Etat islamique contre Al-Qaida: la nouvelle ère du djihad mondial

Vidéo de propagande de l'Etat islamique montrant Abou Bakr Al-Baghdadi, dans une mosquée de Mossoul, le 5 juillet 2014
Vidéo de propagande de l’Etat islamique montrant Abou Bakr Al-Baghdadi, dans une mosquée de Mossoul, le 5 juillet 2014

Par Rémy Ourdan

Depuis la montée en puissance de l’Etat islamique (EI) en Irak et en Syrie, la galaxie ­djihadiste mondiale est entrée dans une nouvelle ère. La rivalité entre Al-Qaida, la maison mère, et les nouveaux venus de l’EI agite les groupes islamistes radicaux à travers le monde, suscite débats et ruptures, et se traduit, en Syrie, par une lutte sanglante. D’un côté, Ayman Al-Zawahiri, «émir» des djihadistes partisans d’Al-Qaida et chef du «commandement général» du mouvement fondé par Oussama Ben Laden.

De l’autre, le «calife Ibrahim», Abou Bakr Al-Baghdadi, qui a renié son serment d’allégeance à Al-Qaida, en a été exclu le 2 février et a proclamé, le 29 juin, un «califat» dirigé par l’EI. La force de l’organisation Etat islamique est son territoire, qui suscite une considérable attraction: 15’000 islamistes étrangers auraient rejoint la Syrie, motivés, outre la question religieuse, par les succès militaires et les revenus issus des ressources naturelles et des pillages.

L’EI attire aussi des chefs de guerre: des rebelles syriens transfuges d’autres factions, neuf commandants de la zone afghano-pakistanaise qui ont rejoint la Syrie en mars, ou un homme tel qu’Omar Al-Sishani, qui a divisé le monde du djihad caucasien et est devenu un influent chef militaire de l’EI.

Durant les trois premiers mois du califat, ailleurs dans le monde, les serments d’allégeance à Baghdadi ont cependant été très limités, et Al-Qaida (AQ) reste la référence absolue du djihad.

En Afghanistan et au Pakistan, berceau d’Al-Qaida, la faction d’Abou Houda Al-Soudani et le groupe pakistanais Mouvement pour le califat et le djihad (Tehrik-e-Khilafat) ont appelé à hisser le drapeau de l’EI. Un ancien porte-parole des talibans pakistanais, Shaykh Maqbool, a également annoncé son ralliement. Des revirements en faveur de l’EI sont aussi venus d’Asie du Sud-Est, du groupe philippin Abu Sayyaf et des Moudjahidin d’Indonésie orientale, et à titre personnel d’Abu Bakar Bashir, le chef spirituel emprisonné de la Jemaah Islamiyah indonésienne, dont la position a provoqué une scission au sein de l’organisation.

Dans le monde arabe, deux groupuscules portant le même nom, les Soldats du califat (Djound Al-Khilafa), sont apparus l’un en Algérie, où il a fait dissidence d’AQ et a assassiné le touriste français Hervé Gourdel, l’autre en Egypte.

Après l’Irak, l’Egypte

Le ralliement le plus important d’un groupe djihadiste à l’EI vient d’intervenir en Egypte, avec l’annonce, le 10 novembre, de l’allégeance d’Ansar Bait Al-Maqdis (aussi appelé Ansar Jérusalem). Auparavant lié à AQ et basé dans le Sinaï, le mouvement est considéré comme l’un des plus dangereux d’Egypte. Ce serment d’allégeance est un revers important pour Al-Qaida qui, après l’Irak, risque de perdre sa base égyptienne, ironiquement le pays d’origine d’Ayman Al-Zawahiri.

L’autre victoire spectaculaire de l’Etat islamique est le ralliement de djihadistes de la ville de Derna, en Libye, devenue depuis le 3 octobre le premier territoire de l’EI hors des frontières du califat d’Irak et de Syrie. Il ne s’agit pas du simple ralliement d’un groupe local, mais d’une opération, directement pilotée par l’état-major de l’EI, dont les envoyés sont devenus les chefs à Derna, et appuyée par le retour au pays de djihadistes libyens.

Ces deux succès d’une ampleur inédite, loin de ses bases, ont incité l’EI à lancer une opération de communication, le 10 novembre, avec la diffusion de cinq messages audio annonçant des serments d’allégeance au calife Ibrahim. Les annonces viendraient d’Algérie, de Libye, d’Egypte, d’Arabie saoudite et du Yémen.

