Par Ilham Al Issa
L’affrontement militaire, qui fait la une des médias internationaux, laisse dans l’ombre l’ampleur de la mobilisation civile, y compris celle sans laquelle la résistance armée, face à la dictature, serait impossible. Il est donc important de décrire ce type de résistance depuis l’intérieur pour le diffuser en dehors de la Syrie. Après une année et demie de révolte contre le régime dictatorial du clan Assad, l’activisme civil en Syrie a dû s’adapter aux diverses formes de répression, à l’évolution de la situation sur le terrain et à l’urgence. Il s’est aussi spécialisé avec une répartition des tâches plus précise parmi des activistes toujours plus nombreux et divers: hommes, femmes, de toutes origines sociales et confessionnelles, malgré les risques encourus.
Dans le domaine dit humanitaire, la principale activité consiste actuellement à loger des familles ou des personnes en danger. Celles-ci ont la plupart fui la répression ou les zones de combat. Pour eux, il faut louer des appartements ou trouver des familles d’accueil, nourrir les familles, assurer leur habillement, les couches pour les enfants et les aliments pour bébés…
A Damas et sa région ceux qui détenaient une carte d’identité indiquant Homs comme origine avaient droit à un panier alimentaire quotidien du Croissant-Rouge, il y a encore quelques mois. Maintenant, après que des associations relais ont été désignées par les autorités pour se charger de ces distributions, les familles n’osent plus se présenter pour obtenir l’aide qui leur est octroyée et les paniers sont distribués aux mauvaises personnes… Ces associations sont en effet soupçonnées d’être infiltrées par les services de renseignement du régime. Un réseau parallèle, issu de la révolution, se charge donc de financer, préparer et distribuer d’autres paniers alimentaires aux personnes réellement déplacées de Homs qui sont dans le besoin.
L’activisme militant et politique reste quant à lui le domaine le plus secret et le plus dangereux. Des groupes clandestins se sont constitués et ont mis en place des systèmes de communication pour se donner des signaux par Internet indiquant les rendez-vous des manifestations «volantes». Ces démonstrations pacifiques ont encore lieu quotidiennement dans la plupart des quartiers et banlieues, malgré la répression. Elles se déroulent dans le plus grand secret, par surprise et très rapidement. Le temps de filmer les slogans, faire passer le message dans le quartier mais aussi sur la Toile et garder la mobilisation active.
Certains produisent des tracts ou des journaux, les impriment et les distribuent. Parfois les journaux émanent simplement d’initiatives individuelles… d’autres sont édités par des groupes qui se sont organisés et qui ont des parutions plus au moins régulières. Des dizaines de titres circulent actuellement sur la région de Damas. Ils traitent tous, exclusivement, de la révolution et de la situation du quartier, de la ville ou de la région. Ils ne sont, pour la plupart, liés à aucun parti ni organisme, mais sont l’émanation de simples citoyens et citoyennes engagés dans la contestation et avides de s’exprimer après quarante années de silence forcé.
La distribution se fait de nuit ou de jour selon qu’il s’agisse de quartiers calmes ou surveillés de près, en suivant des stratagèmes toujours plus inventifs pour ne pas éveiller les soupçons. Les femmes jouent évidemment un rôle très important dans tous les déplacements, puisqu’elles bénéficient d’une marge de manœuvre bien plus grande que les hommes. Il existe pourtant maintenant des barrages de l’armée exclusivement dévolus à l’arrestation des femmes et à leur fouille minutieuse, comme à Qudsaya dans la banlieue de Damas, dernièrement.
Certains activistes se sont spécialisés dans les médias. Il s’agit pour eux de faire le travail des journalistes étrangers ou indépendants qui n’ont pas accès au terrain, puisque interdits de séjour par le régime, et de témoigner. Journalistes citoyens, ou simples filmeurs de vidéo… chaque quartier en compte un certain nombre, mais peu sont ceux qui couvrent plusieurs quartiers. En effet, les déplacements avec matériel, même de petite taille, sont extrêmement risqués. L’armée et les forces de l’ordre traquent en tout premier lieu chaque personne susceptible de faire sortir l’information vers l’extérieur du pays. Par conséquent ceux qui passent d’un quartier à l’autre se mettent particulièrement en danger et mettent en danger les personnes qu’ils filment.
Par ailleurs, chaque brigade de l’ASL (Armée syrienne libre) compte en son sein plusieurs membres qui se consacrent exclusivement à l’information et à la communication. Ceux-là ne sont armés que de caméra.
Par conséquent, un large réseau de militant·e·s s’occupe de fournir du matériel de communication simple et léger à ces activistes de l’information, qu’ils soient dans les quartiers ou au sein d’une brigade ASL: caméra, ordinateurs, téléphones… etc. Ces équipements, non sophistiqués, sont achetés en Syrie par les activistes grâce aux dons; le peu de vie économique encore en cours fonctionne ainsi pour moitié grâce à la révolution et ses besoins!
La frontière entre la résistance armée et l’activisme civil reste mince dans ces conditions.
