Propos recueillis par
Annick Cojean
Il n’existe pas de terme pour qualifier l’horreur, l’infamie, la monstruosité des crimes du «despote de Damas et tous les salauds à sa solde». La lecture du témoignage de Hasna Al-Hariri est à peine supportable, quasi insoutenable. Pourtant il doit être lu et diffusé. Cela au moment où ladite communauté internationale est en train d’avaliser la permanence au pouvoir du clan Assad, responsable avéré des pires crimes contre l’humanité. L’affirmation d’Hasna Al-Hariri suffit à jetter l’opprobre sur ceux que se font complices, de facto, des turpitudes du pouvoir Assad: «Nos filles entrent en prison, pures comme de l’argent. Elles en ressortent détruites et mortes-vivantes. Mais y a-t-il une seule voix forte, en Occident, qui se soit élevée pour les défendre et exiger leur libération? Citez-m’en une seule. Eh bien non.» (Réd. A l’Encontre)
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C’est après la défection de l’un de mes fils, soldat dans l’armée syrienne, que ma vie a basculé et que toute la famille est officiellement devenue «ennemie du régime». Il avait servi pendant onze ans, mais l’ordre de faire feu sur n’importe quel supposé révolutionnaire, fût-il pacifique, lui a été insupportable, et il a déserté le 20 avril 2011. Trois jours plus tard, notre maison, située dans un village de la région de Deraa, était investie par les militaires, fouillée, pillée, puis perquisitionnée à nouveau tous les deux jours, jusqu’à ce qu’un tir de lance-roquettes, le 10 mai, la détruise presque entièrement.
Le 15 mai, un autre de mes fils, rebelle, qui était soigné dans un hôpital de Deraa, a été assassiné par des soldats du régime qui ont pris d’assaut le bâtiment et ont tué 65 hommes figurant parmi les blessés, cinq d’entre eux, réputés déserteurs, étant enterrés vivants.
J’ai ramené le corps de mon fils au village et me suis employée, dès lors, à chercher nourriture et médicaments pour ma famille, mais aussi pour les rebelles. Oui, bien sûr que je voulais les aider. Ils réclamaient le droit de s’exprimer, mais ne voulaient pas la guerre! Comme j’étais surveillée et suivie, j’ai été arrêtée une première fois le 14 juin 2011, détenue d’abord dans une base des services secrets de Deraa, puis transférée à Damas, au centre 215 de la sécurité militaire. Celui qu’on appelle le «centre de la mort» parce qu’y meurent quotidiennement, sous la torture, un grand nombre de prisonniers.
Ce que j’ai vu alors dans les couloirs du sous-sol, avant même d’entrer dans ma cellule, ressemblait à une vue de l’enfer. Le sol ruisselait de sang, il y avait des cadavres dans les coins, et j’ai assisté à des scènes de torture inconcevables, sous les hurlements, les menaces, les injures: des jeunes hommes nus frappés avec des bâtons ou des câbles tressés leur arrachant la chair, suspendus par les bras à des chaînes accrochées au plafond, crucifiés, coincés dans des pneus, empalés sur des pieux. J’ai vu découper des membres à la tronçonneuse sur des êtres vivants, pour effrayer les autres et les faire avouer des choses qu’ils n’avaient pas faites. Des cris résonnaient dans toute la prison.
Il y avait alors peu de femmes. Dès mon arrivée, et malgré mon âge, j’ai été mise à nu, et j’ai dû subir ainsi, sans vêtements, des jours et des jours d’interrogatoire. J’ai été profondément humiliée. Battue avec toutes sortes d’instruments. Soumise aux chocs d’une matraque électrique qu’on me passait sur tout le corps. Plongée des jours dans un bassin d’eau souillée dans laquelle on m’enfonçait la tête pour me forcer à répondre à leurs questions: «Qui sont les terroristes que tu soutiens? Quel argent reçois-tu d’Israël ? Quels réseaux avec les Qataris et les Saoudiens?» Ces questions étaient tellement absurdes, moi qui ne connaissais que des jeunes gens épris de liberté! Un jeune soldat m’a enfoncé les doigts dans le sexe. J’ai hurlé : «Je pourrais être ta mère! »
Mais le viol était partout. Dans les actes, dans les menaces, dans les discours. C’était le maître mot. Viol. Pour me faire craquer, les gardes me faisaient entrer dans les salles de torture où des hommes nus se faisaient violer et ils me criaient : «Regarde bien ! C’est ce qui arrivera à tes fils et tes filles si tu continues à comploter contre le régime. On vous violera tous!» Ils savent bien que dans nos sociétés, le viol est pire que la mort.
