Par Dahlia Réda et Gilane Magdi
La mobilisation contre les privatisations a déjà marqué les dernières années du pouvoir de Moubarak. Il est donc fort compréhensible – dans l’actuel contexte politique et de crise économique – que la question des re-nationalisations soit à l’ordre du jour. L’angle sous lequel est abordée la question des nationalisations diffère suivant les formations politiques se définissant à gauche, d’autant plus qu’une expérience «historique» d’étatisation avec sa corruption est mise en exergue par certains. Or, les opérations de privatisation pour une bouchée de pain – tout autant, si ce n’est plus, marquées par la corruption – ont abouti non seulement à une attaque contre les salarié·e·s, mais aussi à des «affaires spéculatives» n’ayant, plus d’une fois, rien à voir avec l’objet avoué de la privatisation: «plus d’efficacité», «meilleure productivité», relance de l’investissement».
Des courants de la gauche socialiste révolutionnaire posent la question des re-nationalisations en lien étroit avec les droits des travailleurs dans l’entreprise et le contrôle de ces derniers sur la gestion des entreprises. Il en va de même pour ce qui a trait à la récupération des terres des petits et moyens paysans, terres expropriées, en utilisant a violence, par les dignitaires de la dictature Moubarak. Qu’une publication modérée comme Al-Ahram consacre un article à ce thème traduit un élément des conflits sociaux et politiques à l’œuvre en Egypte (Rédaction)
*****
La volonté d’un retour au secteur public est de plus en plus pressante chez les ouvriers d’usines privatisées. L’espoir est de généraliser l’exemple de Omar Effendi avec la décision de la Cour administrative d’invalider le contrat de vente à l’investisseur saoudien Anwal. «Ce verdict nous a incités à poursuivre nos protestations. J’ai beaucoup souffert sous la tutelle du secteur privé. Ce dernier veut liquider l’activité de la société pour vendre les terrains», souligne Khaïry Marzouq, le président d’un syndicat des ouvriers auprès de la société Al-Nil pour l’égrenage du coton (voir complément, ci-dessous, sur l’entreprise Al-Nil). Il a déposé une plainte au niveau du procureur général réclamant le retour de la société au secteur public, souligne-t-il à l’Hebdo. Khaïry est l’un des milliers d’ouvriers d’une dizaine de sociétés privatisées ayant organisé des protestations ces deux derniers mois
Après avoir vécu des années de souffrance sous une gestion privée, ils condamnent le gaspillage des richesses de leurs entreprises. La liste des sociétés comprend 7 entités (sur 300 entreprises privatisées) : Salemco, la société pour les équipements téléphoniques, Automobile Al-Nasr, Tanta pour le lin et l’huile, Telemisr, la société égypto-américaine, Amnestionn.
L’appel à la nationalisation est appuyé par un large secteur de la société. Selon un sondage sur la corruption effectué sur 1737 personnes, «90 % d’entre elles soutiennent le rôle de l’Etat dans la gestion de l’économie», souligne l’étude publiée par le Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, il y a un mois.
Un autre rapport du «Centre de la Terre pour les droits de l’homme», portant sur la corruption ayant accompagné la vente des entreprises publiques en Egypte, souligne que les recettes de la privatisation de 314 sociétés depuis le début du programme ont été de 32 milliards (4,733 milliards de CHF) de L.E. tandis que le montant des analystes est de 320 milliards de L.E. (47,33 milliards de CHF) «L’écart entre les deux chiffres marque le volume de l’argent volé», note Ibrahim Al-Essawy, expert économique et membre du parti de la coalition populaire. Le rapport note que les ouvriers sont les victimes de la privatisation. «Leur nombre était de 1,25 million au début du programme, mais en raison de la vague des licenciements dans le secteur privé, leur nombre est de 400’000 actuellement», mentionne Karam Saber, avocat auprès du Centre de la Terre.
Malgré les sondages révélateurs, le gouvernement fait la sourde oreille. Surtout que les Etats-Unis, principaux fournisseurs d’aides, ont exprimé un refus net à la tendance. L’ambassadrice américaine au Caire, Margaret Scobey, a assuré lors d’une table ronde la semaine dernière que «la nationalisation serait un coup pour l’investissement. Le secteur public ne pourra pas résoudre les problèmes, l’Histoire a prouvé que la privatisation est plus apte à aider les pays à passer à la démocratie ». Adel Al-Mozi, chargé de gestion au ministère d’Investissement, s’est abstenu de discuter de la validité de cette tendance en précisant à Al-Ahram que «son ministère examinera les sociétés privatisées à condition d’avoir un fondement juridique. Sinon, la nationalisation est loin d’avoir lieu», souligne-t-il. Mohsen Al-Jilani, président de la société holding du textile (publique), est à la tête des opposants, décrivant la nationalisation comme étant «un pas en arrière». Pour lui, l’exemple de Omar Effendi est « un cas particulier » qui ne devrait pas être généralisé.
