Par Omar Kaddour
Vers le milieu du mois de mars dernier, la chaîne de télévision Al-Ikhbariya, affiliée à l’Etat syrien, diffusait de rapides interviews avec des habitants quittant la Ghouta orientale à la suite de la longue offensive qu’elle venait de subir. Le journaliste, qui n’apparaissait pas à l’écran, s’adressait à l’un des évacués sur un mode accusateur: «On dit que les habitants soutiennent les factions armées…» A quoi le vieillard répondait: «Nous sommes de pauvres gens sans défense.» Au même moment, un jeune homme prend l’initiative de demander à sa fille de dire qu’elle est «Habiba, la “fille” de Bachar Al-Assad». Mais la petite crie avec une grande colère, d’un ton sans réplique, que non, elle n’est pas la fille de Bachar! N’importe quel Syrien comprendra ici que si cet homme demande une telle chose à sa fille, c’est pour implorer l’aman (miséricorde), d’autant qu’il est en âge de combattre: on sait que les hommes de son âge, après avoir quitté les zones assiégées, ont soit été arrêtés et torturés, soit contraints de se rallier aux forces d’Assad pour combattre les factions de l’opposition. N’importe quel Syrien comprendra également que cette bévue du direct, le père pourrait en payer le prix, et peut-être même sa fille.
La petite Habiba nous rappelle le célèbre conte des Habits neufs de l’empereur – connu en arabe sous le titre de L’Empereur nu –, de Hans Andersen, car elle n’a pas encore acquis la conscience de la peur ni la prudence qu’elle exige. Sauf que dans son cas, on peut imaginer que cela va plus loin que pour l’enfant qui criait «Le roi est nu!». Cette fille a vécu toute son enfance sous le blocus, les barils d’explosifs, les obus, et même les armes chimiques. Il n’est pas improbable qu’un de ses camarades ou un de ses proches ait été tué par ces armes de destruction massive. Dans ce contexte de mort et de famine, Habiba entendait dire que le responsable de leur calvaire, c’était Bachar Al-Assad. Puis vient le jour où son père lui demande de déclarer qu’elle est la fille de ce Bachar. Tel est le sens réel du retour de la domination d’Assad: le fait qu’on l’accepte, malgré tout ce qu’il a fait subir aux gens, et qu’il continuera à leur faire subir.
Dans un roman d’Orwell
Le cas de Habiba, comme d’autres, élucide ce grand paradoxe: les portraits de Bachar déployés à outrance au-dessus des ruines des zones qu’il a reprises. En politique, on est censé éviter les interprétations psychologiques – comme de parler de penchants nécrophiles. Cependant, si l’on observe le discours du régime des Assad – l’ancien comme le nouveau –, on y trouve bien cette langue de l’ivresse de la destruction. J’étais adolescent lorsque Hafez Al-Assad a écrasé le soulèvement des Frères musulmans. Ses troupes venaient de perpétrer un massacre à Hama: plus de 30’000 victimes, sans compter toutes les destructions infligées à la ville. A ce moment-là, des portraits d’Assad père ont envahi toutes les rues de la Syrie. Je me souviens aussi d’une banderole que l’on voyait partout, avec une formule du président qui disait en substance: «Il n’est de vie dans ce pays que pour le progrès et le socialisme.» Longtemps, j’ai imaginé cette banderole dressée avec des portraits de Hafez Al-Assad au-dessus de décombres où il ne restait plus de vie. Avant cela, on pouvait lire une autre devise que ses hommes inscrivaient sur les murs ou sur des banderoles: «Je suis Baas – parti au pouvoir en Syrie depuis 1963 –, mort à ses ennemis!» Ici comme là, il s’agissait de menacer de mort les adversaires: au nom du parti dans un cas, au nom du progrès et du socialisme dans l’autre.