J’ai été relâchée. Mon fils déserteur a été tué. Comme le mari de ma fille, qui s’était simplement arrêté au bord d’une route pour prêter secours à des blessés qui se vidaient de leur sang. Puis on a retrouvé le corps de mon neveu, lui aussi déserteur, les yeux arrachés. De nouveau, j’ai été arrêtée et placée dans une cellule étroite avec une vingtaine de femmes de tous les âges. On venait les chercher une par une. Elles revenaient déshabillées, tuméfiées, brisées, en pleurs. Au début, elles évoquaient gifles et tabassage, aucune n’osait avouer avoir été violée. Mais l’angoisse de tomber enceinte était si atroce et obsédante que rapidement, on n’a plus parlé que de ça. Les viols. Les viols au quotidien. Les viols par cinq ou dix hommes, qui déchiraient les femmes en criant : «Ton frère ou ton mari s’est révolté contre le régime? Ils veulent la liberté? Eh bien voilà ce qu’on leur répond! Tiens! Tiens! Violée, tu ne vaux plus rien ! Voilà ce que récoltent les salauds!»
Dans ma salle d’interrogatoire, j’ai vu violer une fille de 13 ans sous les yeux de sa mère. Violer des femmes de 18, de 30 ans, de 55 ans. Et j’ai vu mourir devant moi une jeune fille, bras et jambes écartelés, ficelés à des chaises, qu’une dizaine d’hommes ont massacrée. Le plus fou, c’est qu’au-delà de la souffrance physique, ces femmes détruites affrontaient une souffrance morale qui leur paraissait pire, en comprenant que leur futur venait d’être anéanti. Qu’elles ne pourraient plus se présenter devant leurs frères, leurs pères ou leurs maris. Qu’elles étaient souillées, à jamais déshonorées aux yeux de leurs proches.
Et que Bachar, cette ordure, avait réussi ça: disloquer leur famille, comme il disloquait toute la société. C’est ce qu’il a fait de plus atroce dans sa guerre contre nous. Il nous a tiré dessus avec des fusils et des lance-roquettes. Il nous a bombardés avec des tanks et des avions. Il nous a balancé des gaz chimiques. Mais le pire, c’est ce qu’il a fait à nos filles.
«Je serai la première à témoigner»
Ma troisième détention a duré dix-huit mois, au cours desquels mon mari a été assassiné en essayant de me faire libérer moyennant une grosse somme d’argent qu’ils lui ont bien sûr volée. Je suis sortie en janvier 2014, grâce à un échange de prisonniers. Pendant tous ces mois, j’ai été transférée dans plusieurs endroits, dont le centre de renseignement de l’armée de l’air de l’aéroport de Mazzeh et une unité de la sécurité politique de Damas. Mais c’est à la section 215, désormais pleine de femmes issues de toutes les villes – Deraa, Alep, Homs, Idlib, Deir ez-Zor –, que j’ai assisté aux pires atrocités.
J’ai vu des femmes mourir au cours d’un énième viol. J’ai vu des femmes essayer d’avorter et mourir d’hémorragie. J’ai vu une fillette de 13 ans, suspendue par les poignets et la poitrine lacérée. J’ai vu des gardiens entrer dans notre cellule et tordre la bouche des filles en exigeant des fellations. J’ai vu une femme pleine du sang de ses règles à qui, en se moquant, on a jeté des rats qui lui ont bouffé le sexe. Oui, j’ai vu ça. Elle est morte. J’ai voulu la secourir, j’ai hurlé, réclamé une couverture sur son corps. On me l’a refusée: «Ce serait bien trop beau pour elle!»
Les Kurdes, les chrétiennes et les alaouites – car il y en avait – étaient victimes d’un acharnement particulier, traitées de putes et de salopes. Et j’ai vu naître des bébés issus des viols. Qui a jamais parlé de cette infamie? Oui, ce que les femmes redoutaient le plus au monde arrivait inévitablement: elles tombaient enceintes et accouchaient au milieu de nous toutes, dans la crasse, les poux, les infections, à même le sol.
