et Katalin Karikó à l’Université de Pennsylvanie». «C’est le vaccin du peuple», déclare le critique Peter Maybarduk, directeur du programme d’accès aux médicaments de Public Citizen. «Les scientifiques fédéraux ont aidé à l’inventer, et les contribuables paient pour son développement… Il devrait appartenir à l’humanité.» On ne peut pas non plus affirmer que les scientifiques qui ont mené la recherche fondamentale étaient motivés par le motif de l’enrichissement personnel. Par exemple, Katalin Karikó a commencé ses recherches en 1978 dans sa Hongrie natale et a rédigé sa première proposition de subvention pour utiliser l’ARN messager à des fins thérapeutiques en 1989, sans aucun brevet. «Je continue à écrire et à faire des expériences, les choses s’améliorent de plus en plus, mais je n’ai jamais reçu d’argent de mon travail, se souvient-elle dans une interview. […] Lorsque j’ai fait ces découvertes, mon salaire était inférieur à celui des techniciens qui travaillaient à mes côtés» (voir Arthur «Allen For Billion-Dollar COVID Vaccines, Basic Government-Funded Science Laid the Groundwork», Scientific American, 18 novembre 2020).

En bref, pour que le «vaccin du peuple» soit véritablement «du peuple», il est nécessaire d’émanciper la production scientifique de la logique du profit et de l’accumulation du capital. La connaissance scientifique est une réalisation du développement humain, et devrait appartenir à l’humanité. (Article publié sur le blog de Rolando Astarita, le 5 juillet 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Rolando Astarita est professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires.

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[1] ADN complémentaire ou ADNc – acide désoxyribonucléique complémentaire – est un brin artificiellement synthétisé à partir d’un ARN messager, représentant ainsi la partie codante de la région du génome ayant été transcrit dans cet ARNm. Les ARNm jouent un rôle central dans la production de protéines dans l’organisme. Les plans de construction des protéines corporelles sont stockés dans le génome – à savoir dans l’ADN du noyau cellulaire. C’est là qu’ils sont transcrits en ARNm. (Réd.)

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