Il se trouve que je suis entré à l’université en 1984. Le monde relisait 1984 de George Orwell. J’ai lu le roman – la censure d’Assad avait permis qu’il circule, alors qu’elle allait en interdire l’adaptation cinématographique, parce qu’elle savait que les lecteurs étaient bien moins nombreux que les spectateurs. Quoi qu’il en soit, pour les gens comme moi, qui le lisions en Syrie, le roman n’apportait rien de nouveau. Nous vivions une réalité semblable à celle qu’il imaginait, régentée par Big Brother, avec ses services de renseignement qui s’immisçaient dans les moindres détails de l’existence. Cette année-là, Hafez Al-Assad avait fini d’anéantir le mouvement des Frères musulmans; à présent, il s’occupait d’emprisonner les communistes, y compris ceux qui avaient cessé toute opposition pour le soutenir dans sa bataille contre les Frères. Entre 1984 et 1987, beaucoup de mes amis gauchistes furent arrêtés et condamnés à des peines très dures devant des tribunaux d’exception qui ne leur permettaient pas de se défendre. Toutefois, ils eurent plus de chance que ceux qui se réclamaient des Frères musulmans, car ceux-là furent jugés par des tribunaux dits «de campagne», qui en général prononçaient des peines de mort. Une lointaine parenté me relie à deux frères qui furent arrêtés pour appartenance aux Frères musulmans. Personne dans leur famille n’eut plus jamais de nouvelles. Ils avaient des enfants qui ont grandi sans les connaître. Leur mère a perdu la raison de désespoir, à force de ne rien savoir sur eux. Et s’il restait encore une infime lueur d’espoir, nul doute qu’elle s’est éteinte lorsque l’Etat islamique a pris le contrôle de la prison de Palmyre, sans que nul ne sache ce qu’il est advenu de ses archives.
Hors de prison, où nous vivions comme les personnages du roman d’Orwell, les gens s’abstenaient de faire ne serait-ce qu’une allusion à tout ce qui avait trait à la politique. Une dénonciation d’un indicateur, même par pure vengeance personnelle, pouvait entraîner votre disparition. Il suffisait qu’un simple quidam vous accuse d’avoir insulté le «père commandeur» pour que votre destin sombre dans l’inconnu. Il y a un mot pour cela: «al-istibaha» (le fait de déclarer licite la violation des droits humains); soit l’idée que la société est entièrement à la merci de la clique au pouvoir et que personne n’y a de dignité. Il n’y a aucune loi qui interdise à cette bande d’avilir les gens, ni de les tuer, ni de s’emparer de leurs biens. C’est une expression héritée des guerres de jadis, lorsque les conquérants autorisaient leurs soldats à faire ce qu’ils voulaient aux habitants des villes qu’ils occupaient. Concrètement, le pouvoir d’Assad père s’est vite comporté comme une force d’occupation se permettant de bafouer toute une population. Le concept d’istibaha implique que ceux qui se trouvent en dehors du cercle du pouvoir n’ont absolument aucun droit. Et si ce dernier s’acquitte de ses moindres devoirs en matière de services publics, il considère cela comme une forme de générosité. C’est ainsi que les écoliers ont dû étudier les largesses du «père commandeur»: le fait qu’il ait apporté l’électricité dans certains villages, par exemple, comme si elle n’arrivait pas dans les logements de pays plus pauvres que la Syrie. De même, les hausses de salaires des fonctionnaires étaient annoncées comme de généreuses actions du président, comme s’il les payait de sa poche, alors qu’elles s’accompagnaient toujours d’un taux d’inflation plus élevé qui affectait les revenus des bénéficiaires.
«A genoux ou affamés»
Au moment du déclenchement de la révolution, en mars 2011, le régime des Assad était entré dans une nouvelle phase: il ne se cachait plus derrière un socialisme de façade. Plus besoin de ces banderoles promettant la mort aux opposants sous la devise du progrès et du socialisme, ou au nom du parti Baas; immédiatement, les sbires d’Assad fils arborèrent ce slogan résumant l’essence du régime dynastique: «C’est soit Assad, soit on brûle le pays.» Là, aucun soupçon d’un quelconque idéal ni d’une forme de morale, c’est un despotisme nu, qui s’affiche ouvertement comme tel. Aux barrages dressés par les milices pro-régime qui encerclent les zones échappant à la domination d’Assad, on peut lire un autre slogan: «A genoux ou affamés.» Façon de dire aux assiégés: soit vous mourez de faim, sous les bombes, soit vous acceptez l’opprobre de la soumission.
Au moment même où l’on pratique la politique de la terre brûlée et où l’on affame la population pour la mettre à genoux, le régime insiste pour montrer que dans les régions qu’il contrôle la vie suit très naturellement son cours. Ce n’est pas seulement une image que l’on renvoie à l’étranger pour prouver la solidité du régime: il s’agit avant tout d’entraîner les Syriens à accepter l’idée qu’il ne se passe rien d’anormal chez eux, tandis que, tout près, d’autres Syriens meurent sous les bombes ou de famine, que des dizaines de milliers de personnes sont entassées dans des camps d’internement et que, chaque jour, les services de sécurité informent de nouvelles familles de la mort d’un fils détenu, sans explication et sans leur rendre son cadavre. La norme, pour Assad, c’est que sa machine de répression tue les Syriens partout où elle le peut. Le monde a pris connaissance du rapport «César» sur l’usage systématique de la torture dans le but de tuer, de même qu’il a eu accès, il y a de cela un an, au rapport du département d’Etat américain sur l’existence d’un crématorium à côté de la prison de Saidnaya. Mais tout cela n’est que le sommet de l’iceberg comparé à ce nous savons aujourd’hui et à ce que le régime d’Assad va continuer à faire. Car il ne cherche pas une victoire ponctuelle, mais permanente, une victoire qui lui garantisse qu’aucune autre révolution ne pourra plus jamais se produire; ce qui signifie une guerre perpétuelle contre la société syrienne.
