Le camp de réfugiés de Jénine est devenu un petit Gaza. De jeunes réfugiés condamnés à être des morts en sursis

Jamal Zubeidi, le père de Hamudi, tient la chaussure qui a confirmé la mort de son fils Mohammed. (Credit: Alex Levac)

Par Gideon Levy et Alex Levac

Hamudi est bel et bien mort.

Une chaussure retrouvée dans les décombres de la maison, détruite par un missile, témoigne qu’il a bien été liquidé, comme l’ont annoncé les (dites) Forces de défense israéliennes. Il s’agit d’une chaussure noire de type Nike Air, avec un trou noir et maculée de sang, exactement comme celle que portait Hamudi. Mohammed (Hamudi) Zubeidi, âgé de 27 ans au moment de sa mort la semaine dernière, était l’individu le plus recherché du camp de réfugiés de Jénine [situé dans le nord de la Cisjordanie et créé en 1953] depuis sa libération d’une prison israélienne il y a deux ans.

La dernière fois que nous nous sommes retrouvés dans le camp, il y a quelques mois, c’est Hamudi lui-même qui nous a conduits à travers les ruelles dans sa voiture, son fusil en bandoulière. Ensemble, nous nous sommes rendus au nouveau cimetière du camp, à la périphérie de celui-ci. Ce cimetière, le deuxième construit depuis le début de la seconde Intifada [septembre 2000], est déjà rempli de tombes. Après le déclenchement de la guerre dans la bande de Gaza, il y a deux mois, un troisième cimetière a été aménagé, à côté des deux autres. Des dizaines de tombes récentes y ont déjà été creusées et, cette semaine, parents et amis se sont rencontrés pour se recueillir, à voix basse, sur les tombes de leurs proches. Mais Hamudi, que je connais depuis qu’il avait 5 ans et qui a passé cinq ans de sa vie dans les prisons israéliennes, n’est pas enterré ici: les FDI ont pris son emporté et sont reparties.

L’accès au camp est plus difficile que jamais. Pour se rendre à Jénine depuis Tulkarem [située au bord de la ligne verte], il faut aujourd’hui traverser de nombreux villages sur des routes étroites et sinueuses, comme aux pires jours de l’Intifada. Les Palestiniens n’ont pas le droit d’emprunter l’autoroute principale de la région. Dans le camp, une expérience éprouvante vous attend. Tout d’abord, il y a la puanteur omniprésente. En effet, lors de ses dernières incursions, l’armée israélienne a détruit les routes du camp et sérieusement endommagé son système d’égouts. Une eau putride coule maintenant dans les ruelles boueuses et une odeur nauséabonde se dégage des rues. Les rues elles-mêmes sont presque impraticables avec la boue et les pierres qui les jonchent; les véhicules sont ballottés d’un côté à l’autre lorsqu’ils passent devant les décombres des maisons. On dit dans le camp que ces derniers jours, l’armée a dévasté quelque 80 appartements, les rendant impropres à l’habitation. La mosquée Ansar du camp est également en ruines.

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Au début du mois de mai 2002, je suis arrivé ici pour constater la destruction totale semée par les FDI lors de l’opération «Bouclier défensif». Ce que j’ai vu cette semaine de 2023 me rappelle ce que j’ai vu à l’époque. Après cette opération, les Emirats arabes unis ont aidé à réhabiliter le camp – mais maintenant qu’il a été à nouveau détruit, qui va le reconstruire? Les habitants affirment que l’armée a donné l’ordre de ne pas commencer la reconstruction, car elle a l’intention de revenir bientôt. C’est ce qui s’est passé mardi, le lendemain de notre visite: les bulldozers de l’armée sont revenus et ont provoqué encore plus de destruction. Le camp de Jénine est maintenant un «Petit Gaza». Or en Israël personne ne s’intéresse au sort de Jénine et du camp de réfugiés.

Dans le quartier de Faluja, nommé d’après le village disparu des parents des habitants actuels de Jénine, Jamal Zubeidi, un homme à l’allure aristocratique, nous attend comme d’habitude. Hamudi est le deuxième fils que Jamal Zubeidi a perdu, en plus d’un gendre, d’une belle-sœur et d’un neveu. Au total, neuf membres de cette famille de combattants ont été tués par l’armée (FDI) au fil des ans. La plupart des membres masculins restants sont dans les prisons israéliennes, notamment le célèbre neveu de Jamal Zubeidi, Zakaria, qu’il a élevé dès l’enfance.

