Par Claude Serfati
[Avertissement : Cette note est un rappel des enjeux soulevés par la trajectoire militaro-sécuritaire suivie par l’UE depuis plusieurs années[1].]
L’invasion de l’Ukraine par la Russie et également sous un angle sous lequel je conclurai cet article, la guerre d’Israël contre la Palestine ont donné un coup d’accélérateur à la militarisation de l’UE. Celle-ci n’est néanmoins pas nouvelle. Pendant des décennies, les règles communautaires ont laissé aux Etats-membres la charge du fardeau de la protection de l’ordre mondial existant et donc de leurs intérêts, soit sous une forme individuelle – comme ce fut longtemps le cas de la France en Afrique – soit collectivement dans le cadre de l’OTAN. Les traités communautaires ont toujours affirmé que l’OTAN constitue le fondement de la sécurité des Etats-membres et ont, de ce fait, toujours relégué la construction d’une défense européenne à un horizon indéterminé. La militarisation de l’UE est donc longtemps principalement passée par ses grands Etats-membres et elle s’est accélérée depuis une dizaine d’années. Depuis 2014, les dépenses cumulées des pays de l’UE ont augmenté en dollars constants de 31%. L’augmentation est spectaculaire, en particulier pour les pays Baltes ainsi que pour les pays d’Europe centrale et orientale (Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Pologne, etc.).
Avant l’invasion russe de février 2022, l’Agence de défense européenne (European Defence Agency, EDA) se félicitait déjà que «les dépenses de défense ont globalement résisté aux conséquences économiques du COVID-19»[2].
La militarisation de l’UE est toutefois également passée par le financement de programmes communautaires. Depuis les années 1990, la Commission est progressivement entrée dans un domaine qui lui était interdit en empruntant des voies de traverse. Elle annonça d’abord que les dites “technologies duales” (à finalité militaire et civile) entraient dans son champ de compétences, puisqu’un volet majeur de la politique industrielle de l’UE passe par le soutien aux programmes technologiques. Puis à partir des années 2000, elle mena une longue bataille pour que les “marchés” de l’armement cessent d’être autant protégés par les Etats-membres au profit de leurs groupes industriels. Cette montée en puissance de la Commission continua pendant les années 2000 et elle a trouvé une nouvelle vigueur à la suite de la guerre menée par la Russie au Donbass qu’elle annexa en 2014.
En 2019, Ursula von der Leyen déclara que la nouvelle Commission nommée à la suite des élections européennes était la «première Commission géopolitique». On en mesura immédiatement les effets. Une série de programmes de financement communautaire furent lancés dès 2019. Ce fut d’abord l’European Defence Industrial Development Programme (EDIDP), doté de 500 millions d’euros, qui vise à promouvoir la coopération et la compétitivité de l’industrie de défense. L’European Defence Fund (EDF), validé en 2022 par le Conseil (les chefs d’Etat et de gouvernement), possède un budget géré par la Commission de plus de 8 milliards d’euros sur la période 2021-2027, un montant qui marque une rupture par rapport aux programmes communautaires de la défense qui l’ont précédé.
Puis vint l’invasion russe qui révèle qu’aucun pays de l’UE n’a les moyens de protéger militairement l’Ukraine.
Le soutien européen à l’Ukraine
Le soutien militaire de l’UE et de ses Etats-membres dans sa guerre contre la Russie est pourtant massif. Jusqu’en février 2024, le financement de l’Europe (y compris le Royaume-Uni) atteignait 41,5 milliards d’euros contre 43 milliards d’euros pour les Etats-Unis. Cependant, l’Institute for the World Economy, basé à Kiehl et qui suit depuis le début de la guerre le montant de l’aide à l’Ukraine, signale que dans le cas de l’Europe une partie bien supérieure à celle des Etats-Unis des sommes annoncées correspondent à des engagements, non à des livraisons.
Le tableau 1 donne la liste des principaux donateurs européens. Ici, il s’agit bien de livraisons. La répartition donne une indication des choix géopolitiques et des capacités financières des pays. L’Allemagne représente près d’un quart du total des livraisons européennes, le Royaume-Uni près de 13%. Les cinq premiers représentent plus de deux tiers de l’ensemble de l’aide européenne.
