Avec «Tous témoins», les éditions Actes Sud invitent une trentaine d’écrivains à exprimer leur indignation face aux horreurs perpétrées depuis près de dix ans en Syrie. «Libération» publie en avant-première le texte de la romancière et journaliste syrienne Samar Yazbek.
«Je connais le corps syrien, je l’ai suivi à la trace jusqu’au bout de son malheur, si bien que mes entrailles sont devenues une tombe. Une tombe où je cherche ce qui reste de nos restes, que nous soyons morts ou vivants.
J’ai connu le corps syrien noble et fier, et je connais le corps syrien humilié et offensé.
En un instant où toute notre histoire s’est concentrée, les traits de la dignité humaine ont apparu sous le ciel syrien, marquant les corps, enflant les veines d’un sang nouveau. Je garde jusqu’à présent, je garderai toujours l’image de leurs poings levés, de leurs poitrines gonflées quand ils criaient pour la première fois depuis qu’ils ont eu le malheur de vivre sous le règne du despote. Je les ai entendus scander dans une vieille ruelle de Damas: la mort plutôt que l’humiliation. C’étaient des corps frais qui se libéraient, élancés, bouillonnant de colère, comme s’ils sortaient d’un temps révolu, comme des dieux de la Grèce antique, vigoureux et beaux. J’étais ivre d’eux, de leurs mouvements ondulants quand ils manifestaient, chantaient, dansaient et riaient, en dépit de leur pauvreté et la sauvagerie des sbires des services de renseignement lancés contre eux. Ils s’approchaient par vagues successives, s’éloignaient, vibraient. Ils respiraient la jeunesse et l’ardeur et nous indiquaient le chemin difficile vers la liberté, vers une vie digne des êtres humains.
Les corps syriens se dressaient alors, la tête haute, faisaient leur révolution et investissaient l’espace longtemps occupé par les soldats. Je les ai observés et j’ai été happée par cette force magique en train de changer le cours de l’histoire. Et puis… et puis j’ai vu ces mêmes corps piétinés par les miliciens, assassinés par des snipers, conduits brutalement en prison. Mais nous ne savions toujours pas encore que nous étions la nourriture du néant.
Machine infernale
Se sont alors succédé les métamorphoses de ces corps: je les imaginais suspendus dans les prisons comme des moutons dans une boucherie, je les voyais se tordant de douleur avant de mourir, et je me tâtais le visage pour me rassurer que nous étions vraiment des êtres humains. Les corps syriens, legs de tant de brillantes civilisations, n’étaient plus que des offrandes déposées au pied d’une grosse machine infernale.
C’était par centaines qu’on les arrêtait, les regroupait dans de sordides sous-sols ou les encageait dans des cachots et les soumettait aux plus affreuses tortures que l’histoire ait connues. Ces corps naguère vigoureux se décomposaient et leur sang coulait dans les égouts. Ils n’avaient à manger que leurs poux. Les femmes, elles, de tous les âges, humiliées, outragées, éprouvaient le simple fait d’être femmes comme un scandale. Celles qui étaient violées, les plus nombreuses, sortaient de prison brisées, menacées de mourir de honte ou d’un coup de poignard. Leurs entourages avaient hâte de se purifier de la souillure qu’elles leur transmettaient. Elles n’étaient plus en prison, mais n’en étaient pas libérées pour autant. Aucun prisonnier ne l’était. L’une d’elles m’a raconté: elle n’a pas été violée comme d’autres femmes qu’elle a côtoyées mais mise à nu et exposée en spectacle dans un barrage de miliciens pendant qu’ils s’amusaient à l’insulter, à la palper, à enfoncer leurs doigts dans son sexe… Les femmes qui les accompagnaient riaient aux éclats, lui crachaient à la figure et juraient fidélité à Bachar. Ils l’ont ensuite tabassée avant de l’abandonner dans la rue toute nue. Depuis ce jour, elle n’a pensé qu’à se libérer de son corps, à le rendre méconnaissable.
Un jeune Damascène a subi plusieurs séances de torture électrique avant d’être violé par ses tortionnaires, l’un après l’autre. Il m’a dit: «Pas besoin de mots grandiloquents, mon corps est mort.» Il était pourtant si beau, le plus bel homme que j’aie jamais rencontré et, juste au moment de me quitter, il m’a murmuré: «Si je n’étais pas croyant, je me serais débarrassé de mon corps, de cette saleté.» Il me le disait sans émotion, comme s’il était de pierre, et je me suis soudain rappelé ce vers d’un poète arabe préislamique: «Ah si l’homme était de pierre!»
