Entretien avec Fatma Ramadan
Fatma Ramadan est inspectrice du travail à Guiza, dans l’agglomération du Caire. Elle est fortement impliquée, depuis longtemps, dans les structures parallèles à la centrale syndicale officielle, comme par exemple le CCTUWRL (Comité de coordination pour les libertés syndicales et les droits des travailleurs/ses). Fatma Ramadan a participé, en janvier 2011, à «L’Autre Davos» qui s’est tenu à Bâle (Suisse). Ces propos ont été recueillis, le 31 mai 2011, lors de la visite en Egypte d’une délégation de l’organisation syndicale française Solidaires, de même présente lors de «L’Autre Davos». (Rédaction)
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Quelle analyse fais-tu de la révolution?
Deux analyses différentes sont habituellement faites de la révolution égyptienne: l’une, majoritaire, est de la décrire comme une révolution de la jeunesse, reposant sur Facebook et Internet; ceux qui partagent ce point de vue demandent ironiquement: «Où est la classe ouvrière?» L’autre, minoritaire mais très présente au sein de la gauche radicale, attribue un rôle essentiel à la classe ouvrière. Elle estime que la classe ouvrière a un potentiel énorme et qu’elle est capable de transformer la révolution actuelle en révolution sociale.
Mon analyse est plus nuancée. Le processus révolutionnaire n’a pas commencé le 25 janvier. C’est le résultat d’une longue histoire de luttes incluant la campagne de soutien à la deuxième Intifada en Palestine [initiée en septembre 2000], la campagne contre la guerre en Irak. Cela a débouché sur une confrontation avec le pouvoir de Moubarak et l’opposition à la passation de pouvoir à son fils. Dans ce contexte de montée des luttes, un saut qualitatif a été franchi avec la grève du textile à Mahallah (2006) puis celle des collecteurs d’impôts fonciers (2007). Ces grèves, qui ont eu lieu malgré la répression par le patronat, l’Etat et la centrale syndicale officielle (ETUF), ont été le prélude de la révolution actuelle. Ce processus révolutionnaire, qui a une longue histoire, avait donc une composante ouvrière. Mais celle-ci s’intégrait dans un mouvement plus large incluant la lutte contre la politique néolibérale et une dimension internationale. Il est pour moi artificiel de vouloir séparer ces différents aspects.
Les manifestations sur la place Tahrir ne réclamaient pas seulement la chute de la dictature, mais elles comportaient également un aspect social. C’était également vrai à Mahallah, Suez ou Alexandrie. Mais cette classe ouvrière s’est mobilisée jusqu’à présent essentiellement en tant qu’individus et pas collectivement en tant que classe. Il est vrai que pendant la dernière semaine où Moubarak était au pouvoir, les sit-in de travailleurs et de travailleuses ont joué un rôle décisif, mais le mouvement ne s’est pas généralisé. Il n’existait pas d’organe pouvant unifier le mouvement. Les grèves sont restées éparpillées et il n’y a pas eu d’expression collective de la classe ouvrière. Une grève générale était en préparation, mais pour l’empêcher, l’armée de façon intelligente a transformé Moubarak en bouc émissaire. Pour toutes ces raisons, la question de l’organisation est pour moi centrale.
Comment vois-tu la situation actuelle?
Un vieux militant – Fath Allah Mahrous du Parti socialiste égyptien – aime à dire que nous sommes dans une situation de double pouvoir, avec d’un côté la rue, et de l’autre l’armée. Pour moi, il faut y ajouter un élément: l’organisation de la classe ouvrière. Et il est nécessaire de se focaliser sur cet aspect.
Dans cette situation de double pouvoir limité, il est clair que le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) est en alliance avec des éléments issus de l’ancien régime, diverses forces conservatrices, dont les libéraux. Ils agissent énergiquement pour affaiblir l’aspect social de la révolution, par:
• une campagne médiatique et idéologique,
• la répression juridique (arrestations, procès, convocation de civils devant des tribunaux militaires….),
• des lois imposées d’en haut, sans aucune consultation (criminalisation des grèves, entraves à la légalisation de partis, loi électorale restrictive…).
Il est possible que l’armée envisage d’agir comme elle l’avait fait dans les années 1950: donner satisfaction à certaines revendications sociales; et, en contrepartie, limiter les libertés, y compris le droit de grève, voire se lancer dans une répression généralisée des libertés. Mais nous sommes dans une situation différente, car la révolution actuelle est un processus par en bas, contrairement aux années 1950. Un danger énorme existe, dont le mouvement ouvrier doit être conscient: la volonté de l’isoler du reste du mouvement social. Face à cela, les militant·e·s syndicaux doivent avoir une vision plus large que la seule lutte sur les revendications immédiates des travailleurs et des travailleuses.
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