Hamudi, le plus jeune fils de Jamal, a rejoint le Jihad islamique il y a moins de dix ans. Son père ne s’est pas opposé à la décision de ses fils de devenir des combattants. Ces dernières années, le Jihad islamique est devenu la principale organisation de Jénine, davantage en raison de son militantisme que de sa piété religieuse. Toutes les forces combattantes du camp ont été réunies sous l’égide d’un centre de commandement, la Katiba (le bataillon).

Outre Mohammed Zubeidi, son ami Hussam Hanun a également été tué la semaine dernière. Agé de 28 ans, diplômé en droit de l’American University de Jénine, Hussam était membre du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), une organisation laïque. Son frère unique a été tué par l’armée 29 jours plus tôt. Mohammed Zubeidi et Hussam Hanun ont combattu ensemble malgré leur appartenance à deux organisations très différentes – et tous les deux ont perdu la vie. Deux enfants ont également été tués par balle au cours de l’action de «neutralisation» mentionnée, mais nous y reviendrons plus tard.

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Environ un tiers des habitants du camp de réfugiés n’ont pas dormi chez eux depuis le début de la guerre à Gaza. Les incursions de l’armée sont devenues plus fréquentes et surtout plus violentes, si bien que les gens passent la nuit chez des proches dans la ville proche de Jénine. Jamal et sa femme, Sanaa, ont également pris cette habitude: les FDI arrêtent souvent les parents des personnes recherchées. Or la santé de Jamal, âgé de 67 ans, qui a travaillé en Israël dans sa jeunesse et qui était fan de l’équipe de football Maccabi Haifa, ne lui permet pas de subir une nouvelle arrestation après toutes les épreuves qu’il a endurées.

Il y a environ un mois, il a reçu un appel téléphonique du «capitaine Iyad» du service de sécurité israélien Shin Bet, qui lui a demandé comment se portait Mohammed. L’agent lui a dit: «Nous avons cessé de jouer. Dites à Mohammed de venir au checkpoint de Salem [situé au nord de la Cisjordanie] demain matin.» Jamal a effectivement transmis le message à son fils, mais Mohammed l’a ignoré, bien entendu.

Dans la chambre d’amis de la maison des parents – qui est devenue depuis longtemps un sanctuaire pour tous les membres de la famille qui ont été tués ou sont en prison – le poster à la mémoire de Hamudi a été ajouté à la galerie des portraits. En quatre jours de deuil, Jamal a reçu des milliers de personnes venues de toute la Cisjordanie pour lui rendre hommage. Mais lundi dernier, il était seul et s’inquiétait pour sa sécurité. Le camp a interdit l’entrée des journalistes israéliens, à l’exception de deux d’entre eux. Les résidents du camp sont très déçus par les reportages de ce qu’ils considèrent comme les médias «embrigadés» en Israël.

Le mardi 28 novembre, Sanaa et Jamal ont passé la nuit chez leur fille dans la ville de Jénine. C’est alors que les forces spéciales ont procédé à une invasion massive du camp – avec 1500 soldats, selon les habitants – accompagnés de bulldozers lourds et d’autres engins de destruction, ainsi que de drones et d’hélicoptères tournoyant dans le ciel. D’après ce que l’on sait, cette force imposante est arrivée pour liquider Mohammed Zubeidi. Bien que la plupart des allées du camp soient recouvertes de bâches pour empêcher les avions d’espionner, cela n’a pas suffi, bien sûr. Les soldats ont pu retrouver Mohammed et Hussam ainsi que deux autres hommes armés, bien qu’ils aient tenté de leur échapper en se déplaçant d’une maison à l’autre.

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Selon les témoignages recueillis par Jamal et par Abdulkarim Sadi, enquêteur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem, les quatre hommes ont couru se mettre à l’abri dans une maison du quartier de Al-Damaj dans laquelle une unité de l’armée était dissimulée. Mohammed et Hussam ont tiré sur les soldats et ont couru jusqu’à la maison suivante. Trois missiles lancés du ciel l’ont frappée; elle a également été visée par des tirs partant du terrain et un bulldozer des FDI a achevé le travail. Les deux hommes ont été tués. L’armée a dégagé leurs corps des décombres et les a emportés. Lorsque les habitants ont trouvé une partie d’un fusil M16 dans les ruines, ils ont considéré qu’il s’agissait d’un signe irréfutable de la mort de Hamudi.

