Syrie. A propos d’un «anti-impérialisme» qui fait le lit de Bachar

Bachar el-Assad et John Kerry
Bachar el-Assad et John Kerry

Par Charles Davis

On nous avait annoncé une nouvelle guerre mondiale et, à la place, ce à quoi nous avons assisté n’a été qu’une collusion impérialiste lamentable ainsi qu’une lecture erronée des objectifs des Etats-Unis et de la Russie en Syrie. L’incapacité à reconnaître que les rivalités impériales ne signifient pas l’existence d’intérêts fondamentalement différents obscurcit la réalité présente selon laquelle – à l’exception de la rhétorique et d’un processus de paix bloqué – Moscou et Washington bombardent tous les deux le Levant, avec pour objectif une préservation du régime de Damas et non son changement.

Lorsque 51 diplomates du Département d’Etat des Etats-Unis s’opposent ouvertement à la politique de facto de préservation du régime, appelant Barack Obama à brandir la menace de l’utilisation de la puissance militaire américaine pour faire atterrir les avions de guerre syriens violant un cessez-le-feu élaboré par la Russie et les Etats-Unis, des réactions s’élèvent à gauche qui prétendent que les bellicistes sont de retour. «Je ne sais pas pour vous», écrit Benjamin Norton, blogueur pour le site liberal Salon, «mais commencer une troisième guerre mondiale semble une bonne idée». 

Les analyses suggérant qu’une telle dissidence démontre une politique des Etats-Unis tout à fait opposée à l’arrivée de milices hétérogènes [venant d’Iran, d’Irak, du Hezbollah) qui déborderaient Damas sont restées intouchées. Elles ont été abandonnées au profit d’une campagne de la peur, recevant un plus grand nombre de «clics», basée sur une hypothèse fausse: même si l’avis de ces diplomates était suivi (ce qui ne sera pas le cas), soit les Etats-Unis, soit la Russie pourraient faire d’une différence tactique une guerre entre puissances mondiales.

En effet, c’est bien la nature de cette différence – elle relève de la tactique et non des objectifs finaux – qui est ostensiblement négligée par une gauche «anti-impérialiste» qui s’est décidée pour un récit de «changement de régime» [piloté par les Etats-Unis] il y a cinq ans et qui s’y est accrochée depuis lors.

La contestation de l’impérialisme réellement existant, y compris les plus de 4300 frappes aériennes que les Etats-Unis ont réalisées en Syrie, ciblant tout le monde excepté les forces alignées au régime syrien, est restée silencieuse. Lorsque le Washington Post rapporte, le 30 juin, que l’administration Obama propose de formaliser et d’étendre sa coopération avec la Russie sur la Syrie, les médias de gauche les plus opposés à la guerre se sont montrés aussi tranquilles qu’une souris sur un baril d’explosif.

Pourquoi? Parce que, ainsi que l’a écrit dans le New York Times Avi Asher-Schapiro, «les Etats-Unis se retrouvent de façon délicate alignés sur Monsieur Assad» – et Monsieur Poutine. Un fait gênant non seulement pour des hauts fonctionnaires américains qui ont critiqué publiquement ces deux personnages, mais aussi pour ceux qui affichent fièrement leurs capacités à percer la rhétorique des Etats-Unis mais qui, dans le cas de la Syrie, ont fondé leurs analyses sur des mots plus que sur des actions.

«Le point crucial», a indiqué le Washington Post, «est que les Etats-Unis ont promis de joindre leurs forces aux forces aériennes russes afin de lancer une vaste campagne conjointe de bombardements ciblés et coordonnée contre Jabhat al-Nosra, l’émanation d’Al-Qaida en Syrie, qui s’oppose en premier lieu au gouvernement du président syrien, Bachar el-Assad.»

