Par Pierre Puchot
Paris, Marseille, Nantes, Alger, Naples, Montréal, Genève… Partie des jeunes diplômés de Sidi Bouzid – une ville du centre-ouest tunisien, située à 265 km de Tunis et en proie à des manifestations depuis le 19 décembre –, la révolte s’étend peu à peu aux communautés implantées dans les villes européennes et nord-américaines.
Pour les Tunisiens de l’étranger, ce 6 janvier 2011 est une journée internationale qui doit aider le mouvement et lui donner une ampleur suffisante pour lui permettre de s’enraciner en dehors des bassins traditionnels de luttes du sud du pays, et notamment dans la capitale Tunis. À Paris, rendez-vous est donné à 18 h, Fontaine des Innocents, place du Châtelet. A Genève, rue du Molard, 18h.
En France, le fait nouveau est la participation au collectif parisien de militants du parti islamiste Nahda (Renaissance), dont le bureau politique demeure exilé à Paris depuis le début des années 1990. Cette union inhabituelle vient à point car, sur place, le mouvement marque un peu le pas en ce milieu de semaine, sous le double coup de la répression et des promesses du gouvernement.
Mercredi 5 janvier, 5000 personnes ont tout de même marché jusqu’au cimetière de Garaat Bennour, situé à 16 km de Sidi Bouzid, pour commémorer la mort du jeune Mohammed Bouazizi, qui s’était immolé par le feu mi-décembre devant la municipalité pour attirer l’attention sur la détresse des diplômés-chômeurs tunisiens.
Rappelons-le : la Tunisie, c’est aujourd’hui ce pays vanté comme «un modèle de développement» par le patron du FMI, Dominique Strauss-Kahn, mais où les chômeurs représentaient quelque 55% des diplômés de l’université en 2008, selon l’économiste Lahcen Achy. Ce chercheur au centre Carnegie pour le Moyen-Orient a publié en novembre 2010 une étude sur «les défis de l’emploi au Maghreb.»
Mercredi, selon un syndicaliste de Sidi Bouzid, joint par l’AFP, la foule a aussi crié sa colère contre le coût de la vie «qui a conduit Mohamed au suicide», répétant «Honte au gouvernement !». Selon l’oncle de la victime, Mehdi Horaire, la police massivement présente a empêché le cortège de s’approcher du siège de la préfecture, là où Mohamed s’était aspergé d’essence. Cinq jours plus tard, le jeune Houcine Neji se jetait d’un pylône électrique sur une ligne haute tension en criant «plus de misère, plus de chômage.» D’autres habitants ont tenté de suivre cet «exemple»… Mercredi encore, une femme et ses trois enfants ont grimpé sur un pylône électrique, en menaçant de se donner la mort pour obtenir un emploi et un logement, avant que les autorités ne décident de couper le courant.
À Tunis et dans plusieurs villes du pays, la mobilisation était moindre ce mercredi. «Le régime joue le même jeu que d’habitude, la carotte et le bâton», dit Adel Ghezala, militant «de gauche mais non-encarté», qui vit depuis quatre ans entre Paris et Tunis. En 2008 et 2009, il a fait partie en Tunisie des mouvements de solidarité aux grévistes du bassin minier de Gafsa, puis pour la libération du journaliste Taoufik Ben Brik.
Il décrit la situation actuelle comme «un entre-deux: c’est parti très fort en décembre, et la presse internationale a mis du temps à prendre la mesure de l’événement. Les amis sur place nous décrivent maintenant une situation très tendue, beaucoup hésitent à sortir, c’est devenu compliqué de manifester, notamment à Tunis».
La «carotte» présentée aux révoltés de Sidi Bouzid, outre le remplacement de deux ministres… par des proches du président Ben Ali, est faite de nombreuses promesses de relance de l’industrie censée embaucher à tour de bras dans l’année 2011, de versements d’allocations et de la création d’un «pôle emploi» digne de ce nom. Est aussi annoncée la construction de stades pour redynamiser une région laissée à l’abandon.
Le bâton, Ben Ali avait prévenu qu’il le manierait sans ménagement. Lors de son discours télévisé du 28 décembre, le président tunisien avait promis de «frapper fort» contre les «extrémistes» qui animaient le mouvement. Depuis la grève générale de Gafsa en 2008-2009 et la mort d’un jeune manifestant tué par l’armée dans la ville de Redeyef, on sait en Tunisie ce que «frapper fort» veut dire. Le 24 décembre, la police a de nouveau fait feu sur la foule, tuant Mohammed Ammari, 18 ans, et blessant grièvement Chawki Hidri, qui décédera deux jours plus tard.
