Par Amira Hass
A Ramallah [capitale administrative de facto de l’Autorité palestinienne], des représentants politiques ont exprimé leur admiration pour la ténacité des habitants de Gaza face aux plans israéliens, semi-officiels, prévoyant de les expulser de l’enclave et de les réinstaller en Egypte. Mais les habitants de Gaza eux-mêmes démentent ces discours. Ils disent à quel point ils aimeraient partir et échapper à la mort, aux blessures, à la faim, à la soif et à l’humiliation [1].
«Nous restons inébranlables bien malgré nous», disent-ils.
Dans une enquête réalisée en juin, bien avant la guerre, le Palestinian Center for Policy and Survey Research a constaté que 29% des habitant·e·s de Gaza souhaitaient émigrer en raison des conditions politiques, sécuritaires et économiques. En septembre, une série de reportages ont fait état d’une augmentation de l’émigration. Le 6 octobre, l’agence de presse turque Anadolu a décrit les difficultés auxquelles s’affrontent ceux qui partent et a cité un démenti des autorités du Hamas quant à l’existence d’un tel phénomène.
Ce désir de partir a-t-il diminué, pour des raisons nationalistes et patriotiques, au cours d’une guerre qui menace la vie de chaque homme, femme et enfant de Gaza?
Selon des informations parvenues à Ramallah, en Cisjordanie, les frais nécessaires pour organiser un départ par le point de passage de Rafah s’élèvent entre 6000 et 7000 dollars par personne, contre 4000 à 5000 dollars il y a un mois. L’une des personnes les plus riches de Gaza aurait payé environ 250 000 dollars pour faire sortir 25 membres de sa famille élargie.
Ces paiements sont connus sous le nom de «frais d’organisation», un euphémisme pour désigner un bakchich versé à des entités inconnues. On parle d’une société égyptienne qui coordonnerait les sorties. Un médiateur palestinien serait également impliqué.
Les habitants de Gaza qui doivent «organiser» leur sortie et payer des sommes considérables sont ceux qui n’ont pas la chance d’avoir la double nationalité ou d’avoir un parent au premier degré possédant une nationalité étrangère. Ils n’ont pas de visa pour vivre dans un autre pays, ou n’ont pas un emploi dans une organisation internationale qui leur a permis d’établir des liens avec une ambassade étrangère qui les a assistés pour sortir.
Comment une famille ordinaire de huit personnes qui n’a pas la chance d’appartenir à l’une de ces catégories peut-elle obtenir l’argent nécessaire pour payer un bakchich ou des «frais d’organisation»?
Partir, ou même parler de partir, est déchirant pour toutes les personnes concernées. Les rares personnes qui peuvent partir, quelle qu’en soit la raison, laissent derrière elles des parents, des frères et des sœurs plus âgés. Souvent, ceux qui restent sont malades, handicapés et/ou dépendent de leur famille pour les transporter d’un abri à l’autre ou pour s’occuper de leur bouteille d’oxygène [les cas de détresse respiratoires sont nombreux, en partie liés aux bombardements]. Tous ceux qui partent savent que c’est peut-être la dernière fois qu’ils voient, serrent et embrassent leur mère de 80 ans ou leur sœur qui lutte contre un cancer.
Comme c’est le cas dans toutes les guerres, où qu’elles se déroulent, ceux qui disposent des ressources financières et/ou d’un statut social dû à leur origine familiale ou à un niveau d’éducation élevé sont généralement ceux qui sont les mieux à même de s’enfuir.
Mercredi 6 décembre, 723 personnes ont quitté la bande de Gaza, selon le rapport quotidien publié par les autorités du point de passage de Rafah. Trois d’entre elles étaient des blessés accompagnés de trois accompagnateurs, 20 membres d’une délégation italienne et 703 détenteurs de «passeports étrangers». (Les données indiquées dans le rapport ne correspondent pas au total mentionné).
Le 2 décembre, 862 personnes considérées comme «étrangères» sont parties; la plupart d’entre elles, mais pas toutes, sont des habitants de Gaza. En outre, 12 blessés et un malade nécessitant des soins médicaux à l’étranger sont sortis, accompagnés de 16 accompagnateurs, ainsi que de trois membres du personnel de l’ONU. En tout, 894 personnes. Le même jour, le nombre de personnes entrant à Gaza était de deux résidents et de «trois morts» (pour des raisons non expliquées).