Cela sera une bénédiction pour Assad, en particulier parce que tous les Syriens qui portent la barbe et une arme sont, aux yeux des Russes, des membres d’Al-Nosra, ce qui signifie que les forces aériennes syriennes auront moins de besogne à bombarder les rebelles eux-mêmes, indépendamment de leurs orientations.

«Cela aggravera la situation», m’a dit Karam Alhmad, un activiste syrien de la ville de Deir el-Zor, actuellement réfugié en Turquie. «Cet accord va servir de campagne de recrutement pour Jabhat al-Nosra», a-t-il dit. «J’ai entendu parler de tellement de gens de l’école, des gens qui dansaient le dabke avec nous lors des festivals ou pendant des concerts dans ma ville qui ont rejoint dernièrement Nosra, uniquement pour combattre ce type stupide assis à Damas, se moquant et tuant des Syriens en utilisant tous les moyens de mort possible.»

Pendant les années irakiennes, un militant de gauche aurait avancé l’argument suivant: le terrorisme non étatique ne peut être détruit par le terrorisme dans sa version étatique. En fait, les bombes sont les meilleures amies des extrémistes [les bombardements engendrent plus de terrorisme]. Désormais, une certaine gauche embrasse la logique de la guerre contre la terreur, car c’est une logique partagée par des gouvernements qui n’ont pas toujours figuré parmi les meilleurs amis de l’Occident. Le fait que ces gouvernements soient en réalité plus coopératifs qu’on peut le déduire de ce qu’ils disent en public pourrait bien choquer ces gens, mais cela n’a rien de surprenant.

Malgré la guerre des mots et la concurrence pour l’influence sur les divers acteurs du conflit syrien, la coopération américaine avec la Russie – et, en fait, avec le régime Assad – est évidente depuis un moment, et pas uniquement en raison des milliers de civils que leurs frappes aériennes ont, respectivement, tués.

Lorsque les Etats-Unis ont commencé à bombarder la Syrie, en septembre 2014, le ministre irakien des affaires étrangères, Ibrahim Jafari, a déclaré au Los Angeles Times que le secrétaire d’Etat américain, John Kerry, «m’a prié de délivrer un message aux Syriens». Ce message disait que les Etats-Unis bombarderaient brièvement la Syrie, mais «qu’ils se limiteraient aux bases de l’Etat islamique». (En réalité, les premières frappes américaines cibleront également Jabhat al-Nosra.) La réponse du régime syrien était illustrative et, pour le petit monde des affaires étrangères à Washington, encourageant.

«Assad», écrit Leslie Gelb, président émérite du think tank Council on Foreign Relations, dans The Daily Beast, «semble désactiver son système de défense antiaérienne lorsque les avions de guerre des Etats-Unis attaquent». De l’avis de Gelb, il s’agissait d’une attitude prometteuse, car cette observation était émise dans le cadre d’une tribune affirmant que la seule façon pour les Etats-Unis de combattre la menace du groupe de l’Etat islamique était «de travailler avec la Syrie de Bachar el-Assad et avec l’Iran. C’est une voie périlleuse et semée d’embûches, mais il n’y a pas d’autres choix réalistes.»

Gelb, l’initié chevronné, n’était pas – et n’est pas – le seul à partager cette opinion. Lorsque la RAND Corporation a réuni «des experts des services de renseignement américains et du monde politique» pour un atelier sur la Syrie en décembre 2013, deux constats principaux en sont ressortis: un règlement négocié «était jugé comme étant» l’issue de la guerre «la moins probable» et qu’un «effondrement du régime […] était perçu comme l’issue la pire pour les intérêts stratégiques des Etats-Unis».

Si l’on considère que ce que disent entre eux ces initiés est ce qu’ils croient véritablement, tel que cela se traduit dans la politique étrangère des Etats-Unis qu’ils contribuent à façonner – et que la «ligne rouge» du président Obama sur les armes chimiques a été franchie [en août 2013], un accord négocié par Israël afin de sauver le régime servant de réponse – les développements récents sont alors compréhensibles, tout comme l’est le silence gêné de certains qui se prétendent anti-impérialistes.

