La guerre éternelle en Afghanistan est loin d’être terminée

Par Patrick Cockburn

La semaine dernière, j’ai vu les talibans parcourir la carte du nord de l’Afghanistan, s’emparant de lieux que j’avais visités pour la première fois en 2001, au début de la guerre menée par les Etats-Unis. Les combattants talibans se sont emparés du pont principal menant au Tadjikistan sur l’Amou-Daria, un fleuve que j’avais traversé sur un radeau peu maniable quelques mois après le début du conflit.

Le dernier commandant américain de la gigantesque base aérienne de Bagram, au nord de Kaboul, qui était autrefois le quartier général de 100 000 soldats étatsuniens dans le pays, est parti au milieu de la nuit le week-end dernier sans en informer son successeur afghan – qui a déclaré n’avoir appris l’évacuation finale des Etats-Unis que deux heures après qu’elle a eu lieu.

La cause la plus immédiate de l’implosion des forces gouvernementales afghanes a été l’annonce par le président Joe Biden, le 14 avril 2021, que les dernières troupes américaines quitteraient le pays le 11 septembre. Mais les plaintes des généraux étatsuniens et britanniques selon lesquelles tout se passe trop vite pour qu’ils puissent préparer les forces de sécurité afghanes à se débrouiller seules sont absurdes, puisqu’ils ont passé deux décennies à échouer dans cette tâche.

Alors que l’intervention militaire occidentale prend fin, il convient de se demander quelles sont les causes de cette débâcle humiliante. Pourquoi tant de talibans sont-ils prêts à mourir pour leur cause, alors que les soldats gouvernementaux afghans prennent la fuite ou se rendent? Pourquoi le gouvernement afghan de Kaboul est-il si corrompu et défaillant? Qu’est-il advenu des 2300 milliards de dollars dépensés par les Etats-Unis pour tenter, en vain, de gagner une guerre dans un pays qui reste misérablement pauvre?

Plus généralement, pourquoi ce qui était présenté comme une victoire décisive des forces anti-talibanes soutenues par les Etats-Unis il y a vingt ans s’est-il transformé en l’actuelle déroute?

L’une des réponses est que l’Afghanistan – comme le Liban, la Syrie et l’Irak – n’est pas un pays où le mot «décisif» devrait être utilisé pour désigner une victoire ou une défaite militaire. Il n’y a pas de gagnants et de perdants, car il y a trop d’acteurs, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, qui ne peuvent se permettre de perdre, ou de voir un ennemi gagner.

Les analogies simplistes avec le Vietnam en 1975 sont trompeuses. Les talibans n’ont pas du tout la puissance militaire de l’armée nord-vietnamienne. En outre, l’Afghanistan est une mosaïque de communautés ethniques, de tribus et de régions, que les talibans auront du mal à diriger, quel que soit le sort réservé au gouvernement de Kaboul.

La désintégration de l’armée et des forces de sécurité afghanes a accéléré l’attaque des talibans, qui ont souvent rencontré peu de résistance, et leur a permis de réaliser des gains territoriaux spectaculaires. Ces changements rapides de situation sur le champ de bataille en Afghanistan sont traditionnellement alimentés par des individus et des communautés qui passent rapidement dans le camp des vainqueurs. Les familles envoient leurs jeunes hommes se battre à la fois pour le gouvernement et pour les talibans, comme une forme d’assurance. Les capitulations rapides des villes et des districts évitent les représailles, tandis qu’une résistance trop longue conduit au massacre.

Un schéma similaire s’est produit en 2001. Alors que Washington et ses alliés locaux de l’Alliance du Nord se félicitaient de leur victoire facile sur les talibans, les combattants des rangs talibans retournaient indemnes dans leurs villages ou traversaient la frontière pakistanaise en attendant des jours meilleurs. Ces derniers sont revenus quatre ou cinq ans plus tard, lorsque le gouvernement afghan en avait fait assez pour se discréditer.

La grande force des talibans est que le mouvement a toujours bénéficié du soutien du Pakistan, un Etat doté de l’arme nucléaire, d’une armée puissante, d’une population de 216 millions d’habitants et d’une frontière de 2600 km avec l’Afghanistan. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni n’ont jamais suffisamment compris que s’ils n’étaient pas prêts à affronter le Pakistan, ils ne pourraient pas gagner la guerre.

