Par Munif Mulhem*
en dialogue avec Rahim Haïder
Réponse: […] Il y a une génération qui a des impressions erronées car la Ligue d’Action communiste avait une vision claire. Avant ce qu’on a appelé l’explosion de «l’artillerie» (Alep 1978), le régime accusait l’Irak de fomenter des troubles en Syrie. Ensuite, le régime a déclaré que les «Frères musulmans» étaient responsables des opérations.
Mais auparavant, le journal du parti avait publié un article qui disait que la lutte se jouait entre le régime et les islamistes et que le régime en avait jeté les bases indirectement par la confessionnalisation des institutions de l’Etat initiée dans les années soixante-dix. Nous, en tant que Ligue, avions forgé le concept des «Alis»[1] pour désigner des dizaines de Alis au pouvoir tels Ali Douba, Ali Mamluk, et autres. Nous nous attendions à ce que ceci soit catastrophique pour l’avenir de la Syrie, car cela «confessionnaliserait l’Etat» et compliquerait le cheminement démocratique.
Nous pensions que la chute du régime à cette étape de 1979 passerait par la constitution d’un front incluant toutes les forces démocratiques qui permettrait de mettre fin à la dictature et éviterait à la société une lutte confessionnelle. Mais, en 1980, le mouvement religieux a pris une dimension plus importante, qui s’est traduite par la fermeture des villes, notamment Hama et Alep. Les assassinats et les affrontements armés se sont multipliés. A cette étape, le régime a semblé ébranlé et c’est alors qu’est apparue une divergence dans le parti entre un courant qui a poursuivi l’action pour abattre le régime et un autre courant qui disait qu’il fallait geler le slogan de la chute du régime, considérant que sa réalisation se ferait dans l’intérêt des forces religieuses et que nous étions en face d’un courant religieux-fasciste…
Le résultat en a été que nous avons échoué à constituer une coalition populaire démocratique en raison de la position du reste des forces politiques qui ont rejoint le courant religieux dans sa lutte contre le régime et qui se sont exprimées par la déclaration de mars: le communiqué de l’Alliance nationale démocratique qui regroupait alors toutes les forces politiques à l’exception de la Ligue d’Action Communiste, Riyad Turk [secrétaire du Parti communiste syrien de sa fondation en 1973 à 2005] ayant mis son veto sur notre parti
Fondamentalement, la coalition nationale démocratique courtisait les forces religieuses qui lui ont répondu par un communiqué «Communistes, rentrez dans vos terriers». En 1980, notre parti a troqué le slogan de chute du régime par celui de «Défaire la dictature et défaire l’axe réactionnaire noir». Le parti d’Action de maintenant reprend la même position qu’à cette époque, de soutien à la révolution et hostile aussi aux forces qui occupent la direction de la révolution, car ce sont des forces réactionnaires. En parallèle, le parti maintient sa position hostile au régime. Il faut ici mentionner que les partis et les autres forces ont tenté de salir le parti à travers une rumeur que la Ligue d’action communiste avait rejoint le régime, tandis que le régime faisait courir la rumeur que la Ligue était avec les courants religieux dans leur lutte.
Question: Vous soutenez la révolution syrienne aujourd’hui en dépit du fait que les slogans lancés par la rue, selon certains, ne correspondent pas à la gauche dont le Parti d’action communiste est une des composantes les plus importantes
Réponse: Au début de la révolution, le mouvement n’avait pas de caractère religieux, mais un caractère populaire. C’était une révolution non politisée et ses slogans étaient la liberté, la dignité et la fin du régime. Elle n’avait pas de caractère confessionnel et tous y ont participé, à différents degrés. Ce qui a été essentiel c’est qu’il s’est agi d’une révolution rurale qui est issue de zones unifiées confessionnellement. Mais l’initiative qui a joué un rôle décisif pour la confessionnaliser est venue du régime d’Assad, à savoir la prise au piège des manifestations par les meurtres, les coups de feu, l’interdiction de rassemblement sur les places publiques qui rassemblaient toutes les franges de la société. Elles se sont alors repliées dans les quartiers et les ruelles, où elles sont devenues unies au plan confessionnel. La manifestation qui s’est tenue Place de l’Horloge à Homs est un exemple de ce mouvement mixte, mais le massacre perpétré alors par le régime a fait que les manifestations se sont repliées dans les quartiers et ont pris une tournure confessionnelle. Le régime était obsédé par l’interdiction des manifestations sur les places publiques, surtout dans les grandes villes.