Un processus difficile
Magda Qandil, directrice du Centre égyptien pour les études économiques, un think tank d’investisseurs égyptiens, énumère les difficultés dans le cas où le gouvernement déciderait de reprendre ces entreprises. «Le retour au secteur public n’est pas une mission facile, puisque le gouvernement a déjà prouvé son échec à les gérer», dit-elle. Pour elle, «il faut être très vigilant en étudiant le choix de la nationalisation». Une étude menée sur les entreprises privatisées a précisé que les nouveaux propriétaires n’ont pas injecté de nouveaux investissements dans leurs entreprises. «Il faut réviser la performance financière des sociétés privatisées au niveau de la productivité et des profits avant et après la privatisation pour pouvoir évaluer», dit-elle.
Même les partisans de la nationalisation ont des réserves. Ibrahim Al-Essawy note que le moment est propice pour réviser les contrats conclus dans le cadre de la privatisation, surtout que la majorité est entachée de corruption. «La nationalisation est acceptable si le juge dit qu’il y a corruption. Ce système est adopté par un grand nombre de pays», souligne-t-il.
Opinion partagée par Hussein Abdel-Hadi, coordinateur du mouvement « Non à la vente de l’Egypte ». Pour lui, « il faut se hâter pour présenter des plaintes auprès du procureur général, afin que les enquêtes commencent ».
De sa part, Ahmad Al-Naggar, expert économique au CEPS d’Al-Ahram, trouve qu’il est préférable pour qu’une société redevienne publique de prouver l’existence de cas de collusion entre responsables gouvernementaux et acheteurs. L’exemple le plus flagrant est la société Al-Maragel, unique productrice des chaudières à vapeur au Moyen-Orient, vendue en 1994 pour 17 millions de L.E. Après quelques années, elle a été liquidée et ses terrains sur le Nil ont été vendus à un prix très élevé pour le compte d’un grand projet touristique. «Ce cas n’est pas isolé. Il y a aussi le cas de la société d’équipements téléphoniques entre autres. En somme, la nationalisation est faisable, mais de manière restreinte et avec des conditions», conclut Al-Naggar.
*****
Un exemple: dans le rouge pour spéculer sur le terrain
Une dizaine d’ouvriers ont protesté la semaine dernière (17 mai 2011) devant l’usine d’égrenage Mahalla Al-Kobra, la plus grande entité de Nil pour l’égrenage du coton (NCGC), pour 8 revendications essentielles: principalement, il s’agit de dissoudre le conseil d’administration, nommer un représentant gouvernemental et verser les salaires non-payés depuis deux mois et demi. «Pour nous sanctionner depuis la révolution, la direction ne paye que le tiers des salaires depuis 2 mois et demi. Qui peut vivre avec 300 L.E.?», s’indigne Achraf Kechk, l’un des manifestants, en assurant que l’administration ne paye pas non plus les primes (40 % du salaire), ni une part des profits annuels depuis 3 ans.
L’appel au retour dans le secteur public est en vogue et les ouvriers d’Al-Nil ne font pas exception. «Nous avons déposé une plainte auprès du procureur général, car le propriétaire de l’entreprise veut liquider son activité pour passer à une activité immobilière. Nous réclamons le retour de la société sous la tutelle de l’Etat», déclare Mohsen Daoud, président du syndicat des ouvriers dans la société, en dévoilant sa situation «désastreuse» après la privatisation.
Daoud accuse aussi le président et le conseil d’administration de vouloir vendre les 86 feddans (36,1 hectares) sur lesquels sont construites ces usines, dont la valeur est de 25’000 L.E. le m2. Il ajoute que l’administration a obligé presque la moitié des ouvriers à opter pour la retraite anticipée.
Privatisée en 1997, NCGC, placée en Bourse, se dédie notamment à l’égrenage du coton. Les usines de la société produisent par ailleurs de l’huile, du savon et du fourrage pour animaux. C’était avant l’arrêt de son fonctionnement.
De sa part, le PDG de la société, Sayed Abdel-Alim Al-Seifi, nie ces accusations des ouvriers en notant à Al-Ahram la difficulté du retour de la société dans le giron gouvernemental. «La NCGC est entrée en Bourse. Elle compte plus de 12’000 investisseurs. Je ne possède que 3,4 % du capital de la société», explique-t-il, en assurant que toutes les plaintes des ouvriers ont été gardées par les entités gouvernementales.
Ainsi, l’Autorité de l’investissement a noté dans son rapport publié il y a deux mois qu’elle «n’a pas trouvé de violations de l’administration». Le rapport a cependant noté que les machines des usines de Minya datent des années 1930 et par conséquent, sont obsolètes. Par ailleurs, Al-Seifi justifie la décision de l’administration quant au non-versement des profits et primes sociales par le fait que la société ne réalise que des pertes. «De 2005 à 2009, ces pertes ont atteint 38,6 millions de L.E.», explique-t-il, en justifiant ce fait par la baisse de la production du coton de plus de 70 % ces 20 dernières années. Arguments réfutés par Mohsen Daoud. «La direction refuse toute liquidation de l’activité de Nil pour l’égrenage du coton», se plaint-il. Reste à la justice de se prononcer. (Gilane Magdi)
Soyez le premier à commenter