Saisir les processus révolutionnaires en Egypte et en Syrie relève d’une exigence de compréhension pour la solidarité avec les «protestataires» et les insurgés dans ces deux pays. Cela renvoie aussi à une autre nécessité: la définition, par les forces qui visent la prolongation de la révolution anti-dictatoriale, démocratique, politique, en une transformation plus profonde au plan socio-économique. Ce qui est un défi énorme, distant dans le temps, mais dont les prodromes résident dans les affrontements – à divers niveaux et fort différents entre l’Egypte et la Syrie à l’heure actuelle – entre les forces au pouvoir ou réorganisant leur pouvoir et les différentes fractions des classes sociales, entrées en conflit avec les autocrates. Dans ce sens, les réflexions de Joshua Stacher et son ouvrage offrent des éléments à la réflexion, à l’analyse et à la praxis politique. On est là dans un autre monde que celui de certains chroniqueurs – qui ne sachant rien ou répercutant la parole officielle devraient au moins être autorisés à se taire! – ou des béotiens patentés pour lesquels l’explication du monde est emprisonnée dans des théories de «complots mondiaux», mille fois plus simples que les élucubrations des Pères de l’Eglise sur les «mystères de la Sainte Trinité». (Rédaction A l’Encontre)
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Jadaliyya: Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre?
Joshua Stacher: La raison centrale pour laquelle j’ai écrit ce livre était de comprendre les différences dans le fonctionnement du pouvoir exécutif dans des systèmes politiques autocratiques. J’avais vécu au Caire pendant près de quatre ans et, même si j’avais voyagé dans d’autres pays arabes et remarqué les différences, je m’étais habitué à la variante autocratique du régime Moubarak. Après avoir vécu et effectué des recherches à Damas pendant près de trois semaines, j’ai commencé à me rendre compte qu’il y avait des différences structurelles entre l’autoritarisme que je voyais là [et celui que je connaissais]. A certains points de vue, ces différences étaient contraires à mes intuitions premières, étant donné que l’Egypte et la Syrie ont brièvement constitué un seul pays (1958-1961) et semblaient semblables sur le papier. Quand j’ai abordé la documentation, il semblait qu’il y avait des personnes qui travaillaient sur la Syrie qui se référaient à l’Egypte, mais celles qui travaillaient sur l’Egypte ne se référaient presque jamais à la Syrie. Ce qui impliquait qu’il y avait un développement de type linéaire. Et pourtant ce n’est pas ce que je constatais sur le terrain. J’ai passé les mois suivants ainsi que plusieurs voyages en Syrie à tenter de définir cette différence par rapport à l’Egypte. C’est ainsi qu’est né ce projet de comparer et de confronter l’autoritarisme dans ces deux pays.
La différence principale entre l’Egypte et la Syrie semblait procéder de la manière dont se structurait le pouvoir exécutif. Ce que j’ai découvert est que le système égyptien était plus centralisé autour de l’exécutif, alors que le système syrien – même sous Hafez el-Assad – avait un caractère plus oligarchique. Malgré cette idée, le projet manquait encore d’un point d’accrochage.
Lorsque les soulèvements ont démarré en 2011, les résultats continuaient à refléter cette discordance dans la pratique organisée du pouvoir. En Egypte, Moubarak a pu être remplacé en même temps que le Conseil Suprême des Forces armées (CSFA) se glissait dans le rôle exécutif pour adapter le système, alors qu’en Syrie l’option de remplacer le président ne s’est pas encore présentée. Lorsque le régime décentralisé s’est unifié en Syrie, cela a entraîné une confrontation prolongée et violente entre l’Etat et la société. Est-ce que nous observons un effondrement du régime autocratique unifié en Syrie? Je le crois. Mais cet effondrement ne s’est pas encore produit. Je crois aussi que nous sommes face à un régime autocratique ayant une très faible capacité d’adaptation. D’où le fait que l’opposition entre les pouvoirs exécutifs centralisé et décentralisés rend compte de la différence qui fait que certains autocrates, comme ceux en Egypte, sont davantage capables de s’adapter que d’autres. La centralisation de l’exécutif favorise la capacité d’adaptation du pouvoir autoritaire.