Seul le communiqué d’Ansar Bait Al-Maqdis égyptien a toutefois été authentifié. Les autres ont été diffusés par l’EI et sont étrangement rédigés de manière identique. Si les allégeances en Algérie et en Libye sont confirmées, celles d’Arabie saoudite et du Yémen suscitent des doutes. Les communiqués pourraient émaner de djihadistes étrangers présents sur le territoire de l’EI plutôt que de mouvements implantés dans les pays mentionnés.

Le réseau d’Al-Qaida

En dépit de ces revers, Al-Qaida reste la référence idéologique et religieuse du djihadisme. Aucune filiale majeure d’AQ n’a, jusqu’à présent, prêté allégeance au calife Ibrahim. Les principaux chefs du djihad mondial ont renouvelé, depuis la création du califat, leur serment d’allégeance à Zawahiri.

Ayman Al-Zawahiri règne en maître sur le «commandement général» d’Al-Qaida. Il donne des ordres, publie des communiqués. Il délègue aussi certains de ses pouvoirs. Le chef d’AQ au Yémen, Nasir Al-Wuhaysi, un ancien ami de Ben Laden, est ainsi le «manager général» de l’organisation. Il a un rôle de supervision des opérations à travers le monde et ne cache pas ses contacts avec d’autres filiales d’AQ, en Afrique du Nord et en Syrie.

Vidéo de propagande d'Al-Qaida montrant Ayman Al-Zawahiri en octobre 2011
Vidéo de propagande d’Al-Qaida montrant Ayman Al-Zawahiri en octobre 2011

Al-Qaida se repose aussi sur ses alliés talibans afghans et pakistanais, dont le réseau Haqqani, hôte historique d’AQ. Zawahiri a renouvelé le serment d’allégeance de Ben Laden au mollah Mohammad Omar, chef de l’«Emirat islamique d’Afghanistan» et seul «commandeur des croyants» reconnu par AQ. Le mollah Omar n’a en revanche pas proclamé de califat.

Le mouvement djihadiste se compose ensuite de cinq branches régionales officielles: Al-Qaida pour la péninsule Arabique (AQPA), la plus puissante, d’inspiration saoudo-yéménite et donc proche idéologiquement de Ben Laden, basée au Yémen et dirigée par Nasir Al-Wuhaysi ; Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), basée en Algérie et au Sahel et dirigée par Abdelmalek Droukdel ; les Chabab en Somalie, dirigés par Ahmed Umar Abou Oubaïda ; le Front du soutien au peuple du Levant (Jabhat Al-Nosra) en Syrie, dirigé par Abou Mohammad Al-Joulani ; et la dernière née, Al-Qaida dans le sous-continent indien (AQSI), basée au Pakistan, dirigée par Assim Oumar et s’étendant à l’Inde, au Bangladesh et jusqu’à la Birmanie.

Les groupes qui communiquent avec Al-Qaida et ont fait allégeance à Zawahiri sans être une branche officielle sont par ailleurs légion. Parmi les plus importants, on trouve Les Signataires par le sang, de Mokhtar Belmokhtar, un groupe algérien dissident d’AQMI ; l’Emirat du Caucase d’Ali Abou Mohammad Al-Daghestani ; les trois Ansar Al-Charia de Tunisie, de Libye et d’Egypte ; ou le Conseil des moudjahidin des environs de Jérusalem, d’obédience égyptienne.

Syrie, l’origine du conflit

C’est en Syrie que s’est noué le conflit entre Al-Qaida et l’Etat islamique. AQ y disposait de deux branches officielles: le Front Al-Nosra syrien et l’Etat islamique irakien. Abou Bakr Al-Baghdadi a tenté, en avril 2013, d’absorber Nosra, ce qui fut refusé par Joulani et a conduit à la rupture avec Zawahiri, puis à la guerre entre les factions rivales.

En Syrie, un troisième groupe est par ailleurs affilié discrètement à Al-Qaida: Ahrar Al-Cham, membre fondateur de la coalition baptisée Front islamique. Le premier représentant en Syrie du «commandement général» d’AQ, Abou Khalid Al-Souri, était aussi l’un des chefs d’Ahrar Al-Cham, avant d’être tué en février dans une attaque de l’EI.

Deux des principaux agents déployés en Syrie par Al-Qaida, Muhsin Al-Fadhli (dont la mort a été annoncée dans des tweets mais pas confirmée par AQ) et Sanafi Al-Nasr, occupent des positions élevées à la fois au sein du Front Al-Nosra et d’Ahrar Al-Cham. Nasr a indiqué qu’AQ accordait une confiance égale aux deux groupes. Un autre vétéran d’Al-Qaida, Abou Firas Al-Souri, joue également un rôle important au sein de Nosra.

