Une vaste coalition est mise en place afin d’organiser une manifestation de masse le 25 janvier 2012 pour célébrer le premier anniversaire du début de la révolution. Le pouvoir a lancé une campagne contre cette manifestation. Un premier axe propagandiste du pouvoir: la manifestation organisée par quelque 50 mouvements et organisations est, d’une part, éperonnée par «l’étranger» et, d’autre part, a un objectif de «déstabilisation du pays». Un deuxième: le Conseil suprême des forces armées (CSFA) organise des «festivités officielles» dans tout le pays. Un troisième: le CSFA s’est engagé à «déposer son pouvoir en faveur du gouvernement civil» en date du 1er juillet 2012.
Face à cela un consensus existe entre les forces favorables à une poursuite – sous diverses formes – du «processus révolutionnaire» de refuser un «anniversaire officialisé». Elles insistent sur le caractère pacifique des manifestations envisagées pour le 25 janvier 2012, en particulier celle qui doit avoir lieu sur la place Tahrir.
Une majorité demande que le CSFA se prononce pour des élections présidentielles en avril et assure le transfert du pouvoir gouvernemental à cette date; y compris la dimension «budgétaire» de la conduite des forces armées. Si ces revendications ne trouvent pas une réponse positive, alors une «nouvelle version» de la mobilisation du 25 janvier 2011 devrait être envisagée, y compris sous la forme d’un mouvement de «grève générale». Sont dénoncées les négociations entre les Frères musulmans et le CSFA pour le choix d’un candidat présidentiel.
On retrouve ici, en partie, les éléments constitutifs des affrontements qui se sont déroulés au mois de décembre 2011, de la répression et criminalisation mises en œuvre par le CSFA et des résistances acharnées du «monde des affaires» à donner satisfaction aux revendications sociales et démocratiques des salarié·e·s. C’est dans ce contexte que peut être lu cet article qui fait le point sur la répression contre «le mouvement révolutionnaire» – pluriel – et sa résistance. (Rédaction A l’Encontre)
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Les médias gouvernementaux ainsi que, plus récemment, ceux qui sont liés aux Frères musulmans ne ménagent pas leurs efforts pour faire apparaître les opposant·e·s comme étant des criminels. Mais cette campagne n’a, pour l’instant, pas atteint son objectif.
«Les pressions dirigées non seulement contre les militant·e·s mais également contre la population égyptienne dans son ensemble ne parviennent pas à détourner le peuple des revendications de la révolution», affirme Azmi Ashour, directeur de la rédaction de Al-Ahram Democracy Review.
«Du pain, la liberté et la justice sociale» étaient au cœur des revendications de la révolution du 25 janvier 2011 qui a renversé le régime de l’ancien président Hosni Moubarak, le 11 février. «Ces revendications n’ont toujours pas été satisfaites», déclare Ashour. «Bien que la révolution soit sous pression, mon interprétation est qu’elle va se poursuivre.»
Parmi les facteurs contribuant à l’échec des tentatives menées par le régime pour dissuader beaucoup d’Egyptiens et d’Egyptiennes de mener des activités révolutionnaires se trouvent «la brutalité excessive utilisée contre les manifestants, en particulier contre les femmes, et l’incapacité du Conseil suprême des forces armées (CSFA) à satisfaire les revendications populaires de justice économique élémentaire», ajoute Ashour.
Depuis que la révolution du 25 janvier 2011 a éclaté, les médias gouvernementaux accusent les manifestant·e·s qui battent le pavé du centre du Caire d’être responsables de l’instabilité économique
Les actions ont cessé de s’échanger sur la Bourse égyptienne entre le 27 janvier et le 23 mars 2011 tandis que la Banque centrale d’Egypte a annoncé que le pays a perdu 16 milliards de dollars dans ses réserves de change sur l’ensemble de l’année 2011, selon le journal Al-Ahram Weekly.
«Le fait est, toutefois, qu’avec le temps, de plus en plus de personnes commencent à se rendre compte d’une donnée: le CSFA, comme autorité dirigeante, est responsable de ces échecs et non les manifestants», précise Ashour. «Quoiqu’il en soit, la situation économique en Egypte a souffert durant des décennies des inégalités massives. C’est l’une des raisons principales pour lesquelles le peuple s’est soulevé.»
Etouffer la population par procuration
Bien que les militaires aient reçu, initialement, un large soutien populaire lorsque Moubarak transmit le pouvoir au CSFA, l’impopularité du régime militaire a crû de façon significative au cours des derniers mois.
Les brutalités contre les manifestant·e·s, l’absence de développement économique et l’usage continu des tactiques du même type que celles de Moubarak dans la «mise à distance» des indociles, alors que fleurissent les mouvements politiques indépendants, ont augmenté la détermination d’un nombre croissant de contestataires qui défient le CSFA.