Il existe aussi beaucoup d’autres raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre, mais c’est surtout en lien avec un véritable engagement à prendre au sérieux la politique en Egypte et en Syrie et d’un désir de comprendre cette partie du monde où j’ai passé presque un tiers de ma vie jusqu’à maintenant.
Quels sont les thèmes, les questions et la documentation que vous traitez dans cet ouvrage?
La documentation traitée dans mon livre porte surtout sur la durabilité des régimes autoritaires. Mais plutôt que de mettre l’autoritarisme dans le rôle du «méchant» opposé à la «gentille» démocratie, je me suis efforcé d’appréhender le type de gouvernement sous lequel je vivais sans trop porter de jugements moraux. Mon objectif était de comprendre la domination autoritaire non pas comme partie d’une dichotomie, mais plutôt pour ce qu’elle est en elle-même. Il existe beaucoup d’études qui cherchent à réduire l’autocratie à la domination ou à l’élection d’une seule personne. Je n’ai jamais cru que cela suffisait à résumer l’expérience des gens qui vivent sous ces régimes. J’aurais souhaité que mon livre consacre plus de temps à examiner comment les gens résistent à une telle domination, mais en fait j’essayais de comprendre précisément le genre de régimes contre lesquels luttent beaucoup de mes amis et de mes collègues.
Ce livre aborde également des thèmes tels que le changement autoritaire. Alors que le débat fait rage sur l’étendue et les effets à long terme des soulèvements arabes, il me semble que dans le court terme nous soyons en présence de continuités. Il serait pourtant tout à fait erroné de penser pour autant que «rien n’a changé» ou que rien ne changera. Les soulèvements dans le monde arabe sont extrêmement importants et ils entraîneront des changements sismiques sur la manière dont les gens sont gouvernés dans cette région. Mais dans le court terme, je fais l’hypothèse – et mon livre le fait aussi – que les régimes autoritaires vont tenter de se reconstituer et que les circonstances sont [actuellement] en leur faveur. Cela ne signifie pas que ceux qui sont aux commandes ne puissent pas faire des erreurs ou que la mobilisation populaire ne se poursuivra pas. Je pense que ces deux aspects vont se réaliser. Néanmoins je suspecte que les soulèvements et les révolutions seront plus circonscrits que ce qui était prévu initialement. Mais cela préparera le contexte pour une confrontation plus importante à mesure que les gens continueront à revendiquer leurs droits. Je pense qu’il est important de comprendre que nous nous trouvons devant le déploiement d’un processus historique durable. C’est la raison pour laquelle je vois ces élites comme des autocrates adaptables. Le régime égyptien est simplement plus agile que le régime en Syrie, qui est plus lourd et dépourvu d’alternative
Quels sont les liens et/ou les différences entre cet ouvrage et vos recherches et écrits précédents?
J’ai rencontré la plupart de mes interlocuteurs par l’intermédiaire des recherches que j’ai publiées dans le Middle East Research and Information Project (MERIP) sur la confrérie égyptienne des Frères musulmans. J’ai eu du plaisir à travailler et à réfléchir sur ce groupe, en partie parce que je trouve fascinant de pouvoir être personnellement tellement en désaccord avec un groupe tout en essayant de l’«humaniser» face aux discours dépassés et simplistes de leurs adversaires. La vérité est que tout au long de mon parcours intellectuel j’avais surtout étudié la politique de ceux qui sont dans l’opposition [les Frère musulmans étaient réprimés sous Moubarak, mais en même temps des séquences de négociations avaient lieu – réd.]. J’étais intéressé aux partis de l’opposition, à comment un régime structure la culture politique d’une population et l’activisme sur les droits humains. La seule vraie exception a été mon récent article sur la réinterprétation de la succession héréditaire en Syrie, publié dans le numéro du printemps 2011 du Middle East Journal.
Mon livre est différent de mes travaux précédents à cet égard. Plutôt que de réfléchir à comment les forces sociales résistent à l’autocratie ou atomisent les procédés qu’utilisent ces régimes pour manipuler les règles, je voulais élaborer une théorie sur comment de tels régimes sont modelés sur le plan structurel. Cette approche constitue une rupture importante par rapport à ce que j’ai fait précédemment.
