La dictature militaire argentine, 1976-1983. Etapes et stratégies (I)

Par Gabriela Águila

[Au moment où la vice-présidente du gouvernement de Javier Milei, Victoria Villarruel, affirme sa compréhension pour la dictature, un rappel historique relève d’une nécessité – Réd. A l’Encontre ]

La dictature imposée en 1976 par les Forces armées avec un soutien d’une partie de la société a connu plusieurs phases et des tensions entre différentes visions de l’économie et de l’Etat. Contrairement à des dictatures comme celle du Chili, en Argentine, les Forces armées ont exercé un pouvoir collégial partagé entre ses trois branches [aviation, marine, armée de terre]. Quarante ans après le rétablissement de la démocratie, il est toujours important de revoir les objectifs du coup d’Etat, ses dimensions économiques et sociales rétrogrades et ses technologies répressives, ainsi que les liens entre la société et le régime militaire.

Le coup d’Etat et la structuration du régime militaire

Le 24 mars 1976, par un coup d’Etat, les Forces armées renversent le gouvernement constitutionnel dirigé par María Estela Martínez de Perón [juillet 1974-mars 1976] et instaurent la dernière dictature militaire du XXe siècle en Argentine. L’intervention des Forces armées n’est cependant pas inédite: à partir de 1930, le pays a été le théâtre d’au moins un coup d’Etat par décennie (1930, 1943, 1955, 1962, 1966, 1976), ce qui témoigne de la faiblesse des institutions démocratiques et de la présence constante des militaires dans la vie politique.

Le coup d’Etat de 1976 a été l’une des interventions militaires les plus annoncées et les plus attendues de l’histoire nationale. Il était évident, depuis les mois précédents, que le gouvernement péroniste n’avait pratiquement plus aucun soutien social ni aucun signe de légitimité politique, ce qui peut expliquer non seulement que l’événement n’ait pratiquement pas surpris les citoyens, mais aussi que la résistance, si tant est qu’il y en ait eu une, ait été imperceptible. La proclamation timide d’un débrayage général – organisé par un groupe de dirigeants syndicaux de la Confederación General del Trabajo (CGT) et des 62 Organizaciones Gremiales Peronistas [organisations syndicales de branche liées au péronisme] réunis aux premières heures du coup d’Etat au ministère du Travail – n’a été ni confirmée ni suivie d’effet. Les organisations politico-militaires actives depuis le début des années 1970 n’ont pas non plus été en mesure d’organiser une résistance efficace, compte tenu des coups durs que l’action répressive menée par les Forces armées leur avait portés depuis l’année précédente [en fait, depuis le début des années 1970 (1973), l’Alliance anticommuniste argentine – la Triple A avec l’appui de l’armée – a multiplié les assassinats de militants]. Cette répression avait abouti à la perte d’une grande partie des capacités militaires et opérationnelles des organisations politico-militaires. L’absence d’alternatives, exprimée par la faiblesse de l’opposition des partis politiques, ainsi que par un consensus politique apparent sur une intervention militaire, a ouvert la voie à un nouveau coup d’Etat. Cela dans un contexte où la présence des Forces armées s’était accrue du fait de leur participation à la répression dans le but d’«anéantir la subversion», comme le prévoyaient les décrets signés par le gouvernement péroniste en février et en octobre 1975. Les militaires allaient de nouveau jouer le rôle d’arbitres dans les disputes politiques – ce qui se concrétisa par la mise en place du Processus autoproclamé de réorganisation nationale (PRN-Proceso de Reorganización Nacional). Ainsi avait commencé la dernière et la plus sanglante dictature militaire du vingtième siècle.

Tous les éléments disponibles montrent que le coup d’Etat a été généralement bien accueilli, tant au niveau national qu’international. L’implication dans la préparation du coup d’Etat de secteurs de la droite nationaliste catholique et de groupes libéraux, ainsi que de chefs d’entreprise, est avérée. Les Forces armées ont reçu un large soutien de la part de  différents secteurs de la scène politique, sociale et institutionnelle qui se sont exprimés publiquement en faveur du gouvernement militaire, de ses objectifs ou de certaines de ses politiques. L’appui initial – et actif – dont ont bénéficié les putschistes peut être mesuré à travers différentes sources: les déclarations publiques de sympathie ou de soutien au régime militaire, la participation de civils au gouvernement, l’intervention dans l’élaboration et/ou l’inspiration idéologique fournie par les intellectuels de droite au programme économique, au dispositif répressif, à la politique éducative ou culturelle, pour ne mentionner que les plus notoires. En même temps, le régime militaire a été appuyé de différentes manières par une série d’acteurs politiques, sociaux, institutionnels et entrepreneuriaux.