Face à cela, les autorités ont intensifié une campagne médiatique visant à ternir la réputation de nombreuses personnalités ainsi que de beaucoup de mouvements politiques. Sont également ciblées les organisations de droits de défense des droits humains qui œuvrent à rendre publics les crimes commis par l’armée et par les forces de sécurité au cours des derniers mois.
Les Socialistes Révolutionnaires, une organisation marxiste dont les membres furent actifs dans la clandestinité depuis leur création en 1990 jusqu’à la révolution du 25 janvier, figurent au nombre des cibles de cette campagne médiatique.
Selon l’avocat du travail et membre de l’organisation, Haitham Mohammadein, la raison pour laquelle les Socialistes Révolutionnaires sont et ont été la cible autant de Moubarak que du CSFA réside dans le fait qu’ils «ont été un instrument permettant la coordination des grèves tout en exprimant en permanence leur solidarité avec les travailleurs et travailleuses et en contribuant à les éduquer».
Des actions ouvrières telles que les grèves qui se sont déroulées à Mahalla en 2006, lesquelles se développèrent en un soulèvement à grande échelle en 2008, sont considérées comme des indications centrales dans le fait que des changements majeurs s’amorçaient en Egypte.
Kamal Abu Ayta, militant pour les droits des travailleurs et travailleuses de longue date, résume ainsi l’importance de telles luttes : «la révolution n’a pas débuté le 25 janvier, ni ne s’est terminée le 11 février», lorsque Moubarak «abdiqua».
Alors que les Socialistes Révolutionnaires continuent de soutenir les grèves en cours depuis la chute de Moubarak, deux plaintes ont été déposées contre eux par un groupe de 12 anciens membres du Parti national démocratique (PND) et, ce qui est intéressant à souligner, par un membre des Frères musulmans [plainte retirée depuis lors]. La dernière série d’accusations contre eux a été déposée le 1er janvier 2012.
Ces accusations comprennent notamment «l’intention de renverser l’Etat, la volonté de détruire les institutions et la révolte contre la révolution du 25 janvier», indique Mohammadein, éclatant de rire à la lecture de la troisième accusation.
Il arrêta de rire lorsqu’il ajouta qu’étant donné «le manque d’indépendance de la justice en Egypte, certains d’entre nous font face à des peines de prison».
Mohammadein est convaincu que cette pression sur les Socialistes Révolutionnaires est en fait un mécanisme pour placer sous pression le mouvement des travailleurs et travailleuses dans son ensemble.
«L’Etat nous attaque parce que nous sommes le maillon le plus faible de la chaîne», dit-il. «S’ils utilisaient la force contre, disons, les travailleurs et travailleuses des transports publics qui ont poursuivi leurs grèves au cours des derniers mois, les conséquences seraient désastreuses.»
En décembre 2011, de nombreux travailleurs et travailleuses des ports égyptiens ainsi que de l’aéroport international du Caire engagèrent des grèves intermittentes avec des revendications variées allant d’exigences économiques élémentaires telles que des salaires plus élevés au rejet du contrôle militaire sur un aéroport civil.
«De telles actions constituent un défi direct contre le CSFA, en ce que ces forces, qui disposent d’une véritable influence sur le terrain, sont en train de formuler des revendications économiques et politiques», affirme Mohammadein. «Bien entendu, de tels progrès ne se font pas sans un coût.»
Malgré les pressions, la campagne médiatique qui s’est développée parallèlement au dépôt de plaintes «a suscité l’intérêt de nombreux jeunes qui n’étaient pas engagés auparavant dans les activités des Socialistes Révolutionnaires», déclare Mohammadein. Les militant·e·s s’engagent dans une période difficile, «mais, dans l’ensemble, il y a l’espoir [en un changement]», a-t-il ajouté.
L’espoir dans une période troublée
Angoisse, peur face au futur et confusion sont des sentiments largement diffusés dans une ville dont la «communauté militante» continue à inciter au changement, mais qui reste diffamée.
Les militants et leurs plates-formes, y compris le Mouvement des jeunes du 6 avril, ont été décrits en de nombreuses occasions au cours du mois de décembre 2011 par le quotidien Al-Ahram comme étant perfides, des agents de l’étranger, de la destruction et des conspirateurs.
Le blogueur Alaa Abdel Fattah suggère de mettre en perspective cette campagne médiatique, affirmant que celle-ci « xiste depuis que Moubarak était au pouvoir».
