Salah Al Din, quartier d’Alep, et la révolution

Salah Al Din, 4 août 2012

Par Fida Itani

«Allah akbar» [Dieu est le plus grand] hurlent les jeunes combattants des campagnes, repris en cœur par leurs compères en compagnie de jeunes révolutionnaires d’Alep. «Takbir» [formule polysémique qui peut faire figure de cri de guerre], lance l’un d’eux de temps à autre, avant que les «Allah akbar» ne retentissent à nouveau. C’est la Syrie révolutionnaire! Celle dont le visage islamique attire les grands médias occidentaux; celle que les médias arabes de couleur sunnite présentent en soutien à une révolution islamique (justifiant au passage les massacres perpétrés en Irak en son nom); celle enfin que les soutiens du régime syrien prennent comme une aubaine pour écraser médiatiquement la révolution, et l’accuser de terrorisme.

L’Occident accuse Al-Qaida de terrorisme comme les pro-régime syrien accusent la révolution syrienne d’islamisme et de terrorisme.

La révolution en Syrie montre un visage bien plus complexe que cela.

Il est vrai que dès les premiers instants passés avec les révolutionnaires la teinte religieuse et même communautariste saute aux yeux des visiteurs.

Quand l’appel à la prière retentit certains se dirigent vers les mosquées alors que d’autres prient ensemble sur place. Pourtant, avec le début du mois de Ramadan, on a pu constater que beaucoup de groupes ne jeûnaient pas. Des groupes entiers ou des secteurs larges de groupes de combattants, issus de villages sunnites ou d’autres villes, ne respectaient pas le jeûne, mais s’en cachaient par respect. Ces jeunes-là suivent les prières aux côtés de jeunes issus de villages plus religieux qu’eux par souci de sociabilité, sans pour autant respecter les horaires strictement.

Le discours sectaire est un passage obligé: l’injustice qu’a subie la communauté sunnite de la part du régime alaouite baassiste; les priorités à l’embauche dans le secteur public dont bénéficient les alaouites, la répression et la rudesse avec laquelle les officiers alaouites traitent les appelés sunnites… etc. etc.

Mais quand vous cherchez à savoir qui sont les Chabbiha qui terrorisent les villages et surprennent les habitants dans leur sommeil, on vous répond qu’ils sont de la ville d’Alep, ou d’un village sunnite des environs d’Alep, que donc ces Chabbiha sont… sunnites. Le tableau communautariste s’efface ainsi pour laisser entrevoir des raisons plus profondes au conflit et à l’éclatement de la révolution en Syrie.

La pauvreté croissante

Quand vous entrez dans des zones telles que Salah Al Din ou Al Soukkari, vous découvrez un monde à part : un monde de pauvreté, une vie de bas-fonds, où des salariés tentent de mener une vie convenable. Tous les services essentiels étaient assurés au citoyen syrien avant la révolution, mais leur qualité était d’une consternante médiocrité: l’enseignement, la médecine, jusqu’à la qualité de l’essence et du mazout [pour le chauffage]. Tout était nécrosé par la corruption.

Ici à Salah Al Din, à Soukkari, ou dans d’autres zones pauvres des alentours d’Alep, les façades des bâtiments ne sont jamais achevées, de sorte que les parpaings restent apparents. Quand les chars bombardent le quartier ce sont des poussières de ciment qui envahissent les rues plutôt que des éclats… preuve que même les parpaings de ciment ne sont pas fabriqués selon les normes.

Ces habitations ont pour la plupart été construites illégalement grâce au paiement de sommes d’argent à la police et à la municipalité, pots-de-vin aux caïds du quartier qui rejoindront les Chabbiha ou la révolution selon l’opportunité du moment. Les propriétaires des immeubles ont entrepris de construire de nuit des pièces qui ne mesurent pas plus de 3 mètres sur 3, avec des cloisons bien souvent de travers; aucun ingénieur à l’œuvre, de simples connaisseurs, à la manière dont on construit dans les campagnes. Les toits sont coulés de nuit et chaque nuit un étage est achevé jusqu’aux quatre étages habituels des immeubles. Et avant même que tous les murs ne soient montées les familles commencent à s’y installer. […]

Les campagnes habitées autour d’Alep alimentent la banlieue misérable de la ville. Ainsi la majorité des jeunes de Taaza s’installent dans le quartier d’Al Kallassa, et ceux originaires de Qobtan Al Jabal à Salah Al Din. Ainsi se déploient les habitants des villages dans la ville. Au quotidien ils se mêlent à leurs environnements professionnels respectifs, sans pour autant quitter leur misère noire qu’ils acceptaient bon gré mal gré, il n’y a pas si longtemps encore. Mais l’augmentation de la pression, avec celle du niveau de vie autour d’eux leur a fait prendre conscience de l’injustice dont ils sont victimes. En effet, les aides qu’ils recevaient de l’état se sont réduites comme peau de chagrin et sont même aujourd’hui menacées de disparition. Ainsi, les constructions illégales sont menacées par la promulgation d’une nouvelle loi de réglementation de l’urbanisme (le régime semble avoir fait marche arrière depuis) qui aurait voué à la destruction 40% des habitations dans toute la Syrie. Ce qui, du même coup, supprime la perspective de fonder une famille pour la plupart des jeunes du pays et menace de jeter à la rue des millions de personnes. Ou comme le mazout, denrée centrale en Syrie, qui a vu son prix augmenter. Avant la révolution le citoyen s’inquiétait déjà chaque année de savoir si l’Etat allait subventionner son prix avant l’arrivée du froid hivernal…