Parmi les objectifs définis dans les documents de référence du PRN figurait l’alignement sur le «monde occidental et chrétien», ce qui impliquait notamment la reconnaissance des Etats-Unis, sa principale puissance. L’ambassade états-unienne dans le pays était dirigée par Robert Hill (un vétéran républicain de la guerre de Corée et un fervent anticommuniste), qui connaissait les préparatifs militaires et tenait à ce que le renversement du gouvernement péroniste se fasse sans effusion de sang.

Des documents déclassifiés du gouvernement des Etats-Unis montrent que, même avant le coup d’Etat, ce dernier disposait d’informations sur d’éventuelles violations des droits de l’homme en Argentine et que le chef du département d’Etat, Henry Kissinger, a plaidé en faveur du nécessaire soutien au gouvernement militaire. En ce sens, la duplicité des positions peut être mise en évidence: d’une part, le soutien appuyé de Kissinger au gouvernement militaire et, en général, aux dictatures du cône Sud, en tant que secrétaire d’État, par opposition à la position de ceux qui – face aux critiques des secteurs libéraux du Congrès et de l’opinion publique états-unienne à l’égard de la politique étrangère des Etats-Unis – ont appelé à la prudence, à la non-intervention (hands off) et à ne pas commettre les mêmes erreurs qu’avec les dictatures du Chili et de l’Uruguay, en soutenant des gouvernements qui violaient les droits de l’homme [1]. Malgré les différences, la position en faveur du soutien aux militaires argentins a fini par l’emporter. Ainsi, quelques jours après le coup d’Etat, les Etats-Unis ont reconnu diplomatiquement le nouveau gouvernement et, en signe ultérieur de soutien à la junte militaire, le Fonds monétaire international (FMI) a approuvé un prêt de 127 millions de dollars.

Après le coup d’Etat, et contrairement au Chili, où le pouvoir était personnalisé en la personne d’Augusto Pinochet, les Forces armées argentines ont exercé un pouvoir «collégial» avec une représentation des trois branches dans les différentes juntes militaires, bien que l’armée de terre (EA) ait eu la primauté. La première junte militaire, dirigée par le général Jorge Rafael Videla, a gouverné le pays de mars 1976 aux premiers mois de 1981 [29 mars]. Entre 1981 et 1983, trois autres juntes ont suivi, également dirigées par des généraux de l’armée: Roberto Eduardo Viola (entre avril et décembre 1981), Leopoldo Fortunato Galtieri (de décembre 1981 à juin 1982) et Reynaldo Bignone (de juin 1982 à décembre 1983). La majorité du gouvernement était composée de militaires – expression du haut degré de militarisation de l’Etat – même si quelques civils occupaient des postes importants, comme aux ministères de l’Education et de l’Economie (en charge des deux principaux secteurs civils qui soutenaient le PRN, respectivement les nationalistes catholiques et les libéraux). Les gouvernorats des provinces et des grandes villes du pays étaient également aux mains d’officiers de haut rang des trois branches des Forces armées. Ils ont incorporé quelques civils dans leurs gouvernements, avec des variations selon chaque province. C’est dans les sphères municipales et/ou communales que l’on trouve la plus grande présence de civils à des postes exécutifs – généralement affiliés à des partis «amis du processus» (organisations de centre-droit ou coalitions alignées sur le régime militaire) ou liés aux secteurs des «forces vives» ou «représentatifs» au niveau local.