Jamal, qui ne savait pas encore que son fils avait été tué, a essayé d’entrer dans le camp plus tard dans la nuit, mais toutes les entrées étaient bloquées. Le bureau de coordination et de liaison du district a alors informé les habitants que deux corps avaient été emmenés et que deux autres – des personnes recherchées qui se trouvaient avec Mohammed et Hussam – pourraient se trouver sous les décombres. Plus tard, cependant, les deux hommes sont réapparus dans le camp, vivants et indemnes, après avoir échappé d’une manière ou d’une autre à l’enfer.

Jamal a vu son fils vers midi le jour où il a été tué. Comme d’habitude, Mohammed est rentré à la maison pour se doucher, se changer et manger. Il n’y avait pas d’eau dans la maison, mais il a branché un tuyau d’arrosage chez les voisins. «C’est la dernière chose qu’il a faite», dit Jamal.

La femme du frère aîné de Mohammed, Anton, âgé de 37 ans, lui avait préparé un repas qui sera son dernier. Les chaises en bois brun du salon proviennent du café que Mohammed avait ouvert dans le camp. Avant cela, il tenait un stand de jus de fruits, entre deux périodes d’incarcération. Il a été libéré pour la dernière fois en 2021, de la prison de Damon, dans le nord d’Israël, mais a ensuite été déclaré individu recherché par les forces de sécurité israéliennes.

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Cinq mois après sa libération, le cousin de Mohammed, Daoud, qui était également son beau-frère, est tué par les FDI. Six mois plus tard, au début de l’année 2022, Na’im, le frère de Mohammed, a été tué. Il avait 34 ans et était père de deux filles: la première est née alors que Na’im était en prison, la seconde après qu’il a été tué.

Le 26 octobre 2023, un mois avant la mort de Mohammed, il a été gravement blessé lors d’une attaque de missiles israéliens. Il a souffert d’une rupture de la rate et s’est promené pendant un certain temps avec une poche stomacale pour recueillir les fluides corporels. Parfois, se souvient Jamal, son fils Mohammed tenait la poche d’une main et son fusil de l’autre. Aysar Amar, qui a secouru Mohammed après ce tir de missile, a été tué deux jours plus tard, alors que Mohammed était en soins intensifs, inconscient. Le frère d’Aysar Amar, Ayham, a été tué moins de deux semaines plus tard, à l’âge de 23 ans, deux mois après son mariage.

Mohammed et Hussam ne se sont jamais mariés. Il n’est pas simple pour une femme d’épouser une personne recherchée dont le destin est scellé – un mort en sursis.

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Le fils aîné de Jamal, Anton, a également été blessé cette année par un missile tiré par un drone. Il a perdu une partie de son poumon. Safad, la fille de Jamal, est devenue veuve lorsque son mari a été tué par l’armée. Mohammed Zaidan, 32 ans, le mari de la deuxième fille de Jamal, Rafah, est aujourd’hui l’individu le plus recherché du camp de Jénine. Les Zaidan ont six enfants, dont des triplés. Le frère de Mohammed Zaidan, Ahmed, a été tué en 2004. La troisième fille de Jamal a épousé Jibril Zubeidi – le frère de Zakaria (le neveu de Jamal élevé par lui) – qui a passé 14 ans en prison et qui, depuis un an, est en détention administrative, une incarcération sans procès.

Sur l’un des murs de la maison de Jamal se trouvent trois photographies de personnes recherchées, autour du visage desquelles les soldats israéliens ont tracé un cercle marqué d’une croix: Daoud, Ahmed Zaidan et Na’im. Aucun d’entre eux n’est vivant. Et puisque nous parlons de personnes de la famille qui ont été tuées, la mère de Zakaria Zubeidi, Samira, a été tuée sur le balcon de sa maison pendant la deuxième Intifada.

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«Tous les proches de cette famille ont fini au cimetière ou en prison», dit Jamal, un homme discret qui n’aime pas montrer ses émotions. Il a déjà tout vu et tout enduré, les mots lui manquent maintenant face à l’enchaînement de la mort qui frappe sa famille. Hamudi était son plus jeune enfant, et tout le monde le choyait.

