Egypte. Des victimes et toujours pas de justice

Rue Mohamad Mahmoud, 19 novembre 2012

Par May Al-Maghrabi

Après trois jours de silence concernant les affrontements au Caire, dans la rue Mohamad Mahmoud, le premier ministre égyptien, Hicham Qandil, ce mercredi 21 novembre, a brisé le silence. Il a déclaré que «le gouvernement prendra toutes les mesures nécessaires pour faire face aux attaques contre la propriété publique et privée». Tout en affirmant: «Nous respectons les différentes opinions et les différentes initiatives politiques», le premier ministre mit en garde les médias et leur demanda de rendre compte de ces événements «objectivement».  Puis il utilisa la formule suivante: «Le peuple doit savoir que ces cocktails Molotov ont été utilisés pour brûler notre pays. Les demandes révolutionnaires ne peuvent aboutir que par le travail et la production.» Une bonne synthèse de la politique des Frères musulmans qui combattent avec ferveur les initiatives des syndicats indépendants. Quant à Ahram Online (21 novembre 2012), il indique qu’au moins 43 manifestants ont été sérieusement blessés dans les rues Mohamad Mahmoud et Qasr El-Aini. (Rédaction A l’Encontre)

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A l’occasion du premier anniversaire des affrontements meurtriers de la rue Mohamad Mahmoud, près de la place Tahrir, une nouvelle flambée de violence a éclaté dès lundi 19 novembre et s’est poursuivie mardi. Le rassemblement destiné à dénoncer l’impunité de la police pour ses crimes contre les manifestants dans cette même rue, il y a un an jour pour jour, a dégénéré en actes de violence lorsque des manifestants ont essayé de détruire un mur en béton construit par les forces de sécurité un an plus tôt pour sécuriser le périmètre du ministère de l’Intérieur.

En novembre 2011, des heurts meurtriers entre la police et des manifestants, dénonçant le manque d’empressement de l’armée à remettre le pouvoir aux civils après la chute du président Hosni Moubarak, avaient duré 5 jours dans la rue Mohamad Mahmoud, près de la place Tahrir et se sont soldés par 45 morts et des centaines de blessés.

«Ce mur nous rappelle des souvenirs amers, et nous sommes déterminés à le détruire. La rue n’appartient pas au ministère de l’Intérieur pour le boucler», dit un manifestant. Des jets de pierres ont été échangés entre manifestants et soldats; ces derniers ont ensuite tiré des gaz lacrymogènes. Une scène typiquement semblable à celle de l’année dernière. Des motos faisaient l’aller-retour transportant les blessés, et des hôpitaux de campagne ont été aussitôt installés près de la place pour les soigner.

«Il faut savoir excuser ces jeunes furieux, leurs frustrations sont énormes. Ils ont beaucoup sacrifié pour le changement, pour avoir un président élu au nom de la révolution. Hélas, ce dernier a fait un grand honneur à ceux dont les mains sont souillées par le sang des centaines de martyrs», dit un homme présent dans la rue Mohamad Mahmoud en faisant référence à la junte qui assurait la période transitoire.

«La question de savoir si justice sera rendue pour les victimes des manifestations de la rue Mohamad Mahmoud (en 2011) est un test-clé de l’engagement du président Mohamed Morsi à demander des comptes à la police et à réformer en profondeur le secteur de la sécurité», a estimé Human Rights Watch.

Selon l’ONG internationale, la police avait tiré ces jours-là à balles réelles et en caoutchouc sur la foule, et utilisé «des quantités excessives» de gaz lacrymogènes dans cette rue confinée entre des immeubles. Seul un policier est actuellement poursuivi pour tentative de meurtre dans le cadre de ces affrontements. Une vidéo diffusée sur Internet l’a montré en train de tirer sur des manifestants et de recevoir les félicitations d’un collègue pour avoir touché quelqu’un «à un œil».

Lundi 19 novembre, à l’entrée de la rue Mohamad Mahmoud, une grande banderole accueille les manifestants avec les mots «Interdit aux Frères musulmans».

Frères musulmans responsables

«J’ai perdu un œil le vendredi de la colère le 28 janvier 2011 et j’ai perdu l’autre le 19 novembre la même année à la rue Mohamad Mahmoud. Si Moubarak endosse la criminalité de la perte de l’un de mes yeux, les Frères musulmans sont responsables de la perte de l’autre, du fait de leur complicité avec le Conseil militaire et leur silence face à ses crimes», a déclaré Ahmad Harrara, un dentiste devenu une icône de la révolution.

«Au moment où les jeunes sacrifiaient leur vie dans cette rue pour libérer le pays du joug des militaires, les Frères musulmans se préparaient pour les législatives, sans se soucier de ces manifestants qu’ils qualifiaient de voyous», se rappelle Hazem, derrière son masque noir. Selon lui, ces événements ont marqué une véritable rupture entre la rue et les Frères.

De nombreuses familles des victimes et des blessés tombés l’an dernier sont revenues sur les lieux. Ils ont afflué par milliers sur la rue Mohamad Mahmoud en passant par Tahrir, réclamant vengeance pour leurs enfants. Ce qu’on veut, c’est la traduction en justice des policiers qui ont tiré sur leur cœur et leurs yeux.

«Je suis une simple mère de famille égyptienne qui a vu des jeunes à l’âge de ses enfants, tués par la police, rien que parce qu’ils ont osé exprimer leurs revendications», dit Mme Tahani, une femme dans la soixantaine. Les larmes aux yeux, elle montre du doigt un jeune qui a perdu un œil ce jour-là. «C’est Sameh, mon voisin du quartier de Boulaq, étudiant en troisième année à la faculté de commerce. Il a été atteint d’une balle à l’œil droit. Il n’est ni voyou, ni saboteur comme on le prétendait», dit-elle en affirmant sa déception de réaliser que «même sous un président élu, la justice semble loin de nous».

Assis sur une chaise roulante, Ahmad Fathi qui fut atteint par une balle à la jambe est venu, quant à lui, dénoncer la négligence des responsables vis-à-vis des blessés de la révolution. «La balle que j’ai reçue m’a causé un handicap. Les médecins me conseillent de me faire opérer à l’étranger, or je n’ai pas les moyens», se plaint-il. «Je me suis rendu à ce prétendu Conseil des blessés de la Révolution mais en vain, personne ne veut m’aider», poursuit Fathi qui se dit déterminé à lutter coûte que coûte non seulement pour obtenir ses droits mais aussi pour «continuer la révolution».

Une cinquantaine de partis et de mouvements politiques ont appelé à cette manifestation de lundi. Ils entendent étaler leurs manifestations sur 5 jours, la durée de la «bataille» l’an dernier dans cette rue, désormais baptisée «Rue des yeux de la liberté», en hommage à ceux qui ont perdu la vue par les balles des snipers. Les activistes entendent multiplier les marches, diffuser des documentaires sur la violence commise contre les manifestants sur les grandes places de l’Egypte, et organiser des rassemblements pour donner la parole à ceux qui ont perdu leurs enfants. Alors que les graffitis qui ornaient les bâtiments de cette rue, à plusieurs reprises effacés par les autorités, resplendissent de nouveau… éternisant la mémoire des héros de la révolution.

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Cet article est paru dans Al-Ahram en date du 21 novembre 2012

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