Par Haggai Matar
L’attention du monde s’est focalisée sur le changement de politique de Trump concernant le statut de Jérusalem et les protestations palestiniennes qui ont éclaté suite à la prise de position de Trump. [Les dites forces de sécurité israélienne ont déjà provoqué la mort de plusieurs manifestants – réd.]
Mais les dizaines de milliers d’Israéliens qui ont bloqué le centre de Tel-Aviv, samedi 9 décembre au soir, étaient là pour protester contre quelque chose de complètement différent.
Pour la deuxième semaine consécutive, des masses de manifestant·e·s – en nombre jamais vu dans les rues depuis les manifestations de 2011 en faveur de la justice sociale – ont défilé à Tel-Aviv et dans plusieurs autres villes pour protester contre une vague de révélations de corruption visant les politiciens du pays et les menaces croissantes contre les institutions et les normes démocratiques faites par le Premier ministre Netanyahou et ses acolytes.
Les manifestations ont déjà laissé leur marque. En réponse à la manifestation de la semaine dernière, dont la taille a même surpris ses organisateurs, Netanyahou a annoncé que la législation destinée à le protéger personnellement des retombées de nombreuses enquêtes de corruption serait modifiée de sorte qu’il n’en bénéficie pas personnellement.
Les manifestations ne sont arrivées à Tel-Aviv que depuis une semaine, mais ce n’est pas un nouveau mouvement. L’indignation face à la corruption en Israël est loin d’être nouvelle. Depuis plus d’un an maintenant, plusieurs centaines de personnes organisent des manifestations hebdomadaires près du domicile du procureur général d’Israël dans la banlieue de Petah Tikva à Tel-Aviv, exigeant qu’il inculpe Netanyahou pour les différentes allégations de corruption sur lesquelles la police enquête.
Il y a deux enquêtes criminelles concernant Netanyahou lui-même, une autre ayant trait sur sa femme, et plusieurs concernant certains de ses plus proches alliés et confidents. Des enquêtes criminelles sont également en cours contre le larbin de confiance de Netanyahou, le chef de la coalition David Bitan (Likoud), et contre le ministre des Finances Aryeh Deri (parti religieux Shas), qui a déjà purgé près de deux ans de prison pour fraude et corruption.
Le climat de corruption et de criminalité en politique s’étend bien au-delà du gouvernement actuel et de son chef. Des douzaines de maires israéliens font actuellement l’objet d’une enquête criminelle pour corruption ou détournement de fonds (certains ont été inculpés, d’autres ont été reconnus coupables). Peu importe le fait que le prédécesseur immédiat de Netanyahou, Ehud Olmert (Likoud, puis Kadima), ait été récemment libéré de prison après avoir purgé 17 mois pour avoir accepté des pots-de-vin. De même, l’ancien président israélien Moshe Katzav vient d’être libéré après avoir purgé cinq ans de prison pour viol.
Cependant, la corruption n’est que la moitié de l’histoire.
Un autre cri de ralliement pour beaucoup est le glissement vers l’autoritarisme élaboré par Netanyahou et la législation antidémocratique ainsi que la rhétorique de ses gouvernements successifs. Le gouvernement actuel, sans doute le plus à droite de l’histoire d’Israël, a renforcé les tendances anti-démocratiques au cours de l’année dernière, étayées par la montée de Donald Trump et des mouvements nationalistes de droite en Europe et ailleurs.
Ce qui a commencé comme des attaques contre les citoyens palestiniens et la gauche juive s’est élargi au cours des dernières années en menaces contre la société civile, les médias, le monde universitaire et le pouvoir judiciaire. Même la police et l’armée, longtemps considérées comme des vaches sacrées dans le discours politique israélien, ont été de plus en plus fréquemment attaquées par certains à droite comme «trop gauchistes».
Dans un récent discours, le président israélien Reuven Rivlin (Likoud) a décrit les tendances actuelles du gouvernement comme un «coup d’Etat» contre les piliers de la démocratie (quoique «démocratie» uniquement d’un point de vue juif).
C’est la combinaison de ces deux problèmes – la corruption et les atteintes aux institutions démocratiques – qui ont amené des dizaines de milliers d’Israéliens dans les rues deux samedis soir de suite.
S’exprimant lors d’une manifestation à Tel-Aviv ce mois-ci, Uzi Arad, l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Netanyahou, a mis en garde: «Les historiens nous enseignent que les pays sont aussi forts que leurs institutions. Aujourd’hui, l’Etat d’Israël [opère] contre l’Etat d’Israël… Je crains que sans un changement dans la façon dont nous traitons la corruption et dont nous traduisons en justice les individus corrompus, nos plus grandes peurs se réaliseront.»
Deux réflexions finales sur ce nouveau mouvement:
Premièrement, la grande majorité des manifestants dans la rue n’ont jamais été de grands fans de Netanyahou et n’ont jamais voté pour lui. En ce sens, ils ne devraient pas être considérés comme représentant un changement radical dans les habitudes de vote politique. Netanyahou est toujours en tête dans presque tous les sondages récents. Cependant, cela indique une sorte de changement. Forcer Netanyahou à revenir sur un projet de loi dont il était extrêmement enthousiaste n’est pas une question de second ordre, surtout quand il n’y a pratiquement pas d’opposition parlementaire à proprement parler. Plus ces manifestations se poursuivent, plus le gouvernement sera mis à rude épreuve, et en particulier son «maillon faible» – le ministre des Finances Moshe Kahlon (Koulanou), qui a rompu avec le parti de Netanyahou et est considéré par beaucoup comme le dernier défenseur des valeurs démocratiques dans le gouvernement actuel.
Deuxièmement, alors que le monde considère Israël uniquement sous l’angle de l’occupation, de la guerre et des conflits, pour de nombreux Israéliens, ce ne sont pas les principales préoccupations. Alors que la vieille gauche sioniste a presque complètement disparu, alors que le mouvement se déplace encore plus vers la droite sous la direction d’Avi Gabbay (Koulanou, puis Parti travailliste depuis 2016), la lutte contre la corruption politique et pour les valeurs démocratiques pourrait servir de nouveau point de ralliement face à la droite dure autoritaire.
Comme l’écrivait Amira Hass dans sa dernière chronique de Haaretz, la plupart des Israéliens profitent de l’occupation et refusent de réaliser qu’«Israël n’est pas une démocratie parce qu’il gouverne quelque 4 millions de Palestiniens privés de droits et systématiquement dépossédés, et environ 2 millions de citoyens de seconde classe». Néanmoins, Amira Hass soutient le mouvement de protestation: «Il est vrai que les manifestants de l’avenue Rothschild et de la place Rabin ne rejoignent pas Ta’ayush [un groupe de gauche qui protège les Palestiniens de la violence des colons]. Ils descendent dans la rue pour s’opposer à l’érosion de la démocratie pour les Juifs. J’espère seulement que ce processus d’érosion des droits démocratiques sera le plus lent possible… parce que le pire ne débouche pas sur le mieux, mais seulement une situation pire et plus dangereuse.» (Article publié sur le site israélien +972 en date du 11 décembre 2017; traduction A l’Encontre)
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