Nous avons un président dont le monde reconnaît toujours la légitimité. Or, dans un discours prononcé le 20 août 2017, il disait: «Certes, nous avons perdu nos meilleurs jeunes et une infrastructure qui nous a coûté beaucoup d’argent, sur des générations entières, mais nous avons gagné en retour une société saine et homogène.» Assad déclarait ainsi qu’avec des milliers de combattants et des millions d’exilés en moins on obtient une meilleure société. Son concept d’homogénéité s’inspire de la pire littérature nazie, dont il a tiré aussi l’idée d’holocauste. Cependant, la victoire d’Assad ne consiste pas uniquement à commettre des crimes inimaginables, mais à faire en sorte qu’ils deviennent une chose banale même aux yeux du monde extérieur. Plus il tue de Syriens, moins la communauté internationale s’intéresse à leur drame; c’est son critère de réussite. De fait, dans les médias étrangers, ses tueries ne font plus l’actualité, si tant est qu’on en parle. Quant aux efforts internationaux en faveur d’une transition démocratique, ils ont pratiquement cessé. Certaines puissances mondiales qui réclamaient le départ d’Assad lorsqu’il n’avait fait que quelques milliers de victimes se disent même à présent pour son maintien au pouvoir, alors qu’il en est à des centaines de milliers de victimes.
Atrocités documentées et filmées
Même l’idée de poursuivre Assad pour son usage des armes chimiques est pour lui une victoire, autant qu’elle est une humiliation pour les Syriens, car elle sous-entend que l’on méprise leurs vies pour promouvoir une convention sur l’interdiction des armes chimiques. Que pourrait-il espérer de plus? On a des puissances responsables de la paix dans le monde, en tant que membres permanents du Conseil de sécurité, qui invoquent le veto russe quand la vie et le devenir des Syriens sont en jeu; or, ces mêmes puissances agissent seules, sans tenir compte de ce veto, quand Assad enfreint l’accord sur les armes chimiques! Assad triomphe tout autant lorsque son mufti met en garde l’Europe contre des kamikazes se trouvant sur son sol, prêts à l’action, et que ses menaces se réalisent, après quoi des gens viennent dire qu’Assad se contente de tuer son peuple, alors que l’Etat islamique est un danger pour la planète! Assad triomphe encore d’être le premier à avoir perpétré autant d’atrocités documentées et filmées sous les yeux du monde entier, sans qu’une forte réaction internationale n’exige qu’il soit poursuivi en justice.
Mais sa plus grande victoire, c’est que les autres nous regardent comme les personnages d’un conte terrifiant, et qu’ils soient sincèrement bouleversés par ce qui nous arrive, de même qu’on est bouleversé lorsqu’on lit une histoire horrible ou qu’on voit un film tragique – sauf que cela reste une histoire avec des personnages imaginaires. Si notre conte s’arrêtait avec la petite Habiba refusant d’être la fille de Bachar, on pourrait y voir une fin optimiste. Hélas, les enfants syriens comme Habiba vont grandir, et la première leçon qu’ils apprendront, c’est que le loup du Petit chaperon rouge les croquera avec l’aide du garde-chasse; et il n’est pas impossible que, dans la version syrienne du conte, le garde-chasse les entraîne à dire «papa» au loup avant qu’il les dévore. (Article publié dans Le Monde, daté du dimanche 13 et lundi 14 mai 2018; traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols)
Né en 1966, Omar Kaddour est un poète, romancier et journaliste syrien. Il a publié deux recueils de poèmes dans les années 1990 et quatre romans entre 2002 et 2013, tous non traduits. En 2014, il a quitté Damas pour le Liban. Il vit en France depuis 2015.
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Omar Kaddour a été invité et est intervenu – aux côtés d’autres opposantes et opposants syriens – dans le cadre du forum «L’Autre Genève», organisé entre autres par le site alencontre.org et les Editions Page 2, qui s’est déroulé à l’Université Dufour à Genève, les 27 et 28 mai 2016. (Réd. A l’Encontre)
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