Libye: «Des organes de médiation déstructurés par l’Etat kadhafien»

Par Ali Bensaad

L’essentiel des commentaires, actuellement, à propos de la Libye portent sur les résultats des élections qui se sont tenues le 7 juillet 2012. Les résultats «préliminaires complets» ont été donnés le 17 juillet 2012 par la Commission électorale. Selon les formules officielles, les «candidats libéraux» – conduits par l’ancien premier ministre Mahmoud Jibril du Conseil national de transition (CNT) – ont obtenu 40 sièges sur les 80 réservés aux partis politiques; contre 17 obtenus par la principale formation islamiste. Mais, sur les 200 élus, 120 sont des candidats individuels, indépendants et même liés à un parti – élus au scrutin uninominal –, ce qui ne permet pas de se faire une idée, plus ou moins précise, des contours de la future assemblée qui doit élaborer une Constitution. Sur les 200 élu·e·s, on compte 33 femmes. Au-delà des résultats électoraux, les médias mettent en relief la permanence des milices qui détiennent des armes, un certain pouvoir local (ou régional) et des détenus. Néanmoins, peu nombreuses sont les tentatives d’analyse des lignes de force qui travaillent la société libyenne suite au règne (1969-1980-2011) autoritaire – pour ne pas échapper à l’euphémisation sur le terrain des qualificatifs – de Mouammar Kadhafi. Dans ce sens, la contribution d’Ali Bensaad nous semble fort utile. (Rédaction A l’Encontre)

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Alors qu’elle suscitait plus d’inquiétudes que ses pays voisins, la Tunisie et l’Egypte, en raison de sa supposée perméabilité aux islamistes, et surtout des tiraillements centrifuges menaçant le pays, la Libye vient de réussir des élections dont les résultats disqualifient les pronostics alarmistes.

Pourtant, la tenue même de ces élections semblait tenir de la gageure. L’image renvoyée par le pays était celle d’un pays se militarisant et se fragmentant sur des lignes claniques, tribales ou locales et sur fond d’absence d’autorité centrale, le tout éloignant la reconstruction d’un Etat et encore plus d’un Etat de droit. La Libye inquiétait.

Que pouvaient signifier les affrontements entre milices dans un contexte postrévolutionnaire où peinait à émerger une autorité centrale? Le soulèvement libyen n’avait-il eu pour effet que de faire revenir sur le devant de la scène des tribus prenant leur revanche sur la ville et l’Etat moderne?

Plus que cette résurgence des islamistes en Egypte, en Tunisie ou au Maroc, le «retour» des tribus en Libye ne venait-il pas signifier la fatalité de l’enracinement du monde arabe dans les liens de solidarité primordiale, le communautarisme et le traditionalisme, comme autant d’obstacles à sa sécularisation, et justifiant l’autoritarisme comme instrument de cohésion nationale?

Le mouvement de contestation en Libye a émergé et s’est structuré sur une base civile, un ancrage dans la modernité, un large soutien de la population et une dynamique de dépassement des facteurs de fragmentation. Parti de Benghazi, ville traditionnellement frondeuse, il s’est propagé à toute la Libye et même à Tripoli avant que le régime ne se reprenne avec une violence disproportionnée. Si les mouvements protestataires en Tunisie et en Egypte ont influencé la montée de la contestation, celle-ci avait déjà acquis une importance avant que n’éclate le «printemps arabe». Sur le mode des «Folles de la place de Mai» à Buenos Aires ou celui des mères de disparus pendant la décennie noire en Algérie, des manifestations étaient organisées depuis plusieurs mois, chaque semaine, devant le palais de justice de Benghazi par les familles des disparus de la prison Abou-Slim où avaient été massacrés 1200 prisonniers islamistes en 1996.

Sans avoir la même importance qu’en Tunisie ou en Egypte, les réseaux sociaux ont joué un grand rôle dans la montée de la contestation et une de ses figures emblématiques a été le blogueur Nabbous, devenu la cible du colonel Kadhafi qui le fera abattre par un sniper après une traque de plusieurs mois.