Contrairement à la dictature précédente (1966-1973), les militaires n’ont pas interdit à proprement parler l’activité des partis politiques, même s’ils ont imposé des restrictions importantes. Le jour même du coup d’Etat, en même temps que la dissolution du Congrès national, des assemblées législatives provinciales et des conseils municipaux, la junte militaire a ordonné la suspension de l’activité des partis politiques et, en juin, plusieurs dizaines de groupes politiques ont été dissous ou déclarés hors-la-loi. En juin, des dizaines de groupes politiques, syndicaux et étudiants, presque tous liés à la gauche péroniste et marxiste, ont été dissous ou interdits, ce qui a complété l’offensive répressive dirigée contre les militants et sympathisants de cette partie de ce secteur politique (qui, bien qu’elle ait commencé en 1974-1975, s’est intensifiée après le coup d’Etat). De son côté, la loi 21.323 a suspendu l’activité politique, bien qu’elle ait laissé subsister certains espaces permettant aux organisations non interdites – les partis dits «parlementaires» – de continuer à fonctionner, bien qu’avec de sérieuses limitations. Néanmoins, les partis n’ont pas disparu et ont maintenu certaines activités politiques internes et externes.

A l’exception des organisations libérales et conservatrices de droite, qui se sont ouvertement alignées sur les Forces armées, les autres partis politiques n’ont pas soutenu le coup d’Etat. Cependant, du moins en ce qui concerne les partis restés légaux, ils ne se sont pas positionnés dans la résistance, ni n’ont encouragé des attitudes d’opposition ou de critique ouverte à l’égard des nouvelles autorités militaires. En particulier au cours des premières étapes, ils sont restés dans une expectative silencieuse, se sont exprimés avec prudence ou ont gardé un profil bas vis-à-vis du gouvernement des Forces armées, instaurant ainsi une «période d’attente» qui a facilité la consolidation du régime militaire. Dans le même temps, certains dirigeants politiques ont maintenu des contacts informels avec le gouvernement de facto ou ses collaborateurs et, lorsqu’ils ont émis des critiques, celles-ci portaient principalement sur la politique économique [2].

Les putschistes se sont fixé des objectifs très ambitieux dans la perspective de refonder et de réorganiser la nation, afin de mettre un terme à une période qu’ils définissaient comme celle du chaos, de la mauvaise gouvernance et de la corruption, autant d’éléments qui avaient favorisé l’émergence et le développement de la dite «subversion». Dans la définition des buts et des objectifs, le rétablissement de l’ordre était primordial. A cette fin, les Forces armées ont déployé une répression violente d’une intensité particulière au cours des premières années. Elle a eu des impacts importants non seulement sur les secteurs militants, mais aussi sur une partie significative de la société argentine. L’autre objectif central des putschistes était la restructuration de l’économie, liée à la mise en œuvre du plan libéral du ministre José Alfredo Martínez de Hoz [mars 1976-mars 1981]. Ce plan préconisait une restructuration profonde du modèle d’accumulation d’alors par l’ouverture de l’économie et la libéralisation des marchés (en particulier le marché financier), la réduction drastique de la présence et du rôle de l’Etat dans la gestion économique, le renforcement du secteur financier, la réduction du rôle central de l’industrie dans la structure socio-économique [marquée par la politique de substitution des importations] et la réduction des salaires et de la participation des travailleurs à la distribution des revenus. Cette orientation bénéficiait d’un large soutien dans les milieux économiques nationaux et internationaux.

A cela pourraient s’ajouter d’autres éléments qui font partie des discours et des projets des Forces armées et de leurs alliés civils. Ils ont trait au fonctionnement du système politique et aux relations avec les partis, aux politiques syndicales et du travail, aux politiques éducatives et culturelles, ainsi qu’à l’autoritarisme, à la censure et aux restrictions des droits des citoyens, ce qui dénote un processus d’ensemble d’une portée et de dimensions qui semblent sans précédent dans l’histoire nationale en raison de leur profondeur et de leur ampleur. Cependant, il n’y a pas eu de corrélation évidente entre, d’une part, les objectifs définis au moment du coup d’Etat, leur mise en œuvre dans des plans et des politiques spécifiques tout au long de la dictature et, d’autre part, les résultats obtenus. Au contraire, la mise en œuvre des buts et objectifs des putschistes a connu des hauts et des bas et des contradictions, en grande partie en raison de l’existence de conflits, de tensions et même de projets divergents au sein du gouvernement militaire.

