A Alep, massacre d’un peuple

Photo de Laurent Van Der Stockt pour «Le Monde»

Par Jean-Philippe Rémy et Laurent Van Der Stockt*

Les bombardements sont tellement intenses qu’on ramasse pêle-mêle, dans les rues, des cadavres, des gens choqués et des oiseaux morts. Chaque jour, désormais, les bombes gouvernementales tuent, blessent, mutilent la moitié d’Alep. Jeudi, 11 personnes ont encore été tuées lors d’un raid aérien d’un hélicoptère. Le degré de destruction est tel que les mots, pour le définir, ont commencé à nous faire défaut. A quel moment a-t-on atteint ce seuil, cette impression que toutes les règles avaient volé en éclats?

Etait-ce devant un hôpital où arrivaient des enfants en charpie comme leurs mères, déchirées par les mêmes bombes? Ou face à cet immeuble de cinq étages, annihilé par une seule explosion, avec ses habitants enterrés sous les décombres et les survivants en train de devenir fous? Ou en regardant, médusés depuis un bout de trottoir, des avions larguer leurs bombes là-bas, au bout de la rue, petit fuseau noir glissant dans l’air d’Alep, comme à l’exercice, pour y faire exploser d’autres gens, d’autres appartements?

Jour après jour, la campagne de destruction se grave dans la chair de la ville. Un obus de mortier qui fait éclater une salle à manger avec ses occupants semble tout à coup un désastre de seconde catégorie. Non loin, des bombes de 500 kg larguées par des jets, ou d’énormes barils d’explosifs largués par des hélicoptères, écrasent ou décapitent des immeubles entiers.

On passe un matin dans une rue. Quelques heures plus tard, elle est bloquée par les éboulis. On y dégage des gens à la pelleteuse. Déjà, un autre obus ou une bombe tombe non loin. Le massacre et le vacarme sont permanents. Le massacre est partout, mais il se fait au goutte-à-goutte, comme pour ajouter une forme de raffinement à la torture. Et chaque jour, le feu du ciel s’intensifie, comme si les cerveaux de cette destruction commençaient à trouver le temps long.

Voici donc le stade ultime de la répression conçue par le pouvoir syrien. Pendant des mois, les manifestants sont descendus dans la rue. Pendant des mois, ils ont été tués ou torturés. Et certains ont fini par prendre les armes. L’armée syrienne libre (ASL) a fini par prendre la moitié d’Alep, fin juillet. Depuis, on se bat dans la capitale économique. La punition est-elle conçue pour être à la mesure de l’affront?

On ne pourra prétendre qu’il s’agit d’un effet logique de la bataille en cours, dans laquelle l’ASL affronte les forces gouvernementales du sud-ouest au nord-est de la ville sur plusieurs lignes de front. A moins de considérer que l’armée loyaliste est engagée sur un front d’une autre nature, situé dans la troisième dimension de l’espace aérien, et lui donne la liberté d’écraser sous les bombes la moitié d’Alep.

Pour ce combat-là, l’armée régulière consacre le soin qu’on réserve aux grands crimes, comme seuls les Etats parviennent à en échafauder et à en commettre. Il faut un certain calme d’esprit, beaucoup de logistique et de détermination pour détruire bombe après bombe la moitié d’une ville de plus de 2 millions d’habitants, parce qu’un petit nombre de rebelles (ils affirment être 9000, cela semble déjà exagéré) s’y trouvent, et parce que, chaque vendredi, des manifestants continuent d’y appeler le président Bachar el-Assad à quitter le pouvoir.

Pendant que ces bombes tombaient, nous avons essayé de chercher des comparaisons ailleurs, dans la liste des villes détruites par des armées conçues, à l’origine, pour veiller à leur sécurité. Nous avons pensé aux moyens déments de l’armée russe écrasant Grozny, avec ses avions, ses chars et ses obus. Aux habitants de Sarajevo, pilonnés sous les yeux de la planète. Aux quartiers de Mogadiscio rayés de la carte. Ou Guernica? Guernica dans nos mémoires, en raison de son bombardement, et aussi parce que Picasso a immortalisé cette chose si difficile à dire: cette douleur, cette horreur, cette destruction-là?

Lorsque les mots font défaut, la folie n’est plus très loin. Lorsqu’un pouvoir doté d’armes de destruction aussi banalement massives que des escadrilles de bombardiers et d’hélicoptères, de canons, de mortiers, d’obusiers, de mitrailleuses lourdes les utilise contre sa population, cela donne Alep, en train d’être ravagée, et d’y perdre la raison. L’armée syrienne a déjà procédé à des opérations comparables dans d’autres villes, au Liban ou sur son propre territoire. En 1982, à Hama, une insurrection menée à l’origine par les Frères musulmans s’est soldée par le même traitement: des quartiers entiers effacés de la carte. Il n’y avait alors pas d’activistes filmant avec des téléphones portables les rues pulvérisées, avant de mettre en ligne leurs images défiant la compréhension. Il n’y avait pas de témoins extérieurs dans cette Syrie fermée où tous les coups étaient permis.