Ces hommes appartiennent à ce que les Etats-Unis ont unilatéralement et étrangement baptisé le «groupe Khorasan». En fait, dans le monde djihadiste, Khorasan n’existe pas sous cette appellation, pour la simple raison qu’il a déjà un nom, célèbre en l’occurrence: Al-Qaida.

A force d’annoncer, depuis la mort de Ben Laden, qu’Al-Qaida est à l’agonie et qu’Ayman Al-Zawahiri est un vieil homme isolé dans une montagne des «zones tribales» pachtounes du Pakistan, l’administration américaine a du mal à reconnaître que le «commandement général» d’AQ est fort actif, non seulement au Pakistan mais au Yémen ou en Syrie. Les bombardements en Syrie de Nosra et de Khorasan, en même temps que l’EI, en sont l’aveu implicite.

Appels à l’unité

Car Al-Qaida est loin d’être moribonde. Son implantation en Syrie et la création d’AQIS en Asie du Sud peuvent même être interprétées comme une «résurgence» (un terme utilisé en titre de la dernière publication d’AQ). Et sa force réside, outre ce réseau international bâti depuis deux décennies, dans le soutien des religieux et idéologues.

Les voix qui se sont élevées cette année pour appeler à la réconciliation et à l’unité entre Al-Qaida et l’Etat islamique sont en fait venues de partisans d’AQ. Certes, nombreux sont ceux qui ont salué avec enthousiasme les succès militaires de l’EI, mais les chefs sont fidèles à Zawahiri et très critiques du choix de la rupture fait par Baghdadi. Ils n’ont guère apprécié qu’il se proclame calife alors que Ben Laden n’avait pas franchi ce pas et sans consulter, comme l’impose leur loi islamique, les religieux et idéologues du djihad.

Un texte important dans le monde djihadiste, «Une initiative et un appel pour un cessez-le-feu entre factions en Syrie», publié le 30 septembre, appelle à «l’unité» des djihadistes face à «la guerre à l’islam» menée par la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis. Les signataires sont des critiques de l’EI. Abdallah Muhammad Al-Muhaysini, proche de Nosra, avait déjà proposé une trêve en janvier, rejetée par Baghdadi. Abou Muhammad Al-Maqdisi avait lui aussi tenté une médiation, avant de décrire l’EI comme «une organisation déviante». Abou Qatada Al-Filistini, récemment sorti de prison en Jordanie et très écouté des djihadistes, est un autre fidèle de Zawahiri.

Quant à Hani Al-Sibaï, il est l’un des idéologues les plus respectés par le chef d’Al-Qaida. Quand Sibaï parle, Zawahiri écoute. Quand Sibaï écrit un texte, Zawahiri répond. Une semaine après la proclamation du califat, c’est lui qui a appelé AQ à «sortir du silence» et à condamner le calife.

AQPA et AQMI, les deux plus puissantes branches régionales d’Al-Qaida, ont de leur côté publié un communiqué commun en septembre afin de dénoncer une «campagne des croisés pour combattre l’islam et les musulmans» et tenter de rapprocher les factions djihadistes. AQIS a publié en octobre un texte similaire. Mais derrière ces appels à l’unité, il s’agit toujours de présenter Baghdadi comme un diviseur et rappeler la suprématie d’Al-Qaida.

Un désastre arabe

Le conflit entre les deux mouvements est appelé à durer car, si Abou Bakr Al-Baghdadi a le vent en poupe, il n’est pas parvenu à convaincre le monde du djihad de la légitimité de son califat. Certains facteurs pourraient évidemment changer la donne. D’une part, la guerre menée par la coalition internationale contre l’EI, qui n’en est qu’à ses prémices, pourrait contribuer à rapprocher les frères ennemis. D’autre part, l’espérance de vie étant somme toute limitée dans ce type d’activité – des rumeurs circulent actuellement sur le fait que le calife Baghdadi aurait été tué ou blessé dans un raid à Mossoul –, nul ne sait ce que deviendrait Al-Qaida après Zawahiri ni l’Etat islamique après Baghdadi.

L’essentiel reste que le djihad global est entré, cette année, dans une nouvelle ère et que rien n’indique que ces divisions signifient l’affaiblissement de l’idéologie, bien au contraire. Les partisans du djihad profitent du fait que les révolutions arabes, porteuses de tant d’espoir, se sont pour le moment plutôt transformées en un désastre. Et la rivalité entre Al-Qaida et l’Etat islamique pourrait offrir au mouvement djihadiste mondial, qui n’a jamais eu autant de combattants à son service, une nouvelle jeunesse. (Pour information, article publié dans Le Monde du 14 novembre 2014, p. 2-3)

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