On peut dire que les slogans depuis le début du mouvement, et jusqu’à la fin de l’année dernière, étaient des slogans patriotiques, mais ensuite, le caractère armé a pris le dessus et ils sont devenus anodins par rapport aux opérations militaires sur le terrain. Ce qui a contribué à cette opération c’est le régime, d’une part, qui a tenté de doter la révolution d’une dimension confessionnelle, et, d’autre part, des composantes de l’opposition. Des forces de l’opposition ont de même joué sur cette corde. Certains ont contribué à la confessionnalisation de la révolution car ils ont une orientation confessionnelle dès le départ, tandis que d’autres ont pensé que c’était mieux pour la révolution et qu’il fallait utiliser l’appartenance religieuse de façon pragmatique, pour parvenir à abattre le régime. Ajoutons à tous ces éléments que les mesures du régime et l’attitude des minorités, par leur faible participation à la révolution, ont renforcé cette tendance dans l’opposition, qui était ce que voulait le régime.
Question: Avec la suprématie des opérations militaires sur la voix politique en Syrie, quel est l’espace où peut évoluer la jeunesse qui croit en la révolution et qui n’est pas convaincue de la solution militaire jusqu’à maintenant?
Réponse: Depuis le début, j’affirme qu’il n’est pas possible d’abattre ce régime de façon pacifique, à cause de sa structure et de celles de ses appareils de sécurité et militaires, sans parler du projet de confessionnalisation concocté par le régime depuis 1980, profitant du conflit avec le mouvement des Frères musulmans. Rien qu’en vingt ans de pouvoir il est parvenu à créer une conscience déformée chez les minorités: elles sont ciblées et si le régime n’était plus là, leur protection disparaîtrait avec lui. Ce qui a joué aussi c’est l’absence de forces politiques, due à la répression du régime depuis les années 1980. Une génération est arrivée qui n’avait devant elle aucune force, ni politique, ni religieuse, ni démocratique, mais la machine confessionnelle du régime, tous ces facteurs ont créé une conscience déformée dans la société. Cette génération s’est repliée dans des minorités et des majorités.
Dans l’opposition il y a deux tendances, l’une d’elles refuse l’idée de l’armement fondamentalement et pense qu’il est possible d’abattre le régime de façon pacifique; elle est représentée par le Comité de coordination entre autres. L’autre tendance estime qu’on ne peut abattre le régime que par les armes. Il est devenu difficile de s’enrôler dans les forces armées de l’opposition puisque la révolution a pris depuis le début une forme locale et populaire. Pour la même raison qui empêchait la jeunesse de participer aux manifestations, il est devenu impossible de s’intégrer à l’action armée.
L’action armée a éclipsé les forces et sous ce vide engendré par l’armement et la lutte violente, il existe un large courant en Syrie laïc et non laïc qui a participé à la révolution. Il souhaite établir un Etat civil, démocratique moderne, fondé sur une constitution moderne dans laquelle les citoyens et citoyennes sont égaux en droits et en devoirs, sans discrimination aucune. On peut l’appeler courant de l’Etat civil. Ce courant dans les circonstances actuelles ne trouve aucune occasion de se présenter ou d’entreprendre une action importante influant sur le cours de la révolution avant la chute du régime. Mais ce courant a un rôle important et essentiel dans la détermination de l’avenir de la Syrie après la chute du régime. Il faut lui permettre de jouer ce rôle.
Question: Il y a en Syrie des forces que nous pourrions qualifier de gauche ou laïques et une partie d’entre elles croit que les armes sont la seule voie pour abattre le régime, mais elles sont absentes de l’arène de la lutte armée. Comment expliques-tu cela?
Réponse: Comme je l’ai dit au début, le mouvement a pris un caractère populaire et principalement rural. L’armement a besoin du soutien de forces qui convergent avec toi dans les objectifs et les programmes. Cela n’existe pas au niveau régional ou international – au contraire – les forces de gauche au niveau régional ou international ont des positions lamentables face à la révolution syrienne et beaucoup d’entre elles sont alliées au régime.
Question: On dit que la révolution a perdu beaucoup de partisans en raison des erreurs commises par certains de ses états-majors et en raison de l’absence de projet clair après la chute du régime.
Réponse: En dépit des aspects négatifs qui ont accompagné la révolution – et toute révolution en a – je crois qu’il faut persévérer pour abattre le régime, car c’est la seule issue pour sortir du tunnel. Et ce, en dépit du fait que cette chute ne va pas créer une situation rose en Syrie, surtout à cause de l’internationalisation, y compris au niveau régional, de la question syrienne. Mais sa chute est l’issue incontournable même si la situation est ouverte à toutes les possibilités, la pire étant la partition possible, qui fait le jeu de forces régionales, notamment de l’Iran qui voudrait voir l’établissement d’un Etat alaouite allié. Mais le risque de partition n’est pas grand, car une grande part des causes de l’intervention des forces régionales et internationales dans la situation syrienne est la tentative d’affaiblir l’Iran et le retrait de ce dernier de façon définitive de la zone. L’autre mauvaise éventualité est la répétition de la dictature sous une forme islamique. Comme je l’ai dit, en dépit de toutes ces éventualités, la chute du régime est le premier pas pour ouvrir la voie devant des bouleversements futurs dont je crois qu’ils seront dans l’intérêt de la Syrie.
