Syrie. Ahrar al-Sham, la Turquie et les Etats-Unis… ainsi qu’«une zone protégée»

SyriePar Hala Kodmani

Au sein du regroupement salafiste, les jihadistes de Ahrar al-Sham tentent de paraître modérés pour bénéficier de l’appui des Américains et contrôler une future «zone protégée» dans le nord du pays.

Explosions et tirs de canon sont familiers aux oreilles des habitants de ce coin de Turquie, superbe paysage en d’autres circonstances, où l’Euphrate sert de frontière naturelle entre les trois protagonistes de la nouvelle guerre. Dans ce kilomètre carré de tous les dangers, on n’entendait jusque-là que les bruits des combats, côté syrien, entre les forces de l’Etat islamique et celles du PYD, branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ces derniers jours, ce sont les chars turcs qui tirent depuis Karkemish sur l’autre côté de la rivière, visant tantôt le village kurde de Zor Maghar, tantôt la localité syrienne de Jerablus, où l’on peut distinguer au loin le drapeau noir de l’Etat islamique (EI).

Ce dernier point de frontière encore tenu par les hommes de l’organisation terroriste serait justement la limite est du projet de «zone tampon» en territoire syrien, qui doit s’étendre sur une centaine de kilomètres vers l’ouest, le long de la frontière, jusqu’au village de Marea, au nord d’Alep.

Réclamée avec insistance depuis plus d’un an par la Turquie et la rébellion syrienne, la «zone protégée», libérée à la fois de l’EI et des Kurdes et abritée des raids aériens du régime de Bachar al-Assad, est présentée comme un sésame pour changer la donne dans le conflit syrien.

Le retour des réfugiés

Son acceptation de principe par les Etats-Unis a été la clé du changement de cap de la Turquie, désormais engagée dans la lutte contre l’Etat islamique. «Cette zone dans le nord de la Syrie pourrait permettre le retour de 1,7 million de réfugiés syriens», a même déclaré lundi Recep Tayyip Erdogan, le président turc, pour convaincre l’opinion des avantages de la guerre dans laquelle il vient de lancer le pays. «Si l’on pouvait rentrer chez nous sans plus craindre ni les barils largués par les avions d’Al-Assad, ni la terreur de Daech, ce serait un rêve», confirme un jeune réfugié syrien à Karkemish, qui a livré et perdu la bataille face aux jihadistes de l’EI dans sa ville de Jerablus.

Malgré toutes ses promesses, la «zone protégée ne peut être établie en quelques jours ni en quelques semaines», estime Abu Marzouk, chef d’une petite brigade locale de la région d’Idlib. Installé depuis peu à Kilis, poste-frontière au nord d’Alep, après avoir été chassé avec ses hommes par le Front al-Nusra, affilié à Al-Qaeda, le quadragénaire ne cache pas son sentiment mitigé sur la perspective «d’une zone qui assurera une sécurité pour les civils mais qui risque fort d’être dominée par les islamistes de Jaish al-Fatah», désignant l’Armée de la conquête.

Ce regroupement de plusieurs formations militaires, né au début de l’année d’un accord entre l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie pour le soutenir en armes et en fonds, a mené avec succès une offensive ce printemps dans le nord-ouest syrien, «libérant» notamment les villes d’Idlib et de Jisr al-Choughour des forces du régime. Comptant près de 30’000 hommes, il inclut le Front al-Nusra, mais est de plus en plus dominé par les salafistes de Ahrar al-Sham («les hommes libres de Syrie», en arabe), un mouvement purement syrien (contrairement au Front al-Nusra, il n’appelle pas à un jihad global) qui n’entend pas se contenter de ses succès militaires.

«La Turquie n’a pas l’intention d’envoyer des troupes au sol en Syrie mais elle pense, comme les Etats-Unis, qu’il faut apporter un appui aérien aux rebelles syriens modérés», affirmait il y a quelques jours le Premier ministre turc, Ahmet Davutoglu, dans un entretien accordé à plusieurs médias. Pour mettre en place une «zone protégée», y compris pour ses intérêts, Ankara doit compter sur une force armée syrienne de confiance, capable de chasser l’EI de la bande frontalière, tout en gardant comme priorité le combat contre le régime de Damas. Ahrar al-Sham apparaît tout désigné pour la tâche. Ses combattants ont une revanche historique à prendre contre les hommes de l’Etat islamique, qu’ils avaient accueillis en frères à Raqqa en 2013, mais qui les ont trahis et évincés de la ville début 2014.

Stratégie opportuniste

C’est à cette période qu’ils ont participé aux combats pour chasser l’EI des régions d’Idlib et d’Alep. Opposants historiques au régime de Damas, leurs principaux chefs actuels appartiennent à la «Sednaya Academy», du nom de la célèbre prison au nord de Damas réservée aux Frères musulmans et aux salafistes. Plusieurs d’entre eux ont été relâchés à partir de l’automne 2011 par les services d’Al-Assad dans l’intention de discréditer aux yeux du monde une révolution qui s’est en effet militarisée et islamisée.