Qui lira ce livre, et quel impact aimeriez-vous qu’il ait?
J’aimerais évidemment que tout le monde lise ce livre, et que son impact soit fort grand. Mais je suis réaliste et mes ambitions sont plus modestes. En particulier j’aimerais être lu et pris au sérieux dans les cercles du Middle East Studies ainsi que par ceux qui étudient les sciences politiques et l’histoire. De même, j’espère que les personnes intéressées aux questions méthodologiques, telles que les entretiens avec des élites ou la vérification des informations orales, liront ce livre et découvriront de nouvelles idées pour la conduite de recherches sur le terrain. D’autres publics que je pourrais atteindre sont notamment les journalistes et des décideurs qui ont à faire [affaire] à cette région. Je doute que le livre ait une grande influence sur les décideurs, puisque ceux-ci sont sous l’empriose de leurs propres réalités structurelles. Néanmoins je serais très heureux si l’ouvrage pouvait contribuer à une conceptualisation plus nuancée ou prudente de la domination autocratique dans le monde arabe par les universitaires ou les journalistes.
Sur quels autres projets travaillez-vous en ce moment?
Les thèmes ou les questions qui éveillent mon intérêt ne manquent heureusement pas. Les évènements qui se déroulent depuis janvier 2011 dans le monde arabe ont revigoré l’intérêt général porté à la région. Je pense que nos intérêts (en tant qu’universitaires) et le genre de questions qui sont posées lors de tables rondes, conférences et voyages de recherche ne font que frôler la pointe de l’iceberg. La politique est en train de changer dans le monde arabe et nos approches pour la comprendre devront également se mofidier. Cela aura des répercussions pour nos outils de recherche et aura un impact sur les délimitations disciplinaires traditionnelles.
Je suis dans une période de transition entre mon livre et mon prochain projet. Actuellement je travaille sur deux articles. Le premier, avec Shana Marshall, examine le rôle économique des militaires en Egypte et établit une économie politique de la transition. L’autre projet porte davantage sur l’interaction entre, d’une part, les théories des sciences politiques de l’effondrement du régime et, d’autre part, sur les nouvelles leçons que nous apprend le cas égyptien concernant le changement partiel de régime.
Les soulèvements arabes actuels montrent à quel point les sciences sociales sont interconnectées avec l’ensemble des disciplines connexes. Le genre de questions qui seront posées ne seront plus dominées par une seule discipline, ce seront plutôt la créativité et la recherche intensive sur le terrain qui rendront hommage au courage et à la créativité qu’ont démontrés les protestataires du monde arabe. En tant que personnes qui étudient professionnellement la politique, l’histoire, l’économie, la société, et comment la culture est produite et reproduite, nous sommes à la pointe pour observer comment ces processus se déploient. Mon prochain projet – comme pour beaucoup de mes collègues – sera d’essayer de décrire et d’enregistrer fidèlement les transformations dont nous sommes tous témoins. (Traduction A l’Encontre)
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Extrait de «Adaptable Autocrats: Regime Power in Egypt and Syria»
Alors qu’il existe des similitudes entre les raisons pour lesquelles les Syriens et les Egyptiens se sont révoltés contre leurs élites politiques, il semble y avoir une différence clé qui explique pourquoi les dénouements ont été différents. En Egypte le pouvoir était centralisé avant le soulèvement. Lors des protestations, le caractère homogène de la société a aidé les protestataires à surmonter les problèmes d’action collective qu’ils avaient eu auparavant en mettant de côté leurs divergences politiques. Leur pression mobilisatrice unifiée combinée avec un changement rapide dans le rapport de forces entre les forces coercitives et les manifestants a permis l’enclenchement d’une dynamique faisant que des membres de la coalition régnante centralisée pouvaient et devaient être lâchés pour sauver le régime. Ainsi, lorsque la situation de Moubarak aux commandes est devenue intenable, le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) a pu le pousser à partir et se glisser dans la position d’autorité centralisée. Alors qu’il était faible au début, le CSFA était en meilleure position pour faire face aux continuels défis venant d’en bas.