Répression et discipline sociale

Les Forces armées ont pris le commandement des actions répressives en 1975, appelées par le gouvernement constitutionnel [officiellement de María Estela Martínez de Perón] à «anéantir la subversion». En février, elles ont commencé à opérer dans la province de Tucumán [nord-ouest du pays], pour éliminer le foyer de guérilla constitué par l’Armée révolutionnaire populaire (ERP-Ejército Revolucionario del Pueblo). A partir d’octobre 1975, cette action s’est étendue à l’ensemble du pays, divisé en zones, sous-zones et zones sous le contrôle des autorités militaires. Ainsi, la répression a été conçue, coordonnée et exécutée par les Forces armées, avec la participation active d’autres forces de répression. En somme, il s’agissait d’organismes et d’institutions étatiques – et de leurs agents: militaires, policiers, gendarmes, agents de renseignement – qui existaient bien avant le coup d’Etat et qui ont adapté leurs structures et leurs pratiques à l’anéantissement de l’«ennemi intérieur» par des procédures légales, semi-légales ou clandestines.

Les victimes ciblées de la répression étaient avant tout les militants et les personnes liées d’une manière ou d’une autre à ce que le jargon de la police et des services de renseignement appelait les «bandes criminelles subversives» ou les «bandes criminelles terroristes», composées principalement d’organisations politico-militaires de gauche, y compris leurs fronts légaux ou leurs structures de quartier, syndicales ainsi que les organisations étudiantes. Cependant, la catégorie de «délinquant subversif» était aussi large que diffuse et incluait aussi bien des militants d’organisations de guérilla que des adhérents d’autres courants, généralement de gauche.

Les méthodes les plus répandues de la répression se développaient selon des modalités marquées par un caractère «clandestin», qui renvoyaient à un circuit commençant par le repérage par les services de renseignement, se poursuivant par des procédures et des enlèvements effectués par les «groupes d’intervention» et des transferts dans des centres de détention clandestins (où la torture était systématiquement utilisée pour obtenir des informations), et se terminant souvent par la disparition ou l’assassinat des victimes. Cette répression para-légale était associée à une autre répression «réglementée», constituée d’une série de lois et de décrets qui fournissaient le cadre juridique des tâches d’anéantissement de la «subversion», dont certains avaient été adoptés au cours des années précédentes – comme la loi nº 20.840 sur la sécurité nationale et les activités subversives – et qui ont été maintenus ou approuvés par le gouvernement militaire, qui les a complétés. De plus, l’exercice de la répression a impliqué diverses agences et institutions étatiques, en premier lieu les prisons, qui constituaient un dispositif répressif majeur bien avant la période dictatoriale. Sans épuiser le dispositif des pratiques répressives, il faut également mentionner leur dimension transnationale, c’est-à-dire la mise en œuvre d’actions extraterritoriales par des agents et organismes militaires, policiers et de renseignement de différents pays de la région, dont l’opération Condor est l’expérience la plus connue et la plus étudiée. [Elle incluait les services du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay, de l’Uruguay, avec l’appui des Etats-Unis. Elle se développa avec le plus de force entre 1976 et 1978, mais se prolongea jusqu’en 1981.]

Plus généralement, la dictature a réduit les libertés publiques, limité la participation politique et censuré l’expression de la dissidence, sans pour autant dédaigner l’institutionnalisation et la légalité, les appels à la démocratie ou les relations avec des dirigeants issus de différents partis. En même temps qu’elle affichait une facette clandestine ou para-légale dans l’exercice de l’action répressive, elle recourait – comme stratégie de légitimation – à la continuité d’un ensemble de mécanismes institutionnels (la validation de la Constitution nationale elle-même) et/ou à la construction d’un cadre juridique plus conforme à ses objectifs (le Statut du Processus de Réorganisation Nationale, auquel la Constitution était subordonnée; une batterie de lois et de décrets, une nouvelle Cour Suprême de Justice, etc.)

