Par Amira Hass
Israël a été vaincu et l’est encore, non pas parce qu’au début du neuvième mois de cette maudite guerre, le Hamas n’a pas été écrasé. L’emblème de la défaite figurera à jamais aux côtés de la menorah [chandelier à sept branches] et du drapeau, parce que les dirigeants, les commandants et les soldats d’Israël ont tué et blessé des milliers de civils palestiniens, semant une ruine et une désolation sans précédent dans la bande de Gaza. Parce que son armée de l’air a sciemment bombardé des bâtiments remplis d’enfants, de femmes et de personnes âgées. Parce qu’en Israël, les gens croient qu’il n’y a pas d’autre solution. Parce que des familles entières ont été anéanties.
L’Etat juif a été vaincu parce que ses politiciens et ses responsables provoquent la faim et la soif de deux millions trois cent mille êtres humains, parce que les maladies de peau et les inflammations intestinales se répandent dans la bande de Gaza. La dite seule démocratie de la jungle a été largement vaincue parce que son armée déplace puis concentre des centaines de milliers de Palestiniens dans des zones de plus en plus petites, qualifiées de «zones humanitaires sûres», avant de procéder à des bombardements et à des tirs d’obus. Parce que des milliers de personnes handicapées à vie et d’enfants sans adultes pour les accompagner sont enfermés et souffrent énormément dans ces «zones humanitaires» ciblées.
Parce que des monceaux d’ordures s’y amoncellent, alors que la seule façon de s’en débarrasser est d’y mettre le feu, en dégageant des émissions toxiques. Parce que les eaux usées et les excréments coulent dans les rues et que des masses de mouches obstruent les yeux. Parce qu’à la fin de la guerre, les gens reviendront dans des maisons en ruines, pleines de munitions non explosées, avec un sol saturé de substances toxiques et dangereuses. Parce que des milliers de personnes, si ce n’est plus, seront atteintes de maladies chroniques, invalidantes et incurables, dues à cette même pollution et à ces substances toxiques.
Parce qu’un grand nombre de ces équipes médicales dévouées et courageuses de la bande de Gaza, médecins hommes et femmes, infirmières, ambulanciers et auxiliaires médicaux, et oui – y compris des personnes qui soutenaient le Hamas ou étaient à la solde de son gouvernement – ont été tuées par des bombes ou des obus israéliens. Parce que les enfants et les étudiant·e·s auront perdu de précieuses années d’études.
Parce que des livres et des archives publiques et privées sont partis en fumée, avec des manuscrits d’histoires et de recherches perdus à jamais, ainsi que des dessins originaux et des broderies d’artistes gazaouis, qui ont été ensevelis sous les débris ou endommagés. Parce qu’on ne peut pas savoir ce que les dommages mentaux infligés à des millions de personnes entraîneront comme conséquence.
La défaite, à jamais, réside dans le fait qu’un Etat qui se considère comme l’héritier des victimes du génocide perpétré par l’Allemagne nazie a généré cet enfer en moins de neuf mois, sans que la fin ne soit encore en vue. Appelez cela un génocide. Ne l’appelez pas ainsi. L’échec structurel ne réside pas dans le fait que le mot «G» a été apposé au nom «Israël» dans la requête retentissante déposée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice. L’échec réside dans le refus de la plupart des Juifs israéliens d’écouter les signaux d’alarme envoyés par cette requête. Ils ont continué à soutenir la guerre même après le dépôt de la requête fin décembre, permettant ainsi à l’avertissement de devenir une prophétie et aux doutes d’être effacés face au cumul des preuves supplémentaires.
La défaite est imputable aux universités israéliennes, qui ont formé des hordes de juristes qui trouvent une proportionnalité justificatrice dans chaque bombe qui tue des enfants. Ce sont elles qui fournissent aux commandants militaires les gilets de protection, le cliché répété: «Israël respecte le droit international et veille à ne pas blesser les civils», chaque fois qu’un ordre est donné d’expulser une population et de la concentrer dans une zone plus restreinte.
Les convois de personnes déplacées, à pied, en charrettes, en camions surchargés de personnes et de matelas, de fauteuils roulants transportant des personnes âgées ou amputées, sont un échec pour le système scolaire israélien, ses facultés de droit et ses départements d’histoire. Cette débâcle est également un échec pour la langue hébraïque. L’expulsion est une «évacuation». Un raid militaire meurtrier est une «activité». Le bombardement de quartiers entiers est un «bon travail de nos soldats».
La nature monolithique d’Israël est une autre raison et une autre preuve de la défaite totale, tout en étant emblématique de celle-ci. La majeure partie du public juif-israélien, y compris les opposants du camp de Benyamin Netanyahou, a été séduite par la notion d’une victoire totale magique comme réponse au massacre du 7 octobre, sans rien apprendre des guerres passées en général et de celles contre les Palestiniens en particulier.
Oui, les atrocités commises par le Hamas ont été horribles. La souffrance des otages et de leurs familles est indescriptible. Oui, transformer la bande de Gaza en un immense dépôt d’armes et de munitions prêtes à être utilisées, en imitant le modèle israélien, est exaspérant.
Mais la majorité des Juifs israéliens se laissent aveugler par le désir de vengeance. Le refus d’écouter et de comprendre, afin d’éviter de commettre des erreurs, est dans l’ADN de la débâcle. Nos commandants omniscients n’ont pas écouté les observatrices [des soldates observatrices avaient indiqué que leurs observations n’avaient pas été prises en compte par sexisme], mais ils n’ont surtout pas écouté les Palestiniens qui, depuis des décennies, nous avertissent que la situation ne peut plus durer.
Les germes de la défaite se trouvent dans le fait que les manifestant·e·s contre la réforme judiciaire ont rejeté le fait élémentaire que nous n’avons aucune chance de devenir une démocratie sans mettre fin à l’occupation, et que ceux qui ont produit la réforme judiciaire sont ceux qui s’efforcent de «vaincre» les Palestiniens. Avec l’aide de Dieu. L’échec a été inscrit à l’époque, dans les premiers jours qui ont suivi le 7 octobre, lorsque quiconque tentait de souligner le «contexte» était condamné comme traître ou partisan du Hamas. Les traîtres se sont avérés être les vrais patriotes, mais la débâcle est aussi la nôtre – celle des dits traîtres.
P.S. A ce propos, ce n’est pas la raison, mais il est temps pour cette rubrique de faire une pause temporaire. (Article opinion publié par Haaretz le 4 juin 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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