Jamal: «Peut-être qu’à l’extérieur, c’était un commandant important, comme le dit le Shin Bet, mais à la maison, c’était Hamudi, le petit dernier. Il avait 27 ans, mais pour nous, c’était un enfant. Je l’envoyais acheter des cigarettes pour moi, et sa mère l’envoyait chercher des provisions à l’épicerie.»

Après la libération de Mohammed, son père a voulu commencer à lui construire une maison. «Attends», lui a dit son fils. Il savait manifestement qu’il n’aurait pas une longue vie. «Nous pensions qu’il mourrait avant Na’im et Daoud, l’armée le cherchait toujours en premier, mais sa mort nous a quand même surpris», raconte son père.

Des photographies des dernières victimes sont accrochées à un mur du camp, qui a perdu plus de 200 de ses fils depuis les premiers jours de l’actuelle résistance. Le mur est percé d’impacts de balles. Les soldats ont détruit tous les monuments commémoratifs de Jénine, y compris la sculpture d’un cheval créée par un artiste allemand à partir de pièces d’ambulances palestiniennes accidentées, qui se trouvait à l’entrée de l’hôpital, à la périphérie du camp. La semaine dernière, les FDI ont également brisé la porte du camp avec ses célèbres «Clés du retour» en bronze [les clés de leurs maisons emportées par les Palestiniens victimes de la Nakba]. Une femme en noir traverse l’allée. Son fils a été tué il y a trois mois, nous dit-on.

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Une unité d’urgence avancée doit être construite dans un champ en face de la maison de Jamal, car les FDI empêchent les blessés, suite à ses incursions, de se rendre à l’hôpital situé à l’extérieur du camp.

Nous traversons des allées où Zakaria (le neveu de Jamal) m’a déjà conduit, en faisant des embardées, sur un véhicule tout-terrain. Je n’ai jamais eu aussi peur. Dans la mosquée Ansar, où Jamal priait, un individu recherché a été liquidé avec un missile qui a complètement détruit le bâtiment à la fin du mois d’octobre. Des tapis de prière gisent encore à l’extérieur. Lorsque nous passons devant la bâtisse détruite dans laquelle Hamudi et Hussam ont été tués, Jamal se tait. Ici, toute la ruelle est en ruine, ses maisons éventrées.

Alors que le long convoi de véhicules blindés des FDI sortait du camp dans l’après-midi du mercredi 29 novembre, après l’opération de liquidation de la nuit précédente, des enfants leur ont jeté des pierres, comme à l’accoutumée. Une jeep s’est arrêtée. De l’intérieur, un soldat a tiré quelques balles. Deux enfants ont été tués sur le coup: Basel Abu Alufa, 15 ans, et Adam al-Rol, un garçon de 8 ans élève de troisième année. Le conducteur de la jeep est ensuite sorti du véhicule et a photographié le corps de Basel, étendu sur le dos dans la rue, peut-être en guise de souvenir.

L’unité du porte-parole des FDI a fourni cette semaine la réponse suivante à Haaretz: «Au cours d’activités menées par les FDI dans le camp de réfugiés de Jénine, dans le [secteur de] la brigade Menashe – [brigade des FDI attachée au contrôle des secteurs de Jénine et de Tulkarem, placé sous le commandement de la division dite de Judée-Samarie, avec cette connotation annexionniste] –, un certain nombre de suspects ont lancé des engins explosifs sur les forces. Les soldats ont répondu en tirant sur les suspects; des impacts [!] ont été observés. Nous sommes au courant des allégations de décès de Palestiniens. Les circonstances de l’affaire sont en cours d’éclaircissement.»

Dans la maison d’Adam, l’enfant de 8 ans, son père, Samar, est en deuil. Cet homme de 49 ans, propriétaire d’un magasin d’oiseaux de compagnie à Jénine, a deux autres fils et une fille.

«Ces enfants ne pardonneront jamais aux soldats», dit-il avec amertume. «Les enfants de Gaza et d’ici n’oublieront pas non plus. Maintenant, ces enfants veulent que les enfants israéliens soient tués.» (Article publié dans le quotidien israélien Haaretz le 8 décembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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