Il n’est pas possible de saisir pleinement la portée et l’importance des mesures qui constituent le programme mis en œuvre à partir d’avril 1976 si elles ne sont pas liées à l’offensive disciplinaire visant les travailleurs et travailleuses. La stratégie économique du gouvernement de Martínez de Hoz – qui a réduit le pouvoir d’achat des salaires de près de 40% par rapport à la première moitié de la décennie [3] – et, dans une perspective apparentée, la répression du mouvement ouvrier organisé ont eu pour objectif et pour effet principal la distribution régressive des revenus et la l’imposition d’une «discipline» sur la main-d’œuvre.

Bien que la persécution des travailleurs et travailleuses ait commencé bien avant le coup d’Etat – souvent avec l’argument de la lutte contre la «guérilla d’usine» et la «délinquance subversive» – la situation s’est aggravée lorsque les Forces armées ont pris le pouvoir. Alors, les troupes militaires et policières ont investi plusieurs usines dans les principales zones industrielles du pays, effectuant des contrôles draconiens sur les travailleurs des entreprises publiques et privées. Il y a eu de nombreuses arrestations et même des disparitions de dirigeants, de délégués et de militants, dont la grande majorité était liée à des courants syndicaux de gauche ou anti-bureaucratiques [4].

Au cours des premiers mois du régime militaire, le dispositif réglementaire et institutionnel du fonctionnement du syndicalisme a été modifié unilatéralement par l’abrogation, la suspension et la réforme de lois fondamentales sur le travail, telles que le contrat de travail, les conventions collectives, les structures syndicales et les œuvres sociales. Dans le but de «réorganiser» l’activité syndicale, la junte militaire a ordonné, après le coup d’Etat, l’intervention/réquisition de la CGT et de dizaines de syndicats et de fédérations, qui ont été placés entre les mains d’inspecteurs militaires ou de délégués normalisateurs. Les activités politiques et syndicales ont été interdites et la négociation collective a été suspendue; les prérogatives syndicales ont été abolies; le droit de grève a été suspendu et le régime des contrats de travail a été modifié, ce qui a affecté la stabilité de l’emploi et éliminé les protections de l’emploi.

Toutes ces mesures ont eu des effets importants sur l’activité syndicale, dans la mesure où elles ont réduit les degrés de conflictualité et limité les marges d’action des directions traditionnelles, mais elles n’ont pas éliminé les conflits du travail. Ils comprenaient des grèves ou des mesures de protestation ouverte, l’élimination de la collaboration [de secteurs bureaucratiques avec le nouveau régime] ou du travail réglementé, ainsi que le sabotage, le «trabajo a tristeza» [réduction des rythmes de travail, interruptions liées à un «problème technique»] et d’autres actions de résistance. Ces actions de résistance se sont produites à différents moments tout au long de la dictature. Les mesures antisyndicales n’ont pas abouti à éliminer les directions syndicales traditionnelles, qui se sont relativement vite ressaisies et ont commencé à agir en tant qu’interlocuteurs du gouvernement. Toutefois, en général, la réponse du régime militaire a été d’ordre répressif; elle s’est traduite par des arrestations, des enlèvements et même des disparitions de militants et de dirigeants syndicaux, par l’interdiction ou la proscription de l’action syndicale, etc. Cette répression a été reproduite par les employeurs eux-mêmes à travers la suspension ou le licenciement de délégués ou de dirigeants syndicaux, bien que dans de nombreux cas, les travailleurs aient pu obtenir la satisfaction totale ou partielle de leurs revendications, surtout si elles étaient d’ordre salarial.

La répression s’est de même exercée sur le système éducatif, non seulement par la persécution et la disparition d’enseignant·e·s et d’étudiant·e·s, mais aussi par le contrôle du contenu de l’enseignement, l’imposition de mesures disciplinaires rigides [5] et l’éradication des activités politiques dans les écoles et les universités.

La nouvelle conception de l’éducation avait des objectifs ambitieux. La réforme des programmes était le moyen par lequel il était projeté que  les enfants et les jeunes intériorisent un ensemble de valeurs et de dogmes traditionnels, représentés par le tryptique Dieu-Patrie-Foyer, qui imprégnait l’ensemble de l’éducation et exprimait l’influence notable de l’Eglise catholique dans ce domaine (qui, par ailleurs, n’était pas nouveau dans l’éducation argentine). L’un des aspects paradigmatiques est l’introduction de cours obligatoires d’éducation morale et civique dans les écoles secondaires, auxquels s’ajoutent l’uniformisation des contenus, un parti pris anti-rationaliste et anti-scientifique marqué, et l’élimination dans l’enseignement primaire des aspects «subversifs» introduits par les mathématiques modernes.