Tableau 1: montant de l’aide militaire à l’Ukraine par les pays européens (à février 2024)
Source : Auteur, données Institute for the World Economy.
Ce graphique montre les allocations d’aide militaire bilatérale à l’Ukraine par les principaux donateurs, en milliards d’euros, entre le 24 janvier 2022 et le 29 février 2024. Les allocations sont définies comme l’aide qui a été fournie ou spécifiée pour être livrée. Les allocations militaires comprennent l’aide financière liée à des fins militaires.
La France occupe une modeste septième place, ce qui contraste avec sa place de première puissance militaire du continent et les déclarations répétées d’Emmanuel Macron qu’il n’excluait pas de «mettre les bottes sur le sol» ukrainien. En fait, l’Allemagne et les principaux pays donateurs ont puisé dans leurs stocks de matériels, généralement d’origine étatsunienne afin d’alimenter les livraisons qu’ils ont faites à l’armée ukrainienne. C’est l’attitude exactement opposée que le Président de la République et l’Etat-major ont adoptée. Ainsi, le chef d’état-major de l’armée de Terre lors de son audition à l’Assemblée nationale le 20 juillet 2022 affirmait : «si [des matériels] sont envoyés en Ukraine, c’est une capacité militaire qui est amputée ».
La France a fait le choix d’une «armée échantillonnaire» selon l’expression d’un responsable de la Commission de défense au Sénat. Les augmentations considérables du budget de défense votées par le Parlement dans le cadre des lois de programmation militaire ne changent pas ce comportement. Ils font fi des transformations stratégiques produites par les guerres en cours car ils visent plutôt à “figer” les intérêts des industriels de l’armement et de l’Etat-major sans toucher aux programmes d’armement en cours afin de ne pas modifier la clé de répartition des flux budgétaires et contenter ainsi toutes les composantes du système militaro-industriel. Dans cette «armée échantillonnaire», tout prélèvement creuse donc un énorme trou. Un exemple : la France a livré 30 canons Caesar à l’Ukraine sur un total de 76 utilisés par l’armée.
Sous l’impulsion de la Commission, et tout particulièrement de Thierry Breton (Commissaire européen au Marché intérieur), les Etats-membres ont lancé des programmes destinés à produire un volume d’armes destiné à l’Ukraine. Le plus emblématique est l’Act in Support of Ammunition Production (ASAP) lancé au début de 2023 et dont l’objectif était de faire produire 1 million de munitions par les entreprises européennes. Or, un an après, c’est à peine la moitié qui a été effectivement produite. D’autre part, ces programmes sont labellisés «communautaires» parce que l’argent vient de Bruxelles. Cependant, ASAP abonde le plan de charge des entreprises qui demeurent principalement nationales (ou bi- et tri-national dans le cas rare du missilier MBDA – BAE Systems, Airbus, Leonardo) et veille à une distribution nationale qui respecte les intérêts des groupes en place et les rapports de force entre Etats-membres.
Le programme ASAP est aujourd’hui entré dans sa troisième phase et ce sont toujours les piliers des systèmes militaro-industriels nationaux qui en sont les principaux bénéficiaires. Dans les programmes de production de poudre, on trouve aux premiers rangs les groupes Rheinmetall (Allemagne), Nammo (Norvège), et les groupes français Nexter et Eurenco (ex-société nationale des poudres et explosifs, contrôlée à 100% par l’Agence de participations de l’Etat).
D’autres initiatives plus ambitieuses ont été accélérées par la guerre en Ukraine. La plus médiatique concerne la constitution d’une force de déploiement rapide composée de 5000 hommes et susceptible de soutenir une intervention pendant un an, soit pour une mission d’évacuation, soit pour une phase «initiale de stabilisation dans un environnement non-permissif» selon la formule du document européen La boussole stratégique (Strategic Compass). Une telle force armée est un vieil objectif déjà adopté par le Sommet d’Helsinki en 1999. En dépit des échecs répétés pour constituer formellement une telle force, cet objectif est fréquemment salué en France comme la constitution d’une “armée européenne”. Or, même la guerre en Ukraine ne suffit pas pour passer dès maintenant aux actes. Les divergences sont profondes. Elles portent une fois de plus sur la relation à l’OTAN qui possède elle aussi une «force de réponse» (NATO Response Force, NRF) et dont les missions sont assez semblables à celles du projet de la capacité européenne. D’autre part, l’idée que la capacité européenne pourrait être déployée en Ukraine, Moldavie ou Arménie est repoussée par la plupart des pays de l’est de l’Europe. Elle est de toute façon irréaliste puisqu’elle mettrait cette capacité européenne en contact direct avec la Russie, puissance nucléaire.