Question: Le Front Al-Nostra [translittération plus commune en français: Al-Nosra – Front de la victoire, Front de défense du peuple syrien], accusé de terrorisme par une majorité de franges de la société syrienne et par les Etats-Unis d’Amérique, est devenu une composante de la révolution. Des composantes de l’opposition l’ont défendu vigoureusement après l’avoir accusé d’être le valet du régime. Quel en sera l’impact sur la ligne de la révolution?
Réponse: Les problèmes les plus évidents posés à la révolution sont ceux des groupes armés comme le Front Al-Nostra. Dans le cours de la révolution, il a été à l’origine d’attentats qui ont tué des civils; il a procédé à des exécutions et des liquidations en série. Sans parler de l’incitation confessionnelle abrupte qui a ébranlé la valeur morale de la révolution. Or la valeur morale a permis à la révolution d’avoir le dessus sur le régime pendant une année environ. C’est un des problèmes dont pâtira la révolution après la chute du régime. C’est pourquoi la critique de ces acteurs et de leurs actions est un devoir moral, mais sans oublier l’objectif maintenant qui est de se débarrasser du régime. Tu n’es pas obligé d’embellir ou de couvrir ton allié d’un ton particulier ou de couvrir ses actes s’ils ne sont pas corrects. Je crois que la position des forces de l’opposition, à savoir la neutralité vis-à-vis du Front Al-Nostra ou de ses semblables, correspondait à la période où la révolution n’avait pas de portée confessionnelle. Maintenant, la portée religieuse l’a emporté sur la révolution et les islamistes et quelques opposants qui les ont rejoints ont proclamé leur soutien au Front Al-Nostra en considérant qu’il repose sur la pensée islamique.
Question: Tu dis que le régime et une partie de l’opposition ont contribué à confessionnaliser la lutte, y a-t-il d’autres parties qui ont poussé en ce sens?
Réponse: Nous n’oublierons pas que des médias ont tenté d’en faire un conflit confessionnel, derrière cette tendance, il y a la position de l’Iran et du Hezbollah (Liban) de façon intentionnelle ou non. L’Iran essaiera par tous les moyens de préserver ce régime car tout nouveau régime en Syrie ne lui fournirait pas ce que le régime actuel lui offre. Cela ne s’applique pas au Hezbollah, de façon générale, nous avons chez nous un territoire occupé et nous avons besoin de la résistance où qu’elle soit. De même que l’opposition a été acculée à adopter une position conciliante à l’égard du Front Al-Nostra, elle devra adopter une position «conciliante» envers le Hezbollah après la chute du régime dans la mesure où il résiste à l’occupation israélienne.
Question: Que penses-tu des campagnes d’accusation de trahison des symboles de la culture syriens et arabes à cause de leurs prises de position?
Réponse: Je crois que c’est l’expression des luttes entre intellectuels. La rue syrienne et la rue arabe en général ne connaissent pas ces personnalités. Il y a une contrariété des franges de l’opposition du fait de l’éducation du régime oppresseur.
Quant au second point, la rue syrienne aujourd’hui est à l’étape de la révolution et elle a besoin de positions clivées, et pas de philosophies ou d’analyses. Je crois que le point essentiel et fondamental n’est pas la position par rapport à la révolution, mais par rapport au régime. Si tu t’imagines que ce régime doit tomber et que sa disparition – quelles qu’en soient les conséquences – ouvre la voie à l’avenir de la Syrie et est meilleur que sa survie, tu dois soutenir la révolution. Il est remarquable que les intellectuels qui ont abandonné la révolution n’avaient auparavant pas développé d’opposition radicale au régime.
Par exemple, je suis du côté de la révolution syrienne, mais je diverge d’avec les forces politiques sur la tactique pour atteindre cet objectif. Tous savent que ceux qui ont fait la révolution n’appartiennent pas à des forces politiques. C’est un plus. Le peuple syrien se passera des directions actuelles et ramènera des directions efficaces qui le représentent dans une grande partie, en dehors de tout processus démocratique (ou très peu démocratique).
Question: Après la constitution du Conseil national et du Comité de coordination, tu as affirmé dans une conférence «le Conseil national ne me représente pas pourtant je le soutiens vigoureusement». C’est une vieille tactique, tu peux voter pour une personne et l’insulter en même temps et ce dans l’affrontement avec une autre partie pour t’en débarrasser à partir du principe que ce peuple veut un changement et qu’il faut le soutenir. Qu’as-tu à reprocher aux forces politiques qui dirigent l’opposition actuellement?