L’admiration pour la ténacité des habitants de Gaza entre également en contradiction – sur le plan émotionnel et éthique – avec le fait que les Palestiniens sont convaincus qu’Israël mène une guerre d’anéantissement contre la population à Gaza. En d’autres termes, il commet un génocide. N’est-il pas logique que les gens fuient ceux qui ont l’intention de les anéantir, surtout lorsqu’il ne s’agit que de traverser la frontière?
«N’y a-t-il personne (dirigeant arabe/émissaire de l’ONU/émir/roi) qui puisse faire pression sur l’Egypte (soutenue par le Qatar, le Royaume d’Arabie saoudite et même la Jordanie) pour qu’elle autorise les civils de Gaza à franchir le point de passage de Rafah, où ils pourraient sortir de la zone de guerre et recevoir l’aide de l’ONU et du CICR? C’est l’endroit logique où il faut aller.» C’est ce qu’un lecteur anonyme m’a écrit en anglais, faisant écho aux appels lancés par des hommes politiques, allant de la formation d’extrême droite Parti sioniste religieux jusqu’au parti Yesh Atid («Il y a un futur») de Yair Lapid. En fait, cette volonté israélienne d’expulser les Palestiniens est déguisée en préoccupation humanitaire. Quoi qu’il en soit, ces propos se sont un peu calmés, probablement face à l’opposition de l’Egypte et des Etats-Unis.
Mais lorsque Washington a opposé son veto à une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un cessez-le-feu immédiat [le vendredi 8 décembre], cela ne fait qu’accroître la pression sur l’Egypte pour qu’elle ouvre la frontière. Les bombardements et les combats ont détruit la plupart des bâtiments et des infrastructures de Gaza. Même si la guerre s’arrêtait demain, les personnes encore en vie n’auraient plus d’endroit où vivre [2].
Quel que soit le vainqueur, la reconstruction prendra de nombreuses années. Chaque habitant de Gaza est aujourd’hui confronté au dilemme suivant: quelle est la bonne chose à faire? Partir (si c’est possible) pour sauver sa vie ou rester dans une Gaza «bombardée jusqu’à revenir à l’âge de pierre» pour le bien du patriotisme et de la nation. (Article publié dans le quotidien israélien Haaretz le 11 décembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Parmi les nombreux témoignages traduisant les conditions infra-humaines dans lesquelles sont condamnés à survivre des dizaines de milliers de Palestiniens et Palestiniennes, forcés par l’armée israélienne de rejoindre la zone d’Al-Mawasi, on peut citer un de ceux reproduits par la BBC en date du 9 décembre: «Mona al-Astal, qui s’est également réfugiée à al-Mawasi, dit qu’elle est tenue éveillée toute la nuit par le bruit des bombardements. Médecin, elle dit avoir été forcée de quitter Khan Younès après que la maison de son voisin a été bombardée. Mona décrit également le manque d’eau, d’électricité et de fournitures dans cette zone “humanitaire”. Elle dit avoir été obligée d’acheter une tente et d’autres fournitures pour 300 dollars. Elle raconte qu’elle a vu des gens entrer par effraction dans un entrepôt de l’agence des Nations Unies parce qu’ils “avaient tellement faim, ils n’avaient rien à manger”. Pour ne rien arranger, des maladies liées à des parasites, ainsi que la varicelle et des infections intestinales se sont répandues parmi les enfants. “Chaque jour qui passe accroît le danger pour nous”, ajoute Mona.» (Réd.)
[2] Le quotidien canadien La Presse, en date du 9 décembre, rapporte ce que lui a communiqué rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à un logement: «Le niveau de destruction des bâtiments civils “rend tout retour à la normale à Gaza extrêmement difficile, voire impossible, une fois que le conflit sera terminé”, estime M. Rajagopal, qui appuie ses conclusions sur les relevés de destruction les plus récents et les commentaires de plusieurs dirigeants israéliens.» (Réd.)
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