La Syrie n’a pas eu cette chance. L’hétérogénéité de sa société a rendu difficile l’autorité centralisée au cours des premières années de la formation de l’Etat. Hafez el-Assad a corrigé cette donnée en développant une coalition régnante décentralisée trans-confessionnelle et communautaire dont les composantes partagent le pouvoir et travaillent ensemble pour maintenir intact l’Etat. C’est un système imparfait, mais qui n’a pas apporté beaucoup de renouvellement dans la gouvernance. Lorsque le soulèvement a commencé en Syrie il n’existait pas de solution d’une coalition de transition, ce qui a réduit la crise à une question de survie du régime. Les parties constituantes du régime ne pouvaient que tenir ensemble ou s’effondrer. Outre le fait que cette situation a forcé l’élite à faire appel à la répression, elle a révélé le caractère décentralisé et faible de l’Etat. […]
Pour comprendre comment l’Egypte et la Syrie ont émergé des soulèvements de 2011, les chercheurs doivent identifier et expliquer comment le pouvoir était configuré avant ces évènements. Ce faisant nous devons reconnaître et analyser les différences entre des systèmes qui sont souvent non différenciés. Même si les chercheurs travaillant sur le Moyen-Orient font régulièrement la distinction entre les monarchies et les républiques, les spécialistes de politique comparée n’ont pas exploré de manière explicite les autres différences qui existent à l’intérieur de ces catégories. Pour le prouver il suffit d’examiner les principaux manuels sur la politique au Moyen-Orient. Pourtant, comme le suggèrent les soulèvements, l’autorité est structurée et fonctionne différemment dans ces cas. Cela pose une question importante: quels sont les autocrates qui adaptent avec le plus de succès leurs systèmes politiques?
En étudiant les différences entre la manière dont les autocrates adaptent ces systèmes nous dessinons de nouvelles perspectives et une nouvelle compréhension sur la puissance des régimes au Moyen-Orient. Que les élites le veuillent ou non, le changement politique est inéluctable. Les officiels du gouvernement ont tout intérêt à appréhender et à gérer ce processus. Comme l’explique le chef de bureau au Caire du quotidien panarabe al-Hayat: «Il est dans l’intérêt du régime de changer pour rester au pouvoir. Ils font des réformes pour maintenir le système [politique].» De telles «réformes» aident les dirigeants à éviter des changements plus radicaux à l’avenir.
Cet ouvrage soutient que les élites arabes ne sont pas en train d’initier des processus de réformes, mais qu’ils s’engagent plutôt dans un processus d’adaptation. L’adaptation autocratique aide les élites du régime à maintenir leur position dominante et leur autorité hiérarchique sur la société. L’adaptation peut être définie comme un changement politique qui permet à un Etat de s’ajuster aux changements de son environnement (comme par exemple une société plus mobilisée et plus complexe, un affaiblissement des capacités économiques de l’Etat, des pressions extérieures, etc.) sans pour autant renoncer au pouvoir ni sacrifier la cohésion des élites. L’adaptation se fait par des ouvertures contrôlées. Spécifiquement les chercheurs peuvent observer l’adaptation lorsque de nouveaux groupes sont incorporés dans la coalition au pouvoir ou lorsque des membres précédemment privilégiés sont lâchés. La cooptation ou l’inclusion de nouvelles personnalités ou groupes altèrent la base sociale de l’Etat et permettent aux élites dirigeantes de poursuivre des innovations dans les institutions étatiques. Néanmoins l’adaptation ne signifie pas que les élites en exercice aient l’intention de transformer ou de restructurer les rapports existants entre les dirigeants et les dirigés. En étudiant l’adaptation, nous pouvons traverser le rideau de fer pour examiner la micro-dynamique de la cooptation dans de tels systèmes politiques. (Traduction A l’Encontre)
Extrait de Adaptable Autocrats: Regime Power in Egypt and Syria par Joshua Stacher, tel que donné par le site Jadaliyya
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Au sujet de l’ouvrage de Joshua Stacher. Adaptable Autocrats: Regime Power in Egypt and Syria. Palo Alto, Stanford University Press, 2012. Cet article a été publié le 8 février 2012, en anglais, sur le site Jadaliyya.
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