En Tunisie, la répression continue donc d’être aussi féroce qu’efficace, quand les effectifs des policiers sont évalués à 80’000 personnes, pour 10,2 millions d’habitants. «Il est clair qu’à l’heure actuelle comme depuis environ quinze ans, on réprime davantage au quotidien en Tunisie qu’en Syrie, pour prendre l’exemple d’un pays au ban de la communauté internationale», explique un doctorant de Siences-po spécialisé dans l’étude comparative des systèmes politiques des deux pays et contraint de conserver l’anonymat.
L’un des moteurs du mouvement, le collectif des avocats, a subi cette répression de plein fouet. Lundi, Mediapart racontait notamment le détail de l’enlèvement de l’avocat Abderraouf Ayadi, capturé à son domicile et relâché 24 heures plus tard.
«En Syrie, la répression vise, pour l’essentiel, les islamistes radicaux ou supposés islamistes radicaux, les militants des droits de l’homme et intellectuels et les militants politiques kurdes, poursuit notre doctorant. En Tunisie, la répression touche évidemment les deux premières catégories, mais j’ajouterai que la répression est plus diffuse. C’est davantage monsieur tout-le-monde qui est susceptible d’en être la cible. Concernant les techniques, ils usent à peu près des mêmes: rafles, interrogatoires musclés, rétention, voire torture, longues peines de prison. En Syrie, ils se limitent de plus en plus à la rétention et aux interrogatoires musclés. En Tunisie, ils cultivent une spécialité: le harcèlement. Harcèlement téléphonique, brimades aux enfants et à d’autres membres de la famille, blocage du courrier, surveillance constante et ostentatoire, agressions physiques dans la rue par des hommes de main n’appartenant pas à la police, etc.»
Point d’ancrage du mouvement, la centrale syndicale UGTT (Union générale tunisienne du travail), pourtant acquise au régime, a cette fois joué un rôle important dans le flux et le reflux de la mobilisation. Dans tout le pays, de nombreux syndicalistes locaux ont ainsi organisé des réunions sur le mouvement dans les locaux du syndicat, dans une ampleur qui a dépassé la hiérarchie de la centrale. Le bureau de l’UGTT s’est ensuite chargé de discréditer ces initiatives, le secrétaire général évoquant des réunions «illégales», que les adhérents ne devaient plus cautionner, sous peine de sanctions pénales.
Sur place, les Tunisiens attendent également beaucoup du mouvement des étudiants. Si plusieurs mobilisations ont eu lieu dans les campus de Tunis, si les lycéens se sont mobilisés à Tala, le mouvement des jeunes demeure plombé par les nombreux procès intentés tout au long de l’année 2010 contre les leaders de l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET), comme à Sousse, où le procès des militants a été reporté et doit se tenir prochainement. Plusieurs membres de la cellule UGET de Sousse se sont régulièrement plaints de harcèlement téléphonique et d’intimidation à leur domicile.
L’autre atout du régime est la censure d’Internet. L’an passé, sur une demande directe du président Ben Ali, le gouvernement avait censuré Facebook plusieurs jours, avant de faire marche arrière face à la mobilisation des jeunes, bien décidés à défendre leur dernier espace de liberté dans un pays que Reporters sans frontières classe depuis dix ans comme l’un des cinq États les plus répressifs du monde. Mais en Tunisie, Ben Ali ne fait pas tout. «Ce qui est important de retenir, explique notre chercheur spécialisé sur l’étude comparative de la Syrie et de la Tunisie, c’est que la Tunisie possède un système répressif policier, lequel dépend donc du ministère de l’intérieur. La Syrie possède un système répressif essentiellement constitué des services spéciaux, lesquels dépendent du ministère de la défense et surtout de la présidence de la république. La présidence syrienne assure un contrôle plus direct sur le système répressif qu’en Tunisie. En Tunisie, le ministère de l’intérieur est très impliqué, davantage que le ministère de la défense syrien. Comment donc Ben Ali parvient-il à assurer une maîtrise de l’ensemble ? C’est simple: c’est lui qui nomme le directeur de cabinet du ministre. De sorte que Ben Ali fait surveiller son ministre par son directeur de cabinet et le directeur de cabinet par le ministre.»
Entre 2007 et 2009, la grève générale des habitants du bassin minier de Gafsa avait duré plus de 18 mois. Le mouvement avait pénétré jusqu’aux cellules de Tunis du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti de Ben Ali. En 2011, pour contrer la mécanique répressive bien huilée, le mouvement social tunisien devra accentuer son ancrage dans les organes étatiques et syndicaux jadis parfaitement verrouillés par le régime.
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