Tellement attachés à un récit [«anti-impérialiste»], nombreux sont ceux qui ont négligé le fait qu’une crainte myope, obsessionnelle d’apporter une aide à l’ennemi impérialiste interne [les Etats-Unis] en critiquant l’ennemi officiel à l’étranger risque de miner sa propre crédibilité à condamner les crimes de guerre du premier tout en réhabilitant potentiellement un ami passé et à venir.

Lors d’un entretien accordé en 2015 [à un journal tchèque], le président syrien a affirmé «que nous avons toujours été prêts à aider et à coopérer avec tout pays qui désire combattre le terrorisme» comme réponse à la question de savoir pourquoi il avait aidé la CIA en «interrogeant et torturant des gens» pour le compte de l’agence. La caractérisation des relations [Syrie-Etats-Unis] n’a pas été contestée par Assad.

«Nous avons aidé les Américains pour cette raison», a ajouté Assad, «et nous sommes toujours disposés à nous joindre à tout pays qui se montre sincère dans sa volonté de combattre le terrorisme.»

Les Etats occidentaux semblent prendre Assad au mot. «Ils nous attaquent politiquement», a dit des nations occidentales Assad lors d’un entretien le 30 juin [à la télévision australienne], «puis ils envoient des officiels afin de négocier avec nous sous la table.»

Le problème d’une indignation sélective face aux crimes contre l’humanité, fondée sur une lecture géopolitique, est qu’elle peut être erronée. Ce qui pouvait sembler une stratégie d’opposition à la guerre sur le court terme pourra se révéler une bénédiction pour l’impérialisme sur le long terme. Comment peut-on affirmer être indigné par le bombardement d’un hôpital en Afghanistan, mais rester silencieux devant le bombardement permanent d’hôpitaux à Alep?

Après avoir condamné l’un et être resté silencieux devant l’autre, pourquoi une personne qui n’appartient pas déjà à la gauche devrait-elle se préoccuper de ce que l’on peut dire sur un ton satisfait de soi?

En l’absence de pouvoir, la gauche anti-guerre perd sa crédibilité. Une crédibilité perdue, semble-t-il, lorsque l’expression d’une solidarité envers les Syriens bombardés et soumis aux sièges est devenue problématique et qu’elle est devenue un obstacle sur la route du dogme «de gauche» d’un «changement de régime en Syrien appuyé par les Etats-Unis».

Par exemple, l’un des «pontes» de la gauche, Vijay Prashad, savait en 2012 que les Etats-Unis et Israël ne voyaient «pas d’alternative au régime de Bachar» et que leurs propos musclés sur la nécessité qu’il s’en aille s’expliquaient par le fait que «les Etats-Unis ne pouvaient être vus s’engager d’une quelconque manière en défense de Bachar, et ils n’ont pas besoin de le faire: le mur chinois et russe permettra aux Etats-Unis et à Israël d’en tirer profit gratuitement». En 2016, Prashad baptisait les millions de Syriens fuyant le régime Assad de «réfugiés de la tentative de changement de régime».

Si la gauche qui ne se préoccupe pas de sa carrière doit en tirer une leçon, c’est bien que la solidarité avec ceux qui font face à des crimes de masse ne doit pas être déterminée par les caprices de la politique américaine, qui est toujours plus complexe qu’on ne le pense. Les Syriens, au moins, peuvent se réfugier dans le fait que, si les relations entre l’Occident et leur oppresseur continuent de se réchauffer, il se pourrait bien qu’une nouvelle fois l’expression d’une opposition à leur oppression corresponde au bon devoir des anti-impérialistes. Seulement, cela pourrait prendre quelques années. (Article publié le 5 juillet sur le site AlAraby.co.uk; traduction A l’Encontre)

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