Quatre ans et moult batailles plus tard, le mouvement s’est organisé et structuré. Il reste toutefois à ces jihadistes salafistes à afficher de nouvelles dispositions pour se rendre acceptables, notamment par les Américains, et accéder au label de «modérés». Ahrar al-Sham déploie depuis un moment une stratégie aussi méthodique qu’opportuniste de conquête du terrain politique et militaire à l’intérieur du pays et surtout à l’international. Un article paru le 10 juillet dans le Washington Post, signé de leur responsable des relations extérieures, Labib al-Nahhas, présentant son mouvement comme celui des «Free Men of Syria», appelait les Etats-Unis à revoir leur appréciation des rebelles en soutenant les forces sunnites qui combattent à la fois l’Etat islamique et le régime syrien. Il récusait tout lien avec Al-Qaeda, affirmant une identité et des ambitions uniquement syriennes.

Quelques jours plus tard, l’ancien ambassadeur américain à Damas Robert Ford, aujourd’hui membre du Middle East Institute, répondait à l’appel en des termes on ne peut plus directs dans un article titré: «Yes, talk with Syria’s Ahrar al-Sham». La campagne de promotion organisée a été confirmée la semaine dernière par un article du même Al-Nahhas, cette fois dans le quotidien britannique Daily Telegraph, se présentant comme «l’alternative sunnite» à l’Etat islamique.

«C’est une société de relations publiques britannique qui est chargée du plan com, révèle Absi Smeisem, directeur de la rédaction d’un hebdomadaire d’opposition syrien Sada al-Sham. Nos interlocuteurs habituels dans le mouvement ne répondent plus à nos appels, suivant les instructions de leurs conseillers de ne plus communiquer avec la presse en dehors de leur plan.» Le Qatar, qui soutient solidement Ahrar al-Sham au côté de la Turquie, finance probablement les services de la société britannique.

Le tournant de l’ouverture vers l’Occident n’est pas simple à négocier au sein d’un mouvement à l’islamisme enraciné, dont les militants sont nourris à la diabolisation des Etats-Unis. Les débats sont animés ces derniers temps sur les comptes des réseaux sociaux des membres d’Ahrar al-Sham. «Modérés, autrement dit vendus aux Américains !» proteste un surnommé Abu Jaafar dans un commentaire sur Facebook sur les avantages de la nouvelle stratégie. «Après avoir joué l’attraction des autres jihadistes ces dernières années, Ahrar al-Sham peut craindre qu’en renonçant au jihadisme salafiste, il ne perde des troupes qui rallieraient les rivaux d’Al-Nusra ou même de l’EI, explique Abi Smeisem. Il tente depuis un moment de convaincre les gens d’Al-Nusra, ses alliés dans l’Armée de la conquête, de récuser tout lien avec Al-Qaeda, mais ne réussissant pas assez vite, Ahrar al-Sham est de plus en plus tenté de jouer la concurrence et de se présenter seul comme alternative.»

«Les moyens d’assurer l’ordre»

L’évolution d’Ahrar al-Sham vers un certain pragmatisme a commencé, en fait, avec le changement de direction en septembre 2014, après l’attentat géant survenu au cours d’une réunion dans un village au nord d’Idlib, qui a décapité le mouvement. Une cinquantaine de ses chefs dont le numéro 1, Hassan Abboud, ont été tués dans l’attaque kamikaze attribuée à l’Etat islamique. Très vite, la relève s’est recomposée avec essentiellement des combattants originaires de la région d’Idlib, principale zone d’implantation du groupe.

La prise de la capitale provinciale du nord-ouest en avril a aussi permis de montrer leur capacité de gestion. Selon un accord passé entre les différentes formations composant l’Armée de la conquête, chacune a désigné ses représentants au conseil local pour administrer les services de la ville et organiser la vie des habitants. «Aujourd’hui, la population accepte et approuve ceux qui lui assurent les services et les conditions de vie correctes, dit un ancien étudiant d’Idlib, installé dans le sud de la Turquie et dont la famille est restée sur place. Les membres de Ahrar al-Sham se sont très bien débrouillés et ils avaient les moyens d’assurer l’ordre, la sécurité, l’électricité et l’approvisionnement de la ville. Ils recrutent maintenant des ingénieurs et des cadres, en payant des salaires confortables pour gagner les populations. Leur nouveau modèle est le Hamas palestinien.» L’expérience réussie de la gestion de la vie civile jouera sans doute aussi en faveur du mouvement candidat à la prise en main de la future zone protégée le long de la frontière turque.

Mais loin de la communication et de l’administration, c’est sur le terrain de la grande bataille militaire à livrer que le mouvement salafiste doit faire face au plus grand défi. Avec ses alliés rivaux de l’Armée de la conquête, il lui faudra lancer ses troupes jusqu’aux rives de l’Euphrate à l’assaut des forces de l’Etat islamique. Celles-ci préparent depuis plusieurs semaines leur défense en creusant des tranchées profondes autour de Jerablus pour résister à l’aviation et à l’offensive qui doit établir la zone «protégée». (Cet article est publié dans le quotidien Libération en date du 31 juillet 2015; Hala Kodmani se trouvait en Turquie à Karkemish)

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