Bien souvent, l’ASL est l’héritière des Tansiquiyat (coordinations locales qui organisaient la contestation pacifique, encore actives dans certains quartiers). Ainsi à Mazzeh (au sud-ouest de Damas) la coordination est restée secrète et organisait les grandes manifestations de 2011 dans ce grand quartier de Damas, sans que personne ne sache qui la composait. Quand ses membres ont décidé de prendre les armes, ils sont apparus masqués, armés… reconnus par certains et victimes de délation. Ils sont pour la plupart morts, tués ou torturés par les services du régime, à l’heure qu’il est.
C’est donc très logiquement qu’une part de l’activisme civil s’est tourné vers le soutien à la résistance armée. Aider au déplacement des combattants, faire passer leurs messages et surtout effectuer le lien avec les acteurs du domaine médical afin de déterminer, entre autres, où envoyer les blessés, dans quels hôpitaux. Où et comment ériger les cliniques clandestines? Quel chemin emprunter pour éviter les barrages de l’armée régulière etc.? Sachant que les blessés civils sont la plupart du temps arrêtés, voire achevés, quand ils sont repérés par les forces de sécurité.
A partir du moment où le nom d’un activiste est connu des services du régime, il ne peut plus se déplacer et doit vivre caché, terré. C’est pour cette raison que des activistes civils se décident bien souvent à prendre les armes et à rejoindre l’ASL, car une fois recherchés par les forces de sécurité, ils risquent la pire des tortures et bien souvent la mort. Ils n’ont alors plus que le choix des armes pour continuer à agir pour la révolution.
Les familles de déplacés à l’intérieur du pays comptent très peu d’hommes: ils sont soit à l’ASL, soit en fuite. Ceux qui restent avec leurs familles doivent vivre cachés pour la plupart. Très peu travaillent et nourrissent des familles nombreuses, des familles élargies. D’autres n’ont pas de sources de revenus et finalement se consacrent exclusivement au soutien civil à l’ASL.
Le domaine médical est celui dont les activistes sont le plus exposés aux dangers immédiats puisque leur activité est essentiellement liée aux zones de répression ou de combats et à l’évacuation des blessés. C’est parmi eux que l’on compte le plus de morts et de blessés.
Les dons concernant le domaine médical proviennent essentiellement des ONG internationales qui envoient de l’argent clandestinement ou parfois tout à fait officiellement grâce à certaines complicités. Il est en effet difficile d’empêcher un hôpital d’être solidaire avec la population: même dans les hôpitaux de l’Etat, le personnel travaille en parallèle, clandestinement, à soigner les blessés.
Ainsi des patients sont soignés dans les structures d’Etat ou privées, gratuitement, qu’il s’agisse de blessures directes ou de maladies chroniques de personnes déplacées, etc.
Avant la révolution le système de santé en Syrie était gratuit pour tous, mais gangrené par la corruption, le système connaissait des failles terribles dans son fonctionnement. Aujourd’hui il est devenu réellement gratuit pour la population en souffrance bien que de manière cachée et au risque et péril du corps médical, surveillé de près par un appareil répressif ne reculant devant rien.
En effet le régime n’a pas hésité à Homs à entrer dans les hôpitaux, à achever blessés et malades, à arrêter ou tuer les médecins, à torturer des blessés… etc. La politique de la terreur, sous toutes ses formes, n’a fait qu’inciter encore plus la population à s’engager dans la résistance.
Les problèmes les plus importants concernent les déplacements, quels que soient les niveaux ou domaines de l’activisme civil en Syrie. Les barrages de sécurité érigés par le régime quadrillent intensément certaines zones ou régions. Une bonne part de l’énergie de tous est dépensée à éviter ces barrages en les repérant afin de pouvoir les contourner ou les passer dans des conditions moins dangereuses. La diversité d’origine des activistes crée la possibilité d’un éventail assez large d’actions, sans pour autant pouvoir éviter l’implacable répression quand elle s’abat. Quant à la communication entre les groupes et pour coordonner les opérations, elle est aléatoire en fonction des connexions internet. Mais elle reste possible.
Enfin, toutes ces activités sont financées par des dons essentiellement en provenance de l’intérieur ou de la diaspora syrienne à l’extérieur. Les classes moyennes n’ont plus de quoi donner après une année et demie de «ralentissement» de l’activité économique. Ce sont maintenant des fractions des classes supérieures qui se mobilisent: commerçants, hommes d’affaires importants, gros exploitants. Par exemple, dernièrement, on a assisté au don de la totalité de la production de la saison d’une très grande exploitation agricole! Ainsi beaucoup de productions locales quittent le marché pour se retrouver dans un circuit parallèle, clandestin et gratuit. Ainsi la moitié de la production d’une usine de vêtements entre actuellement dans ce circuit. La mobilisation est dans ces cas-là verticale: patrons et employés sont impliqués; l’entreprise ou l’exploitation se consacre alors entièrement à la révolution.
L’activisme civil dépend des dons de tous pour survivre et continuer sa lutte pour une Syrie libre et démocratique. Il fait face à un appareil répressif implacable. Des hommes et des femmes tombent chaque jour en essayant d’agir par des moyens souvent très modestes. Le peuple syrien tient bon, malgré l’horreur, mais a besoin de la solidarité internationale pour continuer sa lutte et survivre: une solidarité morale et politique, mais aussi matérielle, financière et médicale. (Traduction de l’arabe par Jihane Al Ali pour le site A l’Encontre)
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Ilham Al Issa est une activiste de la région très proche de Damas.
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