Les talibans disposent également d’un noyau de commandants et de combattants fanatiques et expérimentés, enracinés dans la communauté pachtoune. Elle représente 40% de la population afghane. Un colonel pakistanais commandant des troupes irrégulières pachtounes juste de l’autre côté de la frontière afghane m’a un jour interrogé à propos des efforts américains et britanniques pour «gagner les cœurs et les esprits» dans le sud de l’Afghanistan, fortement peuplé de Pachtounes. Il pensait que leurs chances de succès étaient faibles, car, disait-il, l’expérience lui avait appris qu’une caractéristique centrale de la culture pachtoune était qu’«ils détestent vraiment les étrangers».

La propagande sur la «construction de la nation» par les occupants étrangers en Afghanistan et en Irak a toujours été condescendante et irréaliste. L’autodétermination nationale n’est pas quelque chose qui peut être encouragé par des forces étrangères, quelles que soient leurs bonnes intentions supposées. Ces forces suivent invariablement leurs propres intérêts en premier et en dernier lieu. La dépendance du gouvernement afghan à leur égard l’a délégitimé aux yeux des Afghans, le privant de racines au sein de la société afghane.

Les vastes sommes d’argent disponibles grâce aux dépenses américaines ont produit une élite kleptocratique. Les Etats-Unis ont dépensé 144 milliards de dollars pour le développement et la reconstruction, mais quelque 54% des Afghans vivent sous le seuil de pauvreté, avec des revenus inférieurs à 1,90 dollar par jour.

Un ami afghan qui avait autrefois travaillé pour l’Agence américaine pour le développement international (USAID) m’a expliqué certains des mécanismes qui permettent à la corruption de prospérer. Il m’a confié que les responsables de l’aide des Etats-Unis à Kaboul pensaient qu’il était trop dangereux pour eux de visiter personnellement les projets qu’ils finançaient. Au lieu de cela, ils restaient dans leurs bureaux lourdement défendus et s’en remettaient aux photographies et aux vidéos pour leur montrer l’avancement des projets qu’ils finançaient.

A l’occasion, ils envoyaient un employé afghan comme mon ami pour voir par lui-même ce qui se passait sur le terrain. Lors d’une visite à Kandahar pour surveiller la construction d’une usine d’emballage de légumes, il a découvert qu’une entreprise locale, semblable à un studio de cinéma, prenait, contre rémunération, des photos convaincantes des travaux en cours. A l’aide de figurants et d’une toile de fond appropriée, ils ont pu montrer des employés dans un hangar en train de trier des carottes et des pommes de terre, alors qu’aucune installation de ce type n’existait.

A une autre occasion, le fonctionnaire afghan chargé de l’aide a découvert des preuves de fraude, mais cette fois-ci il n’y a pas eu de tentative de dissimulation. Après avoir cherché en vain un élevage de poulets fortement financé mais inexistant près de Jalalabad, il a rencontré ses propriétaires, qui lui ont fait remarquer que la route était longue jusqu’à Kaboul. Interprétant cela comme une menace de meurtre s’il les dénonçait, il s’est tu et a démissionné de son poste peu après.

L’aide étrangère a permis de construire de véritables écoles et cliniques, mais la corruption a rongé toutes les institutions gouvernementales. Sur le front militaire, la corruption se traduit par des soldats «fantômes» et des garnisons d’avant-postes menacées, laissées sans nourriture ni munitions suffisantes.

Rien de tout cela n’est nouveau. En visitant Kaboul et d’autres villes au fil des ans, j’ai eu l’impression que les talibans avaient un soutien limité, mais que tout le monde considérait les fonctionnaires comme des parasites à éviter ou à soudoyer. A Kaboul, un marchand de biens immobiliers prospère – qui n’est pas un secteur normalement favorable au changement radical – m’a dit qu’il était impossible qu’un système aussi saturé par la corruption «se maintienne sans une révolution».

Au contraire, l’échec du gouvernement a permis aux talibans de croire qu’ils pouvaient revenir au pouvoir d’ici un an. Une telle perspective effraie de nombreuses personnes. Quelle sera, par exemple, la réaction de la minorité Hazara, forte de 4 millions de personnes, de religion chiite et proche de l’Iran? Au début de l’année, des bombes à Kaboul ont tué 85 filles Hazara et leurs enseignantes à la sortie de leur école. Comme en 2001, la guerre perpétuelle en Afghanistan est loin d’être terminée. (Article publié sur le site Counterpunch, le 13 juillet 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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