Enfin, lorsque l’alternative militaire s’impose à la population, le mouvement insurrectionnel s’organise sur la base d’une mixité sociale où l’origine tribale ne pèse pas, comme l’atteste la composition des kata’ib des insurgés.

Certes, les identités tribales restent présentes dans les mémoires collectives et continuent à jouer un rôle dans l’orientation des affinités et des solidarités, mais le lien tribal a été affaibli et sa nature modifiée. Il a été bousculé par une urbanisation vigoureuse qui fait de ce pays le plus urbanisé des pays maghrébins: 86% de la population est urbaine en 2004, contre 64% pour la Tunisie, alors que la majeure partie des urbains se concentre dans quatre villes, Tripoli regroupant 28% de la population totale. Une large majorité de Libyens est citadine depuis au moins deux générations: dès 1975, le taux d’urbanisation est de 61%; en 1980, il est de 70%. La stabilisation et la durée de l’urbanisation ont produit de nouvelles identités citadines.

Enfin, un facteur fondamental peut témoigner de l’érosion de la logique tribale: l’indice de fécondité est descendu de 7,57 enfants par femme, en 1970, lorsque Kadhafi arrive au pouvoir, à 2,5 en 2011, l’année de sa chute. Un tel comportement, qui réduit la probabilité d’une descendance mâle, base de l’ordre tribal, indique que les stratégies démographiques et matrimoniales se sont affranchies de la logique tribale.

Ce brassage de populations s’est révélé pendant le soulèvement où la dimension tribale était si peu prégnante que la plupart des combattants ignoraient l’appartenance de leurs compagnons d’armes. Les seules kata’ib ayant une certaine homogénéité tribale sont celles de l’intérieur, dans les petites localités où il n’y avait objectivement pas de brassage de populations. Mais le degré de militarisation, rapporté à la population, y est plus fort, car la tribu s’y investit dans une stratégie de pression sur les rapports de force futurs et peut ainsi mobiliser un plus grand potentiel militaire. Cette mobilisation brouille les réalités du paysage politique.

L’expression par le canal tribal n’est pas la conséquence de l’effondrement de l’Etat. Le cadre tribal avait été promu par Kadhafi au rôle d’instance exclusive de négociation avec les populations pour marginaliser tout rouage institutionnel ou toute entité civile susceptible de s’autonomiser. La répartition de la rente, conditionnée par la loyauté politique et transitant par le relais de notables promus au rôle de chefs tribaux, avait réinventé la tradition tribale et suscité une montée des agressivités et un repli sur l’identité tribale.

L’atomisation de la société a été, comme en Irak, le produit du régime lui-même et a précédé son effondrement. Les affrontements qualifiés de tribaux ne sont pas une nouveauté. Ils étaient devenus fréquents dès les années 2000, au point d’inquiéter le pouvoir, contraint de chercher un rapprochement avec son ennemi de toujours, la confrérie Senusia, en raison de son caractère transtribal. Le positionnement des identités primordiales imposé par le pouvoir avait fini par devenir celui de sa déstabilisation. Les mécontentements générés par les compétitions avaient fini par ne plus être canalisés. Ils étaient devenus un mode de négociation obligé, comme ils le sont aujourd’hui, dans un contexte nouveau d’autorité centrale incertaine.

La reconstruction d’un Etat en Libye est d’abord celle de ses organes de médiation déstructurés par l’Etat kadhafien. Ces élections y participent.

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Ali Bensaad est enseignant, chercheur au CNRS-Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam, Aix-en-Provence) et CNRS-Centre Jacques-Berque, Rabat. Dernier ouvrage paru: La Libye révolutionnaire, Numéro spécial, «Politique Africaine», mars 2012. Cet article est paru dans le quotidien Libération, en date du 15 juillet 2012.

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