Lettre d’Alaa Abdel Fattah
en grève de la faim
La presse égyptienne rend compte depuis la mi-août du déclenchement de grèves de la faim par des prisonniers politiques. Ainsi, Alaa Abdel Fattah est entré en grève de la faim le 18 août 2014 avec d’autres détenus. Il est accusé d’avoir «attaqué» des officiers de police, en novembre 2013, lors d’une manifestation contre le jugement de civils par des tribunaux militaires. Le Réseau arabe d’information pour les droits humains (ANHRI) indiquait le 25 août 2014 qu’un militant des droits de l’homme, Mahienour El-Masry, avocat d’Alexandrie, âgé de 28 ans, emprisonné pour avoir violé la loi interdisant les manifestations, avait aussi commencé une grève de la faim conjointement à 11 autres prisonniers politiques. Le nouveau jugement d’Alaa Abdel Fattah doit intervenir le 10 septembre 2014. La politique du régime consiste à arrêter des opposants et à les détenir une très longue période avant tout jugement. Alaa Abdel Fattah est un symbole de la résistance face au pouvoir en place en Egypte. Il a été arrêté et incarcéré en 2006 sous Moubarak. Il fut de nouveau arrêt en novembre 2011 à l’occasion d’une manifestation de coptes qui fut réprimée par l’armée; la présidence était déposée alors dans les mains du général Mohamed Tantaoui. Sous le pouvoir de Mohamed Morsi (Frères musulmans), il fut aussi poursuivi. Le 18 août, il a publié la lettre ouverte que nous reproduisons ci-dessous, lettre traduite par le site Orient XXI.
Selon Ahram Online du 25 août 2014, des «figures politiques» égyptiennes telles que Hamdeen Sabahi et Hala Shukrallah ont demandé au procureur général la libération des prisonniers politiques détenus sans aucun jugement. Dans la requête, ils demandent la libération de Sanaa Seif, la sœur d’Alaa Abdel Fattah, emprisonnée pour avoir protesté «illégalement» contre la loi anti-droit de manifester. (Rédaction A l’Encontre)
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À 16 heures aujourd’hui [18 août], j’ai célébré avec mes collègues mon dernier repas en prison. J’ai décidé – quand j’ai vu mon père lutter contre la mort [1], enfermé dans un corps qui n’était plus soumis à sa volonté – de commencer une grève de la faim jusqu’à ce que je recouvre ma liberté. Le bien-être de mon corps n’a aucune valeur tant qu’il reste soumis à un pouvoir injuste, dans un emprisonnement à durée indéterminée non contrôlé par la loi ni par aucune notion de justice.
J’avais eu déjà cette idée, mais je l’avais écartée. Je ne voulais pas faire peser un fardeau supplémentaire sur ma famille, car nous savons tous que le ministère de l’intérieur ne rend pas la vie facile aux grévistes de la faim. Mais je me suis rendu compte que les difficultés que connaît ma famille augmentent à chacun de mes jours passés en prison. Ma plus jeune sœur, Sanaa, et les manifestants de Ettahidiya ont été arrêtés, simplement parce qu’ils réclamaient la liberté pour les personnes déjà détenues. Ils ont mis ma sœur en prison parce qu’elle a exigé ma liberté ! Les efforts de notre famille pour nous libérer ont dû porter à la fois sur deux prisonniers, et le cœur de mon père s’est usé entre deux tribunaux. Mon père, qui avait reporté une chirurgie nécessaire plus d’une fois à cause de cette malheureuse affaire du conseil de la Choura [2].
Ils m’ont arraché à mon fils, Khaled, alors qu’il avait encore du mal à se remettre du traumatisme de ma première incarcération. Puis il y a eu l’attitude brutale du ministère de l’intérieur quand il a fait ce geste « humain » de m’autoriser à rendre visite à mon père dans l’unité de soins intensifs. La police a essayé de vider la salle où il était installé à l’hôpital, d’écarter les patients, les médecins, la famille et les infirmières avant d’autoriser cette visite. Finalement, cela a pris du temps et ils m’ont informé que la visite était reportée. Puis ils m’ont arraché de ma cellule à l’aube avec la même tendresse que celle dont ils ont fait preuve quand ils m’ont arrêté [3].
Le commandant en chef de la police ne parvenait pas à décider de la méthode à employer pour être sûr que je ne pourrai pas m’échapper. Il était absolument convaincu que tout cela était une ruse, que personne n’était malade et que nous avions monté cette conspiration pour le priver de ses heures de repos. Je suis arrivé à l’hôpital enchaîné à la structure métallique du véhicule de transport de la police, et, une fois dans la salle de l’hôpital, ils se sont faufilés avec une caméra et nous ont filmés contre notre volonté.
Toute cette expérience a servi à me convaincre que la patience n’aiderait pas ma mère, Laila, ma sœur, Mona, ou ma femme, Manal. Que l’attente n’allège pas ma famille des épreuves qu’elle traverse, la rendant au contraire prisonnière comme moi, soumise aux impératifs et aux humeurs d’une organisation dépourvue d’humanité et incapable de compassion.