Les priorités nationales demeurent donc très fortes. L’avenir de cette force de réaction européenne semble se situer dans le bassin méditerranéen et être associé aux conflits armés en Afrique ainsi qu’à la militarisation des flux migratoires par l’UE qui fait l’objet d’un large accord parmi les Etats-membres.
Que pèsent en effet ces 5000 hommes face à la Force de réaction rapide de l’OTAN que le “nouveau concept stratégique” adopté en 2022 a décidé de renforcer et d’élever de 42 000 militaires (actuellement prêts au combat avec plus de 40 navires de guerres et des centaines d’avions de combat) à plus de 300 000 militaires – et les moyens aériens, cyberspatiaux, navals, terrestres nécessaires – mobilisables à brève échéance?
La militarisation de l’UE entre Etats-membres et OTAN
La militarisation de l’UE a accéléré depuis une dizaine d’années, mais elle ne se traduit que par des avancées limitées en matière de défense européenne proprement dite et ses dimensions sécuritaires en demeurent une composante majeure. Les fonctions militaires, celles qui sont dirigées vers la gestion des conflits armés, demeurent pour l’essentiel assurées par l’OTAN. Contredisant la pensée puissante et prémonitoire du Président de la République, la guerre en Ukraine confirme que l’OTAN n’«est pas en état de mort cérébrale». En réalité, elle constitue depuis des décennies le pilier militaire du “bloc transatlantique”. J’appelle ainsi cet espace géoéconomique et militaire dominé par les Etats-Unis, dont la zone euro-atlantique constitue le cœur, mais qui inclut certains pays d’Asie-Pacifique, tels qu’Israël, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Ce bloc repose sur un solide trépied: une intégration économique croissante des capitaux financiers et industriels, une alliance militaire (l’OTAN et des alliances entre les Etats-Unis et Israël et les pays d’Asie-Pacifique, avec une présence marginale de la France dans certains accords dans cette région) et une «communauté de valeurs» auto-proclamée qui associe l’économie de marché, la démocratie et la paix[3].
Le contraste est donc saisissant entre l’ampleur des dépenses militaires de l’ensemble des Etats-membres et la modestie des pas en avant communautaires. Attention néanmoins aux impressions car ces dépenses militaires sont ultra-concentrées. En 2022, les dépenses militaires de six pays (Allemagne, France, Italie, Espagne, Pays-Bas et Suède) ont représenté les trois quarts des dépenses de toute l’UE, les 21 autres pays ne représentant qu’un quart du total. Plus précisément, l’Allemagne avec 22% et la France avec 21,7% des dépenses militaires de l’UE se distinguent par le poids qu’elles représentent. L’Italie, avec 13,1% des dépenses militaires, vient loin derrière. Ces trois pays comptent également pour plus de la moitié de toutes les dépenses d’équipement[4] qui servent soit à produire des systèmes d’armes dans le pays, soit à les importer. Ce sont d’ailleurs ces quatre grands pays militarisés, Allemagne, France, Italie et Suède qui ont rédigé une lettre commune adressée à la Commission lui enjoignant de ne pas empiéter sur leurs prérogatives et celles des autres Etats-membres[5].
Tous les pays européens, y compris et de plus en plus la France, inscrivent leur stratégie militaire dans le cadre de l’OTAN.
Les gouvernements français ont longtemps prôné “une défense européenne autonome” avant de reconnaître leur échec. Ils ont alors repris le terme au moins aussi flou d’“autonomie stratégique”, et qui a donc l’avantage d’inscrire les enjeux de défense dans un ensemble plus vaste, l’autonomie stratégique portant également sur les produits vitaux de santé, l’alimentation et tout ce qu’on décide de qualifier ainsi. Emmanuel Macron en avait fait son slogan lors du discours de la Sorbonne de septembre 2017. Sans grande originalité en dépit du battage médiatique, puisqu’en réalité, “l’autonomie stratégique” figurait comme point central de la « Stratégie globale de l’UE » adoptée en 2016. Macron attise également le spectre d’une réélection de Trump pour aiguillonner les dirigeants européens.