Instruits par ce que nous avons vécu, par ce que nous vivons, nous avons le droit, nous Syriens, de tourner les mots dans tous les sens pour parvenir à dire comment nos corps qui étaient si dignes ont sombré dans la honte. Je n’aime pas la posture de la victime, mais les métamorphoses de nos corps m’y incitent. Leur humiliation n’a pas connu de limite. La violence qu’ils ont endurée est littéralement indescriptible. En face d’elle, toute langue s’évanouit.
Des décombres, des morts, des corps mutilés
Un jour de 2013, je me trouvais à Saraqeb, près d’Idlib. Les avions larguaient sans relâche des bombes à fragmentation et des barils d’explosifs, cette grande invention de Bachar, alors que des missiles Scud passaient au-dessus de nos têtes. Je tentais de fuir du marché avec quelques jeunes, les gens couraient dans tous les sens et nous avons tous été soufflés par les explosions, comme de la poussière. D’autres gens ont accouru vers le quartier pour secourir les blessés, mais les avions sont revenus exprès pour les achever, tuer les sauveteurs et détruire davantage les maisons déjà détruites. Les débris des corps se mélangeaient aux gravats du ciment. Les survivants, peu nombreux, se levaient abasourdis, et ce n’est qu’en ouvrant les yeux que nous avons compris que nous n’étions pas morts ni charcutés. Autour de nous, des corps pliés en deux portaient des cadavres ou des restes de cadavres et se frayaient leur chemin parmi d’autres corps mutilés ou éventrés. Un homme s’est approché de moi et m’a demandé de chercher avec lui sa fille sous les décombres. J’étais comme hypnotisée, ce n’était pas moi mais une autre femme qui fouillait, et j’ai soudain aperçu des bouts de doigts, puis la main coupée d’une toute jeune fille. Elle m’a fait découvrir un sens que je ne connaissais pas du corps humain: c’est le rien.
Le soir de ce même jour, au dispensaire, alors que les avions continuaient à nous bombarder, je me suis assise au bord du lit d’une femme morte. Elle avait tous ses membres, mais je me suis surprise, comme s’il était anormal de les avoir, en train de chercher ce qui lui manquait. Dans la chambre d’à côté, il y avait un gosse de 14 ans, vêtu juste d’un slip. Il paraissait, lui aussi, avoir tous ses membres. Il avait des traits délicats, une peau très blanche, comme les anges dans les peintures murales. Il m’a regardée et m’a suppliée de m’approcher de lui. Sa poitrine était trouée d’un éclat de bombe à fragmentation. J’ai alors quitté le dispensaire en courant et j’ai vu l’homme qui cherchait sa fille assis là où je l’avais quitté. Il fixait, hagard, le tas de gravats sous lequel elle était enterrée.
Des décombres. Des morts. Des corps mutilés. Des cortèges de prisonniers enchaînés comme les esclaves que les négriers transportaient vers leur sinistre destin. Des hommes, des femmes et des enfants qui tentent de se sauver en s’embarquant vers l’Europe sur des bateaux de fortune, et qui sont avalés par la mer. Et partout, dans ce pays qui s’appelait la Syrie, des files de pauvres gens contraints de supporter toutes sortes d’humiliations pour nourrir leurs familles. Et nous, les rescapés, qui sommes condamnés à passer le restant de nos jours ravagés par la douleur, nous qui n’aurons de salut, comme me l’a dit le beau jeune homme, qu’en mourant.
Il y eut un temps où je consignais mes rêves. J’ai cessé de le faire depuis des années, mais je n’ai pu m’empêcher de noter ce cauchemar qui me hante: j’étais à Deraa, les gens chantaient et dansaient autour de moi, quand des avions blancs comme des dauphins sont apparus dans le ciel et ont commencé à larguer leurs bombes sur la mosquée Al-Omari. Les gens qui se trouvaient dans les parages sont tous morts mais, bizarrement, ils ne tombaient pas, ils s’envolaient. Je n’avais pas, moi, la moindre égratignure. Et puis le minaret de la mosquée s’est effondré, les vitres des maisons avoisinantes ont été soufflées, et pendant que je criais, criais, j’avalais des bris de verre. Je me suis alors réveillée en sursaut. J’étais toujours en vie, mais pas tout à fait. Mon corps n’était plus le mien, je ne me reconnaissais plus dans un miroir. Nos corps peuvent-ils donc nous quitter? Peuvent-ils ne nous laisser que les os et la peau?
Mon ventre est empli de bris de verre. Les corps des Syriens ne sont plus que des bris de verre. Et je suis la mémoire de ces corps, nourriture du néant.» (Tribune publiée dans le quotidien français Libération, le 12 mars 2021)
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