A Alep, ce n’est pas le cas. Mais les nouvelles qui en filtrent sont énigmatiques. Les témoignages sont rares. On ne connaît pas, avec exactitude, le nombre de victimes. Est-ce parce qu’Alep est devenue si mortifère qu’elle tue jusqu’à l’envie de savoir? Ou parce que le conflit dure depuis trop longtemps pour le reste de la planète, absorbée par d’autres vitesses, d’autres soucis?

La brutalité est pourtant simple: des avions multiplient les rotations à longueur de journées depuis les aéroports et pistes d’atterrissage de la ville pour aller détruire des quartiers voisins, sans rencontrer le moindre obstacle. L’armée de l’air agit, comme le pouvoir central, en toute impunité. Pendant ce temps, l’ASL tient des fronts qui ressemblent de plus en plus à des champs de ruines. Un commandant, dans le centre-ville, résume avec un sourire: «Notre chance, c’est la nullité du pouvoir, pas notre propre force.»

L’ASL n’est pas constituée d’anges. On nous a parlé de pillages dans la zone industrielle de Sheikh Najjar, sous son contrôle. Nous n’avons pas pu le vérifier. Chaque déplacement est devenu d’une infinie complexité. Un soir, nous avons vu passer une photocopie intimant l’ordre aux combattants de la principale brigade (liwa al tahwid) de «ne prendre que les armes et les voitures» des shabiyas, les miliciens tueurs du pouvoir, ou encore de «ne pas voler de meubles» dans les appartements désertés. Une forme d’aveu, en creux. Cela change-t-il le calvaire de la ville? Celui que vivent les hommes, les femmes et les enfants tués en faisant la queue devant des boulangeries, par exemple. Le 30 août, Human Rights Watch avait recensé au moins dix massacres par bombes de civils attendant leur tour pour acheter du pain. Cela n’a pas cessé depuis.

Il faut comprendre pourquoi les habitants d’Alep continuent à se masser dans des endroits si exposés qu’ils donnent des frissons dans le dos et l’envie de s’enfuir aussitôt. Ils n’ont tout simplement pas le choix. Car le pain est vendu à un prix plancher dans ces boulangeries subventionnées: 8 livres syriennes, moins d’un dixième d’euro. Le pain est l’un des rares bienfaits que le pouvoir consentait aux plus modestes. Et le besoin, depuis que la guerre civile est entrée dans Alep, n’en est que plus pressant. Il n’y a plus de travail, plus de clients, plus de rentrées d’argent, ou si peu.

Dans les rues, il y a des gens qui ne sont pas des clochards, mais fouillent les tas d’immondices à la recherche de nourriture. Il y a des femmes qui n’auraient pas adressé la parole à un étranger, mais en sont réduites à essayer de vendre quelques cigarettes à même le sol. A Alep, il faut s’interroger sur sa façon de vivre comme on se demanderait comment mourir. N’est-ce pas, aussi, à devenir fou?

Ou parfaitement lucide. Comme ce commandant sur le front du quartier de Salahaddine, le cheikh Walid Chlech, qui nous demandait, en connaissant la réponse, ce que «nous» pouvions faire pour arrêter le massacre. Allez parler du Conseil de sécurité, des règles et ruses de la diplomatie internationale à un homme qui est à la merci, à chaque seconde, d’un obus de char bien placé dans le quart de ruelle où il se bat le jour, la nuit, devant des façades d’immeubles par où la mort sort sans se lasser. Allez lui dire que la France aurait bien aimé faire plus, mais que le gouvernement a ses obligations, la rébellion ses divisions et que la crise économique éprouve l’Europe.

La question, au bout du compte, n’avait rien d’un piège rhétorique, qui obligerait à choisir son camp au milieu des décombres. La seule chose à retenir est qu’au fond le cheikh était bien obligeant de nous la poser, car il aurait tout aussi bien pu ajouter: si vous êtes venus jusqu’ici vous faire tirer dessus en pure perte, autant rentrer chez vous. A quoi bon, vos mots, vos interrogations, et vos gouvernements, si c’est pour nous laisser mourir?

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* Article publié par l’envoyé spécial du Monde à Alep dans l’édition datée du 13 septembre 2012, pp. 20-21, avec des photos de Laurent Van Der Stockt.

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Manifestation de solidarité avec la population syrienne,
à Berne, Suisse, le 29 septembre 2012

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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