Aucun pays du continent européen ne se prononce contre l’autonomie stratégique puisque chacun lui donne son propre contenu, ce qui nourrit l’activité des think tanks dominants de la sécurité bruxelloise. Les Etats-Unis – avec des variantes selon les administrations et même en leur sein – ne sont pas contre l’autonomie stratégique des Européens. Le “multilatéraliste” Obama qui a dirigé la coalition de l’OTAN en Lybie en 2011 a ouvertement critiqué les alliés européens pour leur comportement de “passagers clandestins” (free riders) avant que Trump ne le fasse sur un ton agressif sans pour autant être en mesure de passer aux actes car de profondes forces au sein de l’appareil politique (exécutif et législatif) mais également militaires l’en ont empêché. Dans ses discours provocateurs préparatoires à la campagne présidentielle, Trump ne menace pas d’un retrait des Etats-Unis de l’OTAN, moins encore de la protection nucléaire américaine[6], mais il s’engage ne pas défendre – contre une invasion russe – les pays qui ne consacreraient pas 2% de leur PIB aux dépenses militaires… C’est exactement l’objectif adopté par l’OTAN!
Si le retrait total des Etats-Unis de l’OTAN est improbable, leurs dirigeants ont toujours fait en sorte que pour les pays européens l’organisation atlantique demeure le pilier de la défense européenne. Ceci est explicitement reconnu dans la «Boussole stratégique», un document adopté par le Conseil européen (les chefs de gouvernement) qui affirme que «l’OTAN demeure la fondation de la défense collective de ses membres. Les relations transatlantiques et la coopération UE-Etats-Unis [….] sont déterminantes pour notre sécurité globale»[7]. Et le clou fut enfoncé quelques mois après. En janvier 2023, une déclaration commune de l’OTAN, du Président du Conseil européen et de la Présidente de la Commission rappelle «la valeur d’une défense européenne plus forte et plus capable qui contribue positivement à la sécurité globale et transatlantique, et qui soit complémentaire à et interopérable avec l’OTAN» (souligné par moi)[8]. La contrepartie industrielle de cette dépendance à l’OTAN, c’est qu’au cours de la dernière année trois quarts des achats d’armes réalisés par les Etats-membres sont d’origine américaine.
Les lenteurs des décisions prises aujourd’hui pour renforcer l’intégration communautaire de défense et les divergences qu’elles révèlent s’inscrivent dans ce contexte de subordination à l’OTAN. Ce ne sont pas seulement les craintes exprimées par les pays de l’ex-zone soviétisée de duplication des capacités européennes avec celles de l’OTAN en Europe, et corollairement les craintes que la priorité de l’UE soit tournée vers l’Afrique. Des divergences plus substantielles existent comme l’indique le cas de la Pologne, qui fait partie désormais des cinq grandes puissances militaires de l’UE et qui est un rouage central dans le déploiement des forces de l’OTAN en Europe. Il est envisagé qu’une base nucléaire de l’OTAN soit installée en Pologne et la livraison d’avions de chasse F-35 à emport de missiles nucléaire est prévue. Or, ce pays possède des frontières communes avec l’exclave russe de Kaliningrad – fortement nucléarisée – et avec la Belarus, qui le devient progressivement. La Pologne est leader dans toutes les initiatives destinées à augmenter la présence américaine en Europe et à freiner les avancées communautaires qu’elle considérerait comme contraire à cette perspective. Or, elle est solidement installés au centre de la défense européenne grâce à sa présence dans le “Triangle de Weimar” auquel elle participe sur un pied d’égalité avec l’Allemagne et la France.