Pots-de-vin et paupérisation

Les rues étroites et poussiéreuses de Salah Al Din abritent des centaines de milliers d’habitants. Quand les révolutionnaires ont réussi à circonscrire le conflit dans les campagnes, ils se sont dirigés vers la ville d’Alep. C’est alors que des groupes de jeunes de Salah Al Din avec ceux d’autres quartiers ont attaqué leurs commissariats respectifs et ont déclaré la chute du régime dans ces zones. Par la suite s’y sont ajoutés des centaines de villageois, accueillis en héros, alors qu’ils affluaient de nuit pour s’installer dans les écoles, les bâtiments publics ou les mosquées. Arrivés au nombre de 2000 combattants, ils se sont déployés vers d’autres quartiers avec la complicité des habitants.

Les quartiers pauvres célébraient les révolutionnaires tandis que le régime et les forces militaires révolutionnaires se préparaient à une bataille à venir certaine.

Le premier facteur du déclenchement de la révolution évoqué dans les soirées avec les révolutionnaires est la pauvreté, cette misère que vous pouvez observer dans les ruelles de Salah Al Din. Quand vous demandez des médicaments pour les poumons auprès d’un pharmacien vous apprenez qu’il est pourvu de stocks importants de ce produit, notamment du médicament spécifique pour les enfants. Les gens de Salah Al Din sont malades de leurs rues et de leurs vies misérables.

Lors de ces soirées les travailleurs des carrières vous informent du nombre de pots-de-vin à payer pour obtenir une autorisation de travail. Pas moins de trois à quatre services de sécurité différents réclament des pots-de-vin. Sans l’obtention de cette autorisation de travail, les pots de vins augmentent chaque mois et leur nombre se multiplie au fil du temps. Les services de sécurité militaire s’acharnent à poursuivre les ouvriers des carrières car ils détiennent des explosifs qu’ils utilisent pour casser la roche, par conséquent leur travail relève de la Sécurité nationale.

Un jeune homme qui a terminé ses études de droit et qui est retourné travailler comme ouvrier dans une carrière, avec sa famille, déclare: «On n’utilise plus que rarement les explosifs, on casse désormais la roche avec notre santé, et malgré ça on n’obtient pas le luxe de manger à notre faim.»

Les chauffeurs de camionnette ou de minibus de passagers se plaignent, eux, de l’augmentation du carburant et de la taxe annuelle exorbitante pour le permis de circuler, ainsi que de leur participation aux «revenus» des officiers de police auxquels ils payent quotidiennement des pots-de-vin, contrains et forcés.

La bouchée de pain que ces citoyens réclament leur est refusée par Rami Makhlouf [membre du clan Assad et principal acteur économique du pays] et Bachar el-Assad et tous leurs complices dans le pillage de la Syrie. Ils sont la cause du recul des services sociaux existant quand ces derniers ne sont pas devenus désuets et inadaptés.

Quand le mur de la peur est tombé

Malgré les discours ayant trait à la confessionalisation de la révolution, certes réelle dans certaines régions, certains villages ou certains groupes, le discours récurant de n’importe quel jeune combattant est semblable à celui tenu par Abu Ali, un officier alaouite qui a fait défection et s’est joint aux révolutionnaires dans un village de l’ouest d’Alep, et qui évoque la répression sécuritaire.

En effet, après l’accord passé entre les Etats-Unis et la Syrie concernant le contrôle de la frontière avec l’Irak et le début des opérations d’assèchement des sources d’Al-Qaida dans ce pays, l’oppression sécuritaire du régime s’est intensifiée contre les citoyens en Syrie. Le régime avait fermé les yeux sur le passage de milliers de combattants étrangers vers l’Irak et sur l’enrôlement volontaire de milliers de Syriens pour combattre les Américains en Irak. Il s’est mis dès lors à tuer celui qui tente de passer la frontière et à emprisonner celui qui porte les armes. Les villages se sont mis à subir des exactions de patrouilles communes aux militaires et aux moukhabarat [service de sécurité] à la recherche d’armes, de munitions, d’islamistes et d’étrangers. Ce durcissement sécuritaire s’est poursuivi jusqu’au début de la révolution en Syrie. Elle avait enflammé les habitants des campagnes sans pour autant faire tomber le mur de la peur.

Quand les Syriens ont constaté la facilité avec laquelle les régimes tunisien et égyptien sont tombés, ils se sont dit que ce qui était possible en Egypte le serait en Syrie. C’est alors que le mécanisme s’est mis en place jusqu’à la situation que nous connaissons aujourd’hui. Par chance ou par malchance, les révolutions ont débuté en Tunisie et en Egypte et non pas en Libye; dans le cas contraire, découragé, le peuple syrien ne se serait pas soulevé et le mur de la peur ne serait jamais tombé. [Traduction de l’arabe par Jihane Al Ali pour le site A l’Encontre]

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Fida Itani est correspondant à Alep. Cet article est paru en arabe sur le site de Sahafah Ghaïr Moundabita [Presse Indisciplinée] le 18 août 2012.

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