Dans le cas de l’université – considérée comme l’un des terrains privilégiés dans lesquels se déployait l’action des «idéologues de la subversion» – cet objectif a été atteint par le biais d’une réorganisation drastique des établissements d’enseignement supérieur. L’Exécutif national y était intervenu depuis mars 1976, par la promulgation d’une nouvelle loi universitaire, l’imposition d’un régime d’admission rigide avec des quotas par université, l’introduction de droits d’inscription, la fermeture de certaines filières et la suspension de l’admission à d’autres, des changements dans les plans d’études, etc. Tout cela a contribué à l’exil, à l’assassinat ou à la disparition de milliers de professeurs d’université et d’étudiant·e·s.

Il ne faudrait pas oublier que l’action brutale des commandos répressifs, avec son cortège de morts et de disparitions, s’est accompagnée d’une offensive systématique contre les jeunes et leur univers social, qui s’est surtout traduite par la diabolisation de la nuit et l’imposition d’un ensemble de valeurs rétrogrades qui ont eu un fort impact sur la vie quotidienne de ces classes d’âge [6].

Ce fut une période de proscriptions et de restrictions, déployées par le biais de la censure et de l’autocensure, ainsi que de dispositifs d’«action psychologique», de stratégies, de politiques culturelles et de propagande mis en œuvre par diverses agences de l’Etat. Un maillage qui a fonctionné comme un ensemble de mécanismes de légitimation et qui, dans la sphère symbolique, a complété l’utilisation de la violence physique et a contribué à façonner les comportements et les valeurs sociales. Les gardiens de la sécurité intérieure, de la «morale et de la décence» ont imposé une longue liste d’interdictions, y compris de livres et de publications, la censure de films et de pièces de théâtre, et la diffusion de certains artistes et musiciens. Cela a réduit les possibilités d’expression et de création individuelles et collectives, ainsi que le droit d’en disposer librement.

Dans la plupart des études sur cette dictature, le déploiement de la terreur par les forces répressives et ses effets ont été la principale clé explicative des comportements et des attitudes sociales observées pendant cette période. Cette affirmation repose sur une base cohérente, dans la mesure où l’exercice de la violence répressive était un élément constitutif du régime militaire. Il est possible de postuler que l’usage de la violence (ou la menace de celle-ci) a agi sur la société comme un mécanisme de discipline sociale puissant, produisant la peur, l’apathie, l’immobilisme ou générant le conformisme ou l’acceptation passive du nouvel ordre des choses et, dans une autre dimension, réduisant au minimum les expressions de remise en question du régime, mais cela n’explique pas l’ensemble des comportements et des attitudes sociales. Bien que le gouvernement militaire n’ait jamais recherché une assise de masse, mais plutôt la dépolitisation et la démobilisation sociale, il a essayé des stratégies et des appels à la société qui ont reçu le soutien (explicite ou non) de divers secteurs et ont contribué à façonner des climats sociaux et politiques caractérisés, au moins en apparence, par un large consensus avec les actions du régime. Cela a été particulièrement évident dans certains contextes, comme la Coupe du monde de football de 1978, qui a été présentée par la dictature comme un pari politique de premier ordre pour contrer une image internationale de plus en plus défavorable, notamment en raison de l’impact des dénonciations des exilés argentins et des rapports critiques des organisations internationales de défense des droits de l’homme qui ont proliféré à l’étranger dans ce contexte [7].