J’ai déjà affronté les tribunaux et les prisons auparavant. Je l’ai accepté et j’en étais même fier. Je pensais que c’était le prix à payer pour mes prises de position dissidentes et une chance de se battre pour les principes et des garanties de procès équitables. Chaque audience ou procès a été l’occasion d’exercer une pression contre la justice d’exception et la possibilité de soutenir certains juges que l’on croyait intègres. Nous pensions qu’ils étaient nombreux et avaient besoin de notre soutien. Chaque jour en prison avait été l’occasion de rappeler à la société que de nombreuses personnes étaient injustement emprisonnées, de faire pression sur les médias et les groupes politiques pour qu’ils travaillent à mettre fin à l’érosion quotidienne de nos droits.
Mais quand enfin je me suis tenu face à mon juge civil, j’ai trouvé moins de justice que dans les pires tribunaux d’exception. Procédure, droit, normes ont tous été abandonnés, et même si nous avons réussi à mettre en lumière les détails de nombreux cas, pas un seul juge ne s’est élevé contre les procès qui ont eu lieu à l’Académie de police de Tora. Quant aux politiciens, ils se sont contentés de demander grâce pour nous sur la base de notre histoire révolutionnaire, sans mentionner une seule fois les dérives de la justice elle-même.
Mes jours de prison ne nous rapprochent pas d’un État attaché à ses lois ou à des tribunaux attachés à la justice. La prison ne m’apporte plus rien, à part la haine.
Depuis que le sanglant conflit a débuté entre l’État et les islamistes, j’ai plus d’une fois affirmé qu’il était impératif que nous n’y prenions pas part. Lorsque le pouvoir traditionnellement garant de la stabilité impose une polarisation et s’engage dans un conflit dont la seule issue est la soumission totale ou l’annihilation de l’un ou de l’autre, le rôle de ceux dont le cœur est avec la révolution est d’essayer de jouer un rôle modérateur et d’arrêter le conflit.
J’ai dit à plusieurs reprises que nous devions nous opposer aux violations des droits et aux crimes commis des deux côtés et prendre le parti des victimes, quelle que soit leur identité. J’ai également dit que nous devions rester totalement hors du conflit en ne soutenant pas d’autres revendications que le droit à la vie, à l’intégrité corporelle et les libertés individuelles, car aujourd’hui, c’est le fondement même de la vie qui est menacé.
Je ne me bats pas seul pour sauver les fondements de la vie. Mes camarades sont nombreux, même si leurs voix sont faibles face à l’énorme vacarme de la bataille qui fait rage. Mais mes camarades les plus proches dans la lutte pour le droit à la vie, à l’intégrité corporelle et les libertés individuelles ont toujours été ma famille.
Mona coordonnait les volontaires pour mettre fin aux jugements d’exception, ma mère était en contact permanent avec les victimes de tortures et fournissait — simplement en étant sur le terrain — une protection certaine aux jeunes manifestants car elle était un témoin difficile à discréditer. Manal apportait aux militants et victimes les compétences et la technologie nécessaires pour organiser des campagnes et documenter les violations. Sanaa organisait le soutien et les soins aux personnes injustement emprisonnées et mon père, au tribunal, les avait défendus en même temps qu’il nous défendait. Il avait contesté des lois en prouvant qu’elles étaient inconstitutionnelles, et obtenu de miraculeux verdicts qui innocentaient ceux qui ont été condamnés à tort. Et de temps en temps, il était parvenu à envoyer un tortionnaire en prison.
Mes emprisonnements répétés ont été un maillon dans la chaîne de la lutte de ma famille. Ensemble, nous avons participé à la lutte de milliers de personnes qui ne renoncent jamais et qui deviennent parfois des millions.
Aujourd’hui, cette chaîne est brisée. Sanaa, qui s’occupait de moi, est en prison et a besoin de quelqu’un pour s’occuper d’elle. Manal reste seule à tenter de protéger Khaled des conséquences émotionnelles et matérielles de mon emprisonnement. Mona et ma mère s’inquiètent pour mon père dans le coma, qui ne peut plus me défendre.
Par conséquent, je demande la permission de me battre aujourd’hui — pas seulement pour ma liberté, mais pour le droit de ma famille à la vie. À partir d’aujourd’hui, je prive mon corps de nourriture jusqu’à ce que je sois capable de me tenir au côté de mon père dans son combat contre son propre corps, car la dignité du corps a besoin de l’étreinte de proches.
Je demande vos prières. Je demande votre solidarité. Je vous demande de continuer ce que je ne suis plus capable de faire : vous battre, rêver, espérer.
Le 18 août 2014, premier jour de la grève.
Alaa Abdel Fattah
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[1] Le père de Alaa Abdel Fattah, Ahmed Seif Al-Islam, était un avocat et un militant des droits humains célèbre. Il est décédé le mercredi 27 août 2014, après la rédaction de la présente lettre ouverte. (Orient XXI)
[2] Alaa Abdel Fattah est accusé d’avoir violé la loi en appelant à manifester devant le Conseil de la Choura. Une nouvelle loi rend pratiquement impossible toute manifestation. (Orient XXI)
[3] Le 28 novembre dernier, Manal Hassan, son épouse, avait dénoncé la descente de la police à leur domicile durant la soirée pour l’arrêter. Elle avait accusé les agents de violences sur Alaa Abdel Fattah et elle-même. (Orient XXI)
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