La Pologne est loin d’être un cas isolé d’autant plus que les intérêts industriels de défense sont par nature indissociables des objectifs stratégiques. La volonté d’une “préférence communautaire” défendue par Thierry Breton dans les politiques de financement de la production et d’achats d’armes – qui est évidemment la position de Macron et des groupes français de l’armement – est violemment combattue par une majorité de pays influents. Les groupes suédois Saab et italien Leonardo participent à un programme d’avion de combat du futur dirigé par le groupe britannique BAE System qui est concurrent du projet franco-allemand-espagnol et la “préférence communautaire” est perçue comme une agression. Car on a oublié que l’Europe, ce n’est pas que l’UE et moins encore dans les questions de défense. Le Royaume-Uni, complètement soumis aux objectifs de Washington, est un pilier européen de l’OTAN et dispose de relais politiques et industriels importants dans les pays du nord, de l’est et du centre de l’Europe.
L’Allemagne a une position plus nuancée que ce bloc “pro-otanien inconditionnel”, mais il n’est pas question pour ses dirigeants de froisser les Américains[9]. Les difficultés d’avancement du programme d’avion de combat mené avec la France et l’Espagne – et qui sont d’ailleurs enflammées par le comportement du groupe Dassault – indiquent que l’Allemagne n’a plus besoin de faire à la France des concessions, qu’elle avait l’habitude de lui accorder, dans les questions de défense. Le gouvernement allemand mène sa propre stratégie sans se préoccuper des réactions de la France. En octobre 2022, il a ainsi annoncé un projet de bouclier de défense antimissile dans le cadre de l’OTAN. Il est soutenu par une vingtaine de pays européens et sera fondé sur des systèmes allemands, américains et israéliens, mais pas français.
Décidément, compte tenu des dynamiques au sein de l’UE, moins encore que dans les autres domaines, le prétendu “couple” franco-allemand – qui n’est appelé ainsi qu’en France – n’est en mesure d’imposer ses volontés.
Le jeu contraint de la France
Le surdimensionnement militaire de la France par rapport à ses capacités économiques et la réalité de son statut international produit des effets délétères sur l’économie française compte tenu des ressources financières considérables et prioritaires qu’il exige et des effets d’affaiblissement inexorables des industries civiles (à l’exception du segment civil dans l’aéronautique)[10].
Sur le plan militaire, l’enlisement puis la débandade au Sahel sont des avertisseurs bruyants de ce surdimensionnement dont tous les Etats-membres sont évidemment les témoins. La France ne peut plus à la fois proclamer son attachement à une défense européenne autonome et agir comme elle l’entend – c’est-à-dire de façon unilatérale – ailleurs. C’est cette équation dont il a en parti hérité qui est au cœur des errements de Macron. Il lui faut en même temps trouver une fonction à l’armée française dans le monde et accepter la réalité de la réintégration dans l’OTAN dont l’Etat-major français est un des partisans actifs. Toutefois, les difficultés persistent puisque le nombre de militaires français dans l’Organisation ne la place qu’au cinquième rang, derrière les Etats-Unis, mais aussi l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni[11].
Il incombe également à Macron de se faire le porte-voix du système militaro-industriel dont l’importance industrielle va croissant et en même temps multiplier vis-à-vis des partenaires européens des engagements communautaires en matière de production d’armes.
Il faut enfin que Macron concilie le maintien de l’objectif méditerranéen de l’UE –qui est historiquement celui de la France – et le renforcement de la présence militaire de l’armée française à l’est de l’Europe, condition pour que la France demeure un pôle majeur de la défense européenne. L’objectif est donc de “tenir prêt” 6000 soldats (l’équivalent d’une brigade) et si possible de 17 000 à 24 000 soldats d’ici 2025 (équivalent d’une division) [12].
Et surplombant le tout, réapparaît la question de la dissuasion nucléaire. Le partage de la décision avec l’OTAN ou des pays européens ébranlerait totalement les principes de souveraineté qui fondent la construction de la chaîne de décisions de la France. Une réflexion sur des solutions intermédiaires est donc en cours, telles que l’entrée de la France dans le Groupe des plans nucléaires (NPG) de l’OTAN. Selon le Directeur de l’IFRI, l’influent think tank de géopolitique, ce pourrait être le prix à payer pour maintenir les ambitions de leadership européen de la France[13]. De toute façon, l’objectif prioritaire du gouvernement français et de l’Etat-major est que la France renforce sa spécialisation internationale dans la défense (au plan géopolitique et industriel). Tout doit être sacrifié à cet objectif. Ce seront donc moins les “principes” que les opportunités qui rythmeront les décisions de la France.