Réponse: La structure du Conseil national et les modalités de sa constitution. Et il a une mentalité exclusive qui ressemble à la mentalité du régime. Il a tenté de voler la révolution à ses acteurs. Quant au Comité de coordination, il a perdu l’initiative depuis qu’il s’est constitué. Ses directions et son programme ne correspondent plus au mouvement de la rue. Le Comité de coordination était la voix de la majorité silencieuse et c’est une erreur car il y a une révolution. Le Comité de coordination n’utilise pas beaucoup le mot «révolution» dans ses discours, mais l’a remplacé par celui de «crise».
Question: Crains-tu des réactions vengeresses de la part de l’opposition armée contre des parties précises si le régime tombe?
Réponse: Des massacres ayant un caractère confessionnel seraient liés à la façon dont le régime chute. S’il s’écroule seulement sur le plan militaire, nous assisterons à des actes de purification confessionnelle.
Question: Crois-tu que les pays ayant des intérêts permettront aux Syriens de choisir la forme du régime pour leur nouvel Etat?
Réponse: A l’étranger on se fiche de savoir si l’Etat sera civil moderne ou religieux, on ne se préoccupe que de ses intérêts. L’Occident soutient actuellement les islamistes, car il n’a pas d’autre cheval à enfourcher à ce stade.
Question: Dans les pays arabes qui connaissent un bouleversement vers la démocratie, les forces nationales vivent un problème similaire avec un courant salafiste extrémiste [Tunisie, Egypte] non négligeable; qu’en sera-t-il à l’avenir en Syrie?
Réponse: A mon avis, il n’y a pas de base salafiste en Syrie et même si elle grossissait elle n’arriverait pas au stade auquel elle est parvenue en Egypte, dans la mesure où le milieu égyptien était un vivier bien plus que la Syrie. En dépit de cela nous ne leur connaissons pas de grande influence sur le cours des événements là-bas.
Le salafisme est un des problèmes dont pâtira la révolution après la chute du régime et même s’il paraissait fort après la chute du régime et avait une présence dans la rue, ce serait en lien à la réaction au confessionnalisme du régime. Aussi ce sera un grand problème dans les premières années qui suivront la chute du régime et ce sera une question passagère dans l’avenir de la Syrie. La prudence face aux courants salafistes extrémistes est une chose et la peur en est une autre. La révolution a pour projet de se débarrasser de ce régime et d’établir un régime qui lui sera supérieur sur tous les plans. Mais les forces politiques ont leurs agendas propres, les islamistes ont pour objectif l’établissement d’un Etat islamique et les forces démocratiques ont dans leur agenda l’établissement d’une Etat démocratique. Ce qui est le plus adéquat pour la Syrie à mon sens est un Etat démocratique civil, comme étape historique longue ou courte. (Entretien datant du 30 janvier 2013, à Damas; traduction de l’arabe par Luiza Toscane; source http://correspondents.org/ar/node/1742)
[1] En référence à l’appartenance d’un grand nombre de responsables du régime à la confession alaouite particulière du président Assad.
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* Munif Mulhem, militant politique de gauche, considéré comme trotskyste, a commencé à militer à l’arrivée de Hafez el-Assad au pouvoir [6 octobre 1930-10 juin 2000; coup d’Etat en 1970, puis «mandats présidentiels» du 21 février 1971 au 10 juin 2000, remplacé par son fils Bachar el-Assad]. Munif Mulhem a participé à la fondation de la Ligue d’Action Communiste et du Parti d’Action Communiste. Il a milité dans la clandestinité entre 1976 et 1981. Il a été arrêté en 1981 et libéré en 1997. Il a fondé le Forum de la gauche dans les années 2000 en profitant de ce qu’on a appelé le «Printemps de Damas» qui a été éteint sous la pression des appareils de sécurité. Ensuite, il a fondé l’organisation L’Alternative contre la mondialisation en 2002 et il s’active maintenant de façon individuelle et militante dans la révolution en fonction de ses possibilités, comme il le dit.
Nous avons donné à Damas, en 2004, une «conférence fermée» au cercle L’Alternative contre la mondialisation, conférence «présidée» par Munif Mulhem. Nous étions, alors, aux côtés du regretté camarade Nabil, militant socialiste-révolutionnaire irakien, décédé sur la route de Bagdad lors d’un accident de voiture à son retour de sa ville où il avait visité son père après des décennies d’exil dans divers pays, de l’Egypte au Liban et au Yémen, comme en Syrie, en passant, ensuite, par la Hollande et la Suisse. Ce fut une perte importante pour tous ceux et celles qui luttaient et luttent pour l’émancipation des salarié·e·s et des opprimé·e·s dans cette région. (Charles-André Udry)
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