J’ai dû m’improviser sage-femme. Quand on vit dans un village, on sait faire ces choses-là. J’ai fait ce que j’ai pu. Soulagé, assisté, encouragé, rassuré. Accueilli des bébés ensanglantés entre mes mains, sans même savoir où les poser, horrifiée. Nous n’avions ni draps ni couvertures. Et on ne nous laissait même pas opérer près des toilettes, où on aurait disposé d’un peu d’eau. Rien, nous n’avions rien, si ce n’est un bout de tissu donné par une femme qui, solidaire, venait de déchirer son voile, et les ciseaux qu’un gardien nous prêtait pour couper le cordon ombilical et qu’il reprenait aussitôt en repartant avec le bébé hurlant. Le bébé de la honte. Le bébé du malheur. Un petit être vivant qui n’avait pas demandé à venir et dont on ne saurait rien…
Au début, ils nous les arrachaient dès l’accouchement. Puis, curieusement, ils les ont laissés aux mamans près de trois mois, afin qu’elles les nourrissent au sein. Certaines éprouvaient une répulsion immédiate pour l’enfant de l’ennemi. D’ailleurs, qui était le père? Un Syrien? Un Iranien? Un Irakien? Un type du Hezbollah? Il y en avait parmi nos bourreaux. Mais les mères finissaient par s’attacher au bébé. Jusqu’au jour où, sans prévenir, on le leur arrachait. Elles hurlaient de douleur et imploraient la mort.
Certains accouchements étaient tragiques, des bébés sont mort-nés, d’autres se sont éteints quelques jours après leur naissance, faute de soins et de médicaments. Ils étaient aussitôt jetés. Je me souviens d’une très jeune fille qui, après trois jours de travail, ne parvenait pas à évacuer son enfant. Il aurait fallu pratiquer une césarienne. J’ai dû lui déchirer le périnée, la plaie s’est infectée, putréfiée. J’ai supplié qu’on la soulage, un gardien compatissant m’a juste apporté du sel de table…
Lors de mes différents séjours, j’ai croisé dans ce sous-sol sordide des centaines de femmes enceintes. J’ai personnellement aidé à naître cinquante enfants, vu mourir dix bébés, cinq mamans… Des femmes retombaient rapidement enceintes après l’accouchement. Ma cousine de 20 ans a donné ainsi naissance à un garçon. Elle est encore détenue. Cela fait quatre ans et trois mois… Peut-être a-t-elle eu d’autres enfants. Alors, qu’on ne me parle plus de l’ONU ni des droits de l’homme! Ça n’existe pas! Le monde n’a rien fait pour nous. Le monde nous a laissés tomber. Nos filles entrent en prison, pures comme de l’argent. Elles en ressortent détruites et mortes-vivantes. Mais y a-t-il une seule voix forte, en Occident, qui se soit élevée pour les défendre et exiger leur libération? Citez-m’en une seule. Eh bien non.
Personne ne songe aux femmes! Je veux que le monde entier sache jusqu’où Bachar Al-Assad est allé dans l’horreur et comment il a martyrisé son peuple. Un haut gradé de son armée m’a téléphoné, ici, en Jordanie, pour me dire que je serai assassinée si je révélais ce secret. Je m’en fous! Il croyait me faire peur, mais c’est lui qui devrait trembler. Car j’ai tout retenu: les dates, les actes, les gestes, les insultes. Et les noms! Oui, j’ai mémorisé les noms des officiers, des gardiens, des violeurs et de tous nos bourreaux. Je garde des preuves. Je documente. Car je veux pouvoir raconter aux jeunes générations ce qui a été vécu par leurs aînés, pourquoi ils se sont révoltés, pourquoi ils ont dû s’exiler. Et surtout, je veux confondre un jour le despote de Damas et tous les salauds à sa solde. Car ils seront jugés un jour, inch’ Allah! Et je serai la première à témoigner contre eux devant un tribunal international. La première! Inscrivez-moi! C’est ça qui me tient debout. (Témoignage publié dans le quotidien Le Monde daté du 6 décembre 2017)
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Le Monde avait publié, le 6 mars 2014, une enquête d’Annick Cojean, titrée «Le viol, arme de destruction massive», pour laquelle la journaliste avait collecté et croisé de nombreux témoignages de femmes ayant subi des sévices sexuels dans les geôles syriennes et s’exprimant pour la première fois. Cette fois, c’est un film, Syrie, le cri étouffé, réalisé par Manon Loizeau et coécrit avec Annick Cojean, avec l’aide de Souad Wheidi, qui sera diffusé le jeudi 7 décembre sur France 2 dans le cadre d’une soirée consacrée à la Syrie.
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