Conclusion
En tant que pilier du bloc transatlantique, les pays européens ont dans leur immense majorité pris la défense d’Israël dans sa guerre en Palestine[14]. A l’intérieur même des pays occidentaux, les mouvements d’extrême-droite vont y trouver un nouveau point d’appui pour promouvoir les idéologies racistes dans la population et au sein des gouvernements. De nouvelles alliances se noueront entre les variantes d’extrême-droite, y compris Giorgia Meloni en Italie et Eric Zemmour en France et les partis institutionnels qui dirigent l’UE depuis des décennies. L’Union européenne avait déjà fait évoluer son agenda qui affirmait associer migrations et développement vers une politique sécuritaire qui cible directement les migrants. La prochaine étape prend déjà place au sein même de l’UE. Assimiler les critiques de la politique israélienne à de l’antisémitisme, dont Albert Einstein et Hanna Arendt auraient donc été accusés[15], ou affirmer que la défense du peuple palestinien équivaut à soutenir les attaques du Hamas du 7 octobre 2023, prélude à des mesures discriminatoires qui mutileront un peu plus les libertés publiques au cœur de l’Europe. Un nouveau cycle d’atteintes aux droits d’association, de manifestation est enclenché en Europe, dont les dirigeants s’auto-proclament les gardiens des “règles de droit”. Ainsi, sans surprise les politiques français confirment la dérive sécuritaire dont la loi «Asile et immigration» est à cette date le dernier exemple[16]. (Contribution envoyée par l’auteur et publiée dans Les Possibles, Attac, 2024)
Notes
[1] Pour des développements, voir Serfati Claude, « Les ambitions dominatrices de l’UE » (chapitre 3) dans Un monde en guerres, Textuel, Paris, avril 2024.
[2] European Defence Agency (EDA) “Defence data 2020-2021. Key findings and analysis”, 2022, Bruxelles, p.4.
[3] Pour des développements, voir Serfati Claude, Un monde en guerres, Textuel, avril 2024.
[4] L’autre partie du budget militaire consiste en dépenses de fonctionnement, principalement les rémunérations des militaires.
[5] Jacopo Barigazzi et Laura Kayali « EU heavyweights warn against Commission defense power grab » (Les poids lourds de l’UE mettent en garde la Commission contre sa soif de pouvoir dans les questions de défense), Politico, 28 novembre 2023.
[6] Horovitz Liviu et Suh Elisabeth, « Trump II and US Nuclear Assurances to NATO”, SWP Comment, 17 avril 2024, https://www.swp-berlin.org/publications/products/comments/2024C17_TrumpII_NATO.pdf
[7] 2022. A Strategic Compass for Security and Defence. https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/strategic_compass_en3_web.pdf.
[8] “Joint Declaration on EU-NATO Cooperation.” Accessed August 5, 2023. https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2023/01/10/eu-nato-joint-declaration-10-january-2023/.
[9] Sylvia Pfeifer eet Henry Foy, “Saab chief warns against EU defence protectionism”, Financial Times, 21 avril 2024.
[10] Sur ces questions, voir Serfati Claude, chapitre 4 « catastrophe industrielle et production d’armes » dans L’Etat radicalisé. La France à l’ère de la mondialisation armée, La fabrique, Paris, 2022.
[11] Cour des Comptes, « La participation de la France à l’Otan : une contribution croissante », juillet 2023.
[12] Hélène Vincent, « L’amée française tente d’organiser sa bascule sur le front est de l’Europe », Le Monde, 19 octobre 2023.
[13] Philippe Ricard et Hélène Vincent, « Comment Macron fait évoluer la dissuasion pour la défense de l’Europe », Le Monde, 5 mai 2024.
[14] Voir « Post-scriptum : Natanyahou, défenseur des valeurs occidentales », Introduction à Un monde en guerres, op. cité.
[15] Dans une lettre datée du 4 décembre 1948, ils accusent Menahem Begin, fondateur du Likoud, aujourd’hui dirigé par B. Natanyahou, de prôner une « doctrine de l’État fasciste », https://archive.org/details/AlbertEinsteinLetterToTheNewYorkTimes.December41948/page/n1/mode/2up
[16] Voir son analyse sur le site de la Cimade, https://www.lacimade.org/analyse/projet-de-loi-asile-et-immigration-2023/
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