Les victoires de l’équipe nationale lors des matchs qu’elle a disputés ont suscité une ferveur populaire croissante. Sans appel du gouvernement ou des médias, des célébrations massives et spontanées ont eu lieu dans tout le pays, qui ont parfois été analysées comme une occasion de mobilisation de masse et d’occupation de l’espace public dans un contexte dominé par l’autoritarisme, l’interdiction des rassemblements de masse et des restrictions sévères à la circulation de l’information et des personnes [8]. Cependant, outre les célébrations dans les rues des triomphes sportifs, d’autres épisodes d’expression d’un soutien au gouvernement militaire ont eu lieu au cours de ces journées. Le plus connu s’est produit le lendemain de l’obtention de la Coupe du monde par l’équipe nationale, lorsque des centaines de jeunes (ou des milliers, selon les chroniques) – qui faisaient la fête sur la Plaza de Mayo – ont exigé la présence de Videla, en criant: «S’il ne sort pas [au balcon], c’est un Hollandais» [l’Argentine jouait contre les Pays-Bas], «Videla corazón» («Videla, mon cœur»), «Y dale, dale flaco» («Et allez, allez, gringalet»). La réponse du président de facto a été de sortir dans la rue et d’embrasser quelques manifestants et, plus tard, dans un geste que le général Galtieri a répété dans le contexte de la guerre des Malouines, de saluer la foule depuis les balcons de la Casa Rosada [palais présidentiel]. Ces manifestations ne s’expliquent pas uniquement par la manipulation du régime militaire et ses campagnes d’action psychologique; la passion du football, avec son indéniable empreinte nationaliste, a certainement contribué à la légitimation – bien que transitoire et éphémère – de la dictature. (Article publié dans la revue Nueva Sociedad, n° 208, novembre-décembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre. La seconde partie sera mise en ligne le 13 décembre)

Gabriela Águila est professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Rosario (UNR) et membre du Conseil national de la recherche scientifique et technique (Conicet). Ses recherches portent sur l’histoire de la dernière dictature militaire, l’exercice de la répression et l’étude de la transition démocratique en Argentine.

Notes

1. «Transcript of Proceedings, ‘The Secretary’s Staff Meeting – Friday, 3/26/76’, Secret», 26/3/1976 en Archivo Nacional de Seguridad de EEUU, disponible en https://nsarchive.gwu.edu.

2. Hugo Quiroga: El tiempo del «Proceso». Conflictos y coincidencias entre políticos y militares. 1976-1983, Fundación Ross, Rosario, 1994; Paula Canelo: La política secreta de la última dictadura argentina (1976-1983), Edhasa, Buenos Aires, 2016.

3. La participación de los asalariados en la distribución del ingreso se redujo de 48,5% en 1975 a 30,4% en 1977. Eduardo Basualdo, Juan Santarcángelo y otros: El Banco de la Nación Argentina y la dictadura. El impacto de las transformaciones económicas y financieras en la política crediticia, Siglo XXI Editores, Buenos Aires, 2016.

4. Daniel Dicósimo: «Represión estatal, violencia y relaciones laborales durante la última dictadura militar en la Argentina» en Contenciosa. Revista sobre violencia política, represiones y resistencias en la historia iberoamericanaNo 1, 2013. Tb. AAVV: Responsabilidad empresarial en delitos de lesa humanidad. Represión a trabajadores durante el terrorismo de Estado, EDUNAM, Posadas, 2016.

5. En mai 1976, les éléments suivants ont été considérés comme des fautes professionnelles : le désordre personnel, le manque de propreté, les cheveux longs dépassant le bord du col de la chemise chez les garçons et non attachés chez les filles, l’usage de la barbe chez les garçons et le maquillage excessif chez les filles, la tenue non conforme aux instructions données par les autorités, les tours de passe-passe, la désobéissance aux ordres donnés par les autorités, l’indiscipline générale, la résistance passive, l’incitation au désordre, l’écriture de légendes, le port de revues ou d’autres objets étrangers aux activités propres à l’établissement, le fait de fumer, etc. V. La Capital, 22/5/76.

6. Laura Luciani: Juventud en dictadura: representaciones, políticas y experiencias juveniles en Rosario: 1976-1983, UNGS / UNLP / UNAM , Los Polvorines-La Plata-Posadas, 2017.

7. Marina Franco: El exilio. Argentinos en Francia durante la dictadura, Siglo XXI Editores, Buenos Aires, 2008.

8. Ver Pablo Alabarces: Fútbol y patria, Prometeo, Buenos Aires, 2002.

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