Emprisonné le 30 octobre [dans la prison Tora], accusé de prétendues incitations à la violence, jugé par une cour militaire, Abdel Fattah a été relâché près de deux mois plus tard [le 25 décembre 2011] bien qu’il soit encore sous le coup d’une enquête judiciaire [et qu’il lui soit interdit de quitter le pays].
«Nous avons par le passé parlé de l’armée comme de quelque chose d’essentiellement différent de la police, laquelle était l’instrument d’oppression principal sous Moubarak», dit Abdel Fattah. «Il est désormais clair que les deux font usage des mêmes méthodes. En fait, les militaires sont mêmes plus violents.»
En novembre et décembre, deux répressions distinctes menées contre les manifestant·e·s dans le centre du Caire n’ont eu comme effet que de faire sortir plus de gens encore dans les rues.
La première répression – centrée sur la rue Mohammed Mahmoud, située juste à côté de la Place Tahrir, l’épicentre de la révolution égyptienne – s’est déroulée entre les 19 et 23 novembre et fit 40 victimes, selon les organisations de défense des droits humains. La seconde, centrée autour de la rue Qasr al-Aini, fit 17 morts, selon des volontaires du corps médical.
Ces deux vagues de répressions ont rapidement conduit à une démonstration de masse, dont une manifestation de centaines de milliers de manifestant·e·s sur la Place Tahrir, le 23 décembre 2011, dénonçant les violences sexuelles commises par l’armée contre des femmes manifestant lors des affrontements de la rue Qasr al-Aini au début du mois.
«L’armée a été un sujet tabou pendant des années, une force qui ne pouvait pas être critiquée publiquement», dit Abdel Fattah. «Cependant, l’utilisation de la violence contre les manifestant·e·s, y compris le tir à balles réelles, exposent l’armée aux critiques. Il s’agit d’un point de non-retour.»
Manal Hassan, l’épouse d’Abdel Fattah, a donné naissance à un bébé alors qu’il était en prison. Le couple l’a baptisé Khaled, en hommage à Khaled Said, décédé lors d’un passage à tabac de la police au cours d’une garde à vue en juin 2010 [à Alexandrie] et au nom duquel des milliers de personnes manifestèrent le 25 janvier 2011, un déclencheur de la révolution.
Considérant que la route est encore longue, que la lutte est en cours», Abdel Fattah reste toutefois optimiste. «Il y a au moins maintenant de l’espoir», dit-il. Sous le régime de Moubarak «nous savions que chaque jour ressemblerait au suivant et à celui d’après. Aujourd’hui, il y a de l’incertitude, mais l’incertitude laisse de la place pour un possible positif.»
En tant que père, Abdel Fattah estime que le jour où les Egyptiens et les Egyptiennes pourront compter sur une éducation et un système de soins dignes est plus proche maintenant qu’il ne l’était l’année dernière.
«Il peut y avoir une répression continue contre les objectifs de la révolution », a-t-il dit. «Une chose est toutefois certaine: le système contre lequel le peuple s’est rebellé ne va pas s’effondrer facilement. Cela demandera du travail et des luttes.»
Les organisations de droits de l’homme sous pression
«Nous vivons aujourd’hui dans l’ombre de la contre-révolution», affirme Nasser Amin, directeur du Centre arabe pour l’indépendance de la magistrature et des professions de la justice, basé au Caire. Le centre dirigé par Amin était l’une des 17 organisations de la société civile qui ont été perquisitionnées, le 29 décembre 2011, par la police, les forces armées et les équipes du bureau du Procureur de l’Etat.
Parmi les autres organisations qui ont fait l’objet de perquisitions figurent le National Democratic Institute (NDI), basé aux Etats-Unis et présidé par l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright, et l’International Republican Institute (IRI), financé par le Parti républicain.
Une partie significative des efforts du régime pour délégitimer les forces revendiquant que le CSFA cède le pouvoir à un régime civil se caractérise par des tentatives d’associer ces forces aux puissances impérialistes.
«L’une des méthodes utilisées par le CSFA est de nous traiter de traîtres», ajoute Amin. «En réalité, nous avons été affublés de ce qualificatif depuis que nous avons commencé nos activités il y a 15 ans, alors que Moubarak était au pouvoir. La seule véritable différence est que nos bureaux ont été perquisitionnés.»
Plus de 30 organisations égyptiennes de la société civile ont émis une déclaration commune le 29 décembre, dénonçant les perquisitions. Ni le NDI, ni l’IRI ne figurent au nombre des signataires de cette déclaration.
Les lois égyptiennes régissant les organisations de la société civile, héritées de l’ère Moubarak, permettent seulement des financements étrangers sur la base du «cas par cas», selon Amin. «Le gouvernement choisit lorsqu’il autorise ou non les fonds provenant de l’étranger», dit-il. De cette façon, le travail des organisations des droits de l’homme qui «s’efforcent de lutter contre les abus du système par des voies légales» est systématiquement entravé.
Dans le fond, «les descentes de police avaient bien peu à voir avec la provenance des fonds. Elles avaient par contre un rapport avec la volonté continue de retourner l’opinion contre les organisations de défense des droits humains, parce qu’elles œuvrent à rendre publique l’utilisation de la force par le CSFA contre les civils», ajoute Amid.
Certains critiquent l’utilisation d’une rhétorique patriotique par le CSFA, alors que l’Egypte reçoit encore un soutien financier des Etats-Unis après la chute de Moubarak. Jusqu’à cette année, l’Egypte a reçu 1,3 milliard de dollars annuellement au titre de l’assistance militaire, selon l’Associated Press, faisant de l’Egypte le second bénéficiaire de l’aide américaine, juste après l’Etat d’Israël.
Selon le rapport, publié le 17 décembre, la crise financière mondiale a contraint à reconsidérer le montant de cette somme. En attendant, le Congrès américain a reconduit son aide, ce qui est en lien avec la volonté que soit respecté le traité de paix de Camp David avec Israël et que la transition vers un gouvernement civil [sans que le pouvoir des militaires soit trop ébréché], à travers des élections dites libres et transparentes, soit assurée. […]
Dans l’ombre de la contre-révolution
Il n’est pas évident de se rendre compte si, malgré les progrès réalisés par le mouvement égyptien pour le changement, les forces progressistes seraient en mesure de faire face aux pressions exercées contre elles en développant un travail programmatique et en suggérant des solutions dynamiques.
La capacité toute-puissante qu’ont les militaires de recourir à la force pour terroriser la population [qui serait complice des revendications sociales et politiques] autant que le discours et les manières de faire de plus en plus favorables aux dirigeants du pays des Frères musulmans sont des défis dont ont pleinement conscience ceux qui sont convaincus que la révolution doit se poursuivre jusqu’à ce que ses objectifs soient atteints.
Une partie de la stratégie du régime militaire a été d’essayer d’isoler du reste de la population une communauté qualifiée de révolutionnaire.
Les manifestant·e·s qui ont campé durant trois semaines, à la suite des affrontements de la rue Qasr al-Aini, devant les portes du bâtiment gouvernemental ont été traités de «voyous».
La gamme et la nature des accusations qui ont été portées contre près de 12’000 personnes qui auraient été présentées devant des tribunaux militaires depuis le 25 janvier 2011 ont été des plus vastes, incluant l’intention de détruire l’Etat et l’incitation au meurtre.
Selon Amin, l’Egypte n’a jamais été confronté à un usage aussi répandu des tribunaux militaires contre des civils depuis les jours qui ont précédé la révolution de 1952 contre la monarchie. Face à cette campagne, les espoirs que cette criminalisation échouera tiennent au fait qu’aucune force ne peut revendiquer la direction ou la possession du phénomène qui s’est emparé de l’Egypte depuis janvier 2011.
«La réalité est que la révolution n’a pas de direction», affirme Ashour. La révolution a vu émerger une série de revendications et, à moins que le CSFA n’emprisonne tout le monde dans ce pays, la révolution va se poursuivre.»
L’analyste ajoute que les jeunes du pays, dont l’avenir repose sur le succès de cette révolution, permet d’assurer sa continuité. Selon le Rapport du développement humain du Programme des nations unies pour le développement (PNUD) de 2010: 40% des Egyptiens ont entre 10 et 24 ans, alors que près de 60% des jeunes entre 18 et 29 ans sont sans emploi.
« Certaines forces, comme les Frères musulmans, ont, pour le moment, décidé de ne pas poursuivre la révolution. Pour elles, elle s’est achevée lorsque Moubarak a été chassé du pouvoi», déclare Ashour. «Mais les forces populaires qui se trouvent derrière la révolution n’ont pas un tel choix, parce que leurs vies doivent changer.»
Alors que la campagne du régime pour ternir la réputation des activistes les plus connus se poursuit, les jeunes ayant un programme révolutionnaire, mais disposant de peu de structures organisationnelles à proprement parler, continent de planifier des manifestations à l’échelle nationale pour le 25 janvier 2012.
«Le manque d’organisations politiques traditionnelles rend-il cette révolution plus faible? Au contraire», affirme Ashour. «La phase de la révolution que nous avons atteinte est, pour moi, saine. Après l’euphorie révolutionnaire des premiers jours, ce que nous faisons maintenant est que chacun et chacune ainsi que chaque organisation montre son vrai visage.» (Traduction A l’Encontre)
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Cet article a été publié sur le site en anglais du quotidien libanais